Rappelons une nouvelle fois les évidences. Il existe trois niveaux d’affrontement, c’est-à-dire de recherche d’imposer sa volonté par la force dans les relations internationales modernes : la confrontation, où on exerce une pression sur l’autre de toutes les manières imaginables mais sans se battre ; la guerre conventionnelle, qui est la même chose que la confrontation avec des combats et la guerre nucléaire en plus, qui est la même chose que la guerre conventionnelle mais avec l’emploi effectif d’armes atomiques.
Franchir un de ces seuils, de la confrontation à la guerre conventionnelle et de la guerre conventionnelle à la guerre atomique, est toujours délicat. On s’engage dans un nouveau vortex souvent incertain dans ses résultats, mais certain dans ses coûts énormes et avec une grande difficulté à revenir en arrière. Approcher un seuil, c’est approcher un objet à très forte gravité. La physique s’y déforme et à force de s’approcher on peut franchir un point de non-retour. Notons d’ailleurs que les forces présentes aux abords de ces deux seuils n’ont pas non plus la même intensité. Approcher de la guerre conventionnelle équivaut à s’approcher d’une étoile massive, c’est dangereux mais gérable, tandis que de son côté la guerre nucléaire est un terrifiant trou noir. On hésite donc encore plus à s’en approcher, jusqu’à même — entre puissances nucléaires — éviter de franchir le seuil précédent.
À l’intérieur de ces espaces, les stratégies sont fondamentalement de deux types : par pression jusqu’à l’émergence du résultat escompté, ce qui ressemble à du poker, ou par une séquence d’actions où le succès de l’une d’entre elles dépend du succès de la précédente, et on pense évidemment dans ce cas aux échecs. La première stratégie est largement cachée jusqu’au dénouement, la seconde se suit sur une carte.
La difficulté de compréhension de la crise actuelle est un mélange de tout cela. Il y a à la fois une guerre — la Russie contre l’Ukraine — et une confrontation — la Russie contre l’Alliance atlantique — qui précède la guerre en Ukraine (faut-il rappeler ce qui se passe en Afrique ?) mais qui a évidemment pris un tour beaucoup plus grave depuis. Par ailleurs, si la confrontation entre la Russie et l’Alliance atlantique relève presque uniquement du poker (paquets successifs de sanctions, accroissement de l’aide militaires en nature et volume, coupures ou embargos, messages plus ou moins explicites via des sabotages, influence, etc.), la guerre en Ukraine comprend un échiquier des opérations militaires posé sur un tapis plus large où l’on joue aussi une partie de poker, plus sinistre encore que celle à laquelle nous jouons puisque celle-ci tue. C’est dans le cadre de la confrontation que nous aidons l’Ukraine dans sa guerre, sans vouloir pour autant franchir le seuil de la guerre — et les Russes sont dans la même posture.
Ce n’est pas nouveau. Alors que les États-Unis soutiennent le Sud-Vietnam et font la guerre au Nord-Vietnam, l’Union soviétique apporte une aide militaire massive au Nord. Quelques années plus tard, les rôles sont inversés et c’est l’Union soviétique qui fait la guerre en Afghanistan et soutient les régimes éthiopiens ou angolais tandis que les Occidentaux, cette fois unis, s’y opposent. Dans les deux cas, Soviétiques et Occidentaux ne s’affrontent pas directement militairement.
À ce stade de l’affrontement actuel, la confrontation russo-occidentale prend de l’ampleur. On est passé aux sabotages économiques non revendiqués, y compris peut-être récemment sur le réseau ferré allemand. Il s’agit toujours pour les Russes, à court terme, d’ébranler les opinions publiques occidentales — et surtout ouest-européennes — dans leur conviction à soutenir l’Ukraine « au nom de la paix ». Privé de soutien, l’Ukraine aura beaucoup de mal à poursuivre le combat. Mais il faut bien comprendre — et le discours de Vladimir Poutine le 30 septembre a été clair — que la rupture est désormais consommée, et qu’un nouveau rideau de fer est tombé. Le régime russe nous a déclaré une confrontation permanente. Même si on décidait d’arrêter l’aide à l’Ukraine, la lutte continuerait.
