Discours de Prague : comprendre le tournant de Scholz sur l’Union
Aujourd'hui, à Prague, Olaf Scholz vient de faire son discours de la Sorbonne. Au-delà des effets d'annonce, il faut le lire de près. Nous en publions la première traduction en français, commentée ligne à ligne.
- Auteur
- Pierre Mennerat •
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- © Chris Young/The Canadian Press via AP
Le chancelier Olaf Scholz a prononcé le lundi 29 août au matin un discours de politique générale européenne à l’Université Charles de Prague. Après avoir publié au début de l’été une tribune dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le chef du gouvernement allemand ouvre avec ce discours d’une cinquantaine de minutes une rentrée à haut risque pour l’Allemagne et l’Europe. Alors que la guerre en Ukraine dure depuis six mois, le gouvernement allemand doit faire face au risque de pénuries énergétiques sévères cet hiver.
La présidence française de l’Union européenne passée, le chancelier social-démocrate, au pouvoir depuis huit mois, se rend à Prague avec la volonté d’influer sur l’agenda de la présidence tchèque et de répondre aux critiques qui accusent l’Allemagne de faire trop souvent cavalier seul ou bien de ne pas être force de proposition au niveau européen. Olaf Scholz entend ainsi préciser ce qu’il entend par son slogan de Zeitenwende : ce « changement d’époque » qu’il invoque ici à quatre reprises, est vite devenu le leitmotiv des discours du chancelier. S’il reste parfois assez vague, le discours propose, discute, affirme, et tandis que le premier discours de février 2022 était avant tout une réponse à l’urgence, la guerre en Ukraine constitue ici surtout l’arrière-plan d’un programme de réformes européennes.
Recteur Professeur Králíčková,
Mesdames et Messieurs les recteurs et membres du corps enseignant,
Monsieur le Ministre Bek,
Excellences,
Chers étudiants,
Mesdames et Messieurs,
Merci beaucoup pour votre aimable invitation !
Le discours, prononcé dans une université prestigieuse à l’occasion de la rentrée, ne va pas sans rappeler celui du nouveau président Emmanuel Macron en septembre 2017 à la Sorbonne. Olaf Scholz multiplie les propositions, s’efforce de faire de l’Allemagne une force d’initiative. « Je pense », « je propose », « je m’imagine bien ». Le discours abonde aussi de références à l’histoire européenne prestigieuse de la capitale tchèque. De Charles IV à Tomas Masaryk en passant par Kafka et Kundera, le chancelier rappelle la place centrale de Prague et de son université dans l’histoire politique, culturelle et intellectuelle du continent, tout en assurant la république Tchèque et son premier ministre Petr Fiala de son plein soutien dans le cadre de sa présidence.
C’est un grand honneur pour moi d’être ici, dans ce lieu historique, en présence du fondateur de cette vénérable institution, pour ainsi dire, pour vous parler de l’avenir. De notre avenir, qui, je crois, peut se résumer en un seul mot : l’Europe.
Et il n’y a probablement pas de meilleur endroit pour le faire qu’ici, dans la ville de Prague, que dans cette université qui a près de 700 ans d’histoire.
Ad fontes, qui signifie « aux sources », voilà la devise des grands humanistes de la Renaissance européenne. Ceux qui cherchent à se rapprocher des sources de l’Europe viennent inévitablement ici – dans cette ville dont l’héritage et le caractère sont plus européens que presque toutes les autres villes de notre continent.
Cette réalité apparaît immédiatement à chaque touriste américain ou chinois qui se promène sur le pont Charles jusqu’au château. C’est pour cela qu’ils viennent ici. Parce qu’au milieu de ses châteaux et de ses ponts médiévaux, de ses lieux de culte et de ses cimetières catholiques, protestants et juifs, de ses cathédrales gothiques et de ses palais Art nouveau, de ses gratte-ciel en verre et de ses rues pittoresques avec leurs maisons à colombages et le mélange de langues parlées dans la vieille ville, ils découvrent l’essence de l’Europe : la plus grande diversité possible dans un espace très restreint.
Si Prague incarne donc cette Europe en miniature, l’Université Charles est comme une chronique de notre histoire européenne, si riche en ombres et en lumières. Je ne saurais dire si son fondateur, l’empereur Charles IV, se considérait comme un Européen. Sa biographie laisse penser que c’était le cas. Né avec le vieux prénom bohémien « Václav », éduqué à Bologne et à Paris, fils d’un souverain de la Maison de Luxembourg et d’un Habsbourg, empereur allemand, roi de Bohême et d’Italie. Le fait que des Bohémiens, des Polonais, des Bavarois et des Saxons aient effectué leur studium generale dans « son » université aux côtés d’étudiants français, italiens et anglais semble donc logique.
Mais parce que cette université se trouve en Europe, elle a également dû subir les heures sombres de l’histoire européenne : le zèle religieux, la division linguistique et culturelle et la radicalité idéologique pendant les dictatures du XXe siècle.
Ce furent les Allemands qui écrivirent le chapitre le plus sombre de cette histoire : la fermeture de l’université par les occupants nationaux-socialistes, l’exécution d’étudiants protestataires et la déportation vers les camps de concentration allemands de milliers de membres de l’université, qui y ont ensuite été assassinés.
Ces crimes nous remplissent, nous Allemands, de douleur et de honte jusqu’à ce jour. Je suis aujourd’hui aussi présent pour donner une voix à cette tragédie.
D’autant plus que nous oublions souvent que pour de nombreux citoyens d’Europe centrale la privation de liberté, la souffrance et la dictature n’ont pas pris fin avec l’occupation allemande et les destructions de la Seconde Guerre mondiale. L’un des nombreux grands intellectuels formés par cette université nous l’a rappelé à l’époque de la guerre froide.
En 1983, Milan Kundera a décrit la « Tragédie de l’Europe centrale », à savoir comment, après la Seconde Guerre mondiale, les Polonais, les Tchèques, les Slovaques, les Baltes, les Hongrois, les Roumains