Dans la guerre en cours en Ukraine, les choses ont moins bougé sur l’échiquier cette semaine que les précédentes. Dans la bataille de Kherson, les forces russes ont rétabli une ligne de défense cinq kilomètres au sud de l’axe Davydiv Brid-Dudchany et la poche n’a pas bougé. Les frappes d’interdiction et le quasi-siège de la tête de pont se poursuivent. Dans la bataille du nord, les Ukrainiens ont ralenti dans leur progression vers Kreminna et Svatove, consolidant leur position entre Lyman et la rivière Oskil. Les Russes, de leur côté, poursuivent des petites attaques à l’ouest de la ville de Donetsk et au sud de Bakhmut, où ils se sont emparés de plusieurs villages. La ligne sud Zaporijia-sud Donetsk n’a pas bougé.
Les forces ukrainiennes consolident, digèrent leurs victoires et reconstituent ou relèvent leurs forces usées par plus d’un mois de combats ininterrompus. Ce ralentissement est mis à profit par les forces russes pour tenter de rétablir des lignes de défense plus solides. Nul doute cependant que les offensives ukrainiennes vont reprendre rapidement dans les mêmes secteurs nord et sud car ils ont encore beaucoup de potentiel de succès stratégiques : la prise du carrefour de Starobilsk livrerait tout le nord de la province de Louhansk, les libérations de Lysychansk et Severodonetsk annuleraient tous les succès russes des trois mois de guerre de tranchées, la destruction de la 49e armée sur la tête de pont rive droite du Dniepr serait un coup très dur aux forces russes et la conquête de Kherson serait une victoire majeure. Mais il n’est toujours pas exclu, si les Ukrainiens en ont les moyens, qu’une troisième offensive soit également portée en direction de Melitopol.
Face à ces menaces, les marges de manœuvre russes restent limitées, comptant sur les pluies d’automne et la neige de l’hiver pour ralentir les mouvements — et donc en premier lieu ceux des Ukrainiens —, puis sur l’arrivée de renforts mobilisés. Le problème, pour rester dans la métaphore échiquéenne, est que les Russes n’ont que des pions à envoyer sur l’échiquier là où les Ukrainiens dominent en nombre de pièces et continuent à les renforcer voire en fabriquent de nouvelles. Si la boue de novembre peut effectivement ralentir les opérations, le froid hivernal ne les interdit pas et vu comment les forces russes semblent être équipées pour l’hiver (un comble et un nouvel indice des défaillances du système), il est possible que cela les pénalise encore plus que les Ukrainiens.
Un autre expédient réside dans l’implication biélorusse. Le président Loukachenko louvoie depuis le début de la guerre entre son obéissance obligée envers Vladimir Poutine et le risque de profonde déstabilisation interne que provoquerait une entrée en guerre de son pays. Il a donc une stratégie de limite de seuil, offrant tout ce qu’il est possible de faire pour aider l’armée russe — l’utilisation de son sol, le pillage de ses équipements, le maintien d’une menace de fixation à la frontière ukrainienne — sans entrer en guerre. Peut-être y sera-t-il obligé, mais son armée est une « armée Potemkine » qui serait sans aucun doute battue par l’armée ukrainienne actuelle. Le sacrifice des Biélorusses soulagerait un temps les Russes, mais au prix d’un ébranlement de la Biélorussie aux conséquences très incertaines. Ainsi, il n’est pas du tout certain que ces nouveaux éléments militaires puissent inverser la tendance sur l’échiquier, mais ils maintiennent l’espoir pour le camp russe.
Cela permet aussi peut-être de gagner aussi du temps dans l’autre champ de la guerre, celui de la pression sur le tapis. L’attaque ukrainienne, dans la nuit du 7 au 8 octobre contre le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie, détruisant un axe routier sur deux, endommageant la voie ferrée et fragilisant l’ensemble, est à la limite entre les deux champs — et ce sont les meilleurs coups. On peut en effet la considérer à la fois comme un moyen d’entraver la logistique des forces russes dans le sud de l’Ukraine, en préparation peut-être d’une nouvelle offensive, et comme un affront à Vladimir Poutine dont c’est le grand œuvre. Peu importe la méthode employée, c’est une opération clandestine d’autant plus remarquable qu’elle a réussi à percer un réseau de protection très dense et très vanté, ce qui ajoute encore à l’affront.
Un tel acte ne pouvait rester impuni alors que la « guerre des tours (du Kremlin) » semble se réveiller entre les baronnies sécuritaires russes — FSB, SVD, GRU, le ministère de la Défense, la Garde nationale, le groupe Prigojine, Kadyrov — et que l’action même de Poutine semble contestée au sein du petit Politburo du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev en tête. Les représailles ont pris la seule forme possible : par une intensification forte de la campagne de frappes arrières. En faisant feu de tout bois, missiles en tout genre, drones, roquettes pour les zones proches du front, il s’est agi de frapper le maximum de villes afin d’avoir le maximum d’impact psychologique, sous couvert de frappes sur les infrastructures. Les avions de combat sont toujours autant étrangement absents de cette campagne qui ressemble quand même beaucoup à celle des armes V allemandes, V comme vengeance mais aussi comme tentative désespérée de faire craquer la population ukrainienne et donc ensuite l’exécutif.
C’est un espoir fréquemment caressé depuis la Première Guerre mondiale avec les raids de Zeppelin sur l’Angleterre, ou les bombardements de 1918 sur Paris par les canons longs allemands, mais toujours déçu à moins de l’accompagner d’une victoire ou au moins d’une grosse menace sur l’échiquier terrestre. À destination des faucons russes et de la population ukrainienne, cette escalade sinon en nature mais du moins en intensité de la campagne de frappes a aussi des effets contradictoires sur les opinions publiques occidentales, entre soutien accru à l’Ukraine et « discours de paix » (entendre « cessons d’aider l’Ukraine » prorusse ).
On verra si les Russes ont la volonté et les moyens de poursuivre cette campagne de frappes à haute intensité. Faute de missiles, peut-être seront-ils obligés d’y intégrer les forces aériennes qui risquent alors de subir de gros dégâts face à la défense antiaérienne ukrainienne. Dans tous les cas, il y a urgence pour les pays occidentaux à aider les Ukrainiens à gagner par le sol la bataille du ciel, par souci humanitaire mais aussi pour contribuer à détruire deux atouts militaires russes : leur force de missiles (dont on rappellera qu’ils peuvent porter des armes nucléaires) déjà très amoindrie et leur force aérienne, encore préservée. C’est encore un domaine où par facilité et petite économie, la France s’est largement désarmée mais elle possède, comme les canons Caesar dans l’artillerie sol-sol, quelques dizaines d’objets artisanaux de luxe comme les missiles Aster 30, qui seraient très utiles dans cette bataille.
En résumé, avec les annexions des territoires conquis, la mobilisation partielle, l’implication biélorusse accrue, la campagne accrue de destruction de l’économie ukrainienne et les frappes de vengeance, Vladimir Poutine tente de compenser une dynamique militaire défavorable dans la guerre en cours. Avec la pression énergétique, avec l’aide de l’OPEP qui augmente le prix du pétrole, la campagne d’influence, peut-être la réalisation ou la menace de sabotages et d’autres surprises qui viendront sans doute, il tente également de reprendre l’initiative dans la confrontation avec l’Occident tout en restant sous le seuil de la guerre. C’est au moins autant d’espoirs pour lui et tant qu’il y a de l’espoir, on ne pense pas à utiliser d’armes nucléaires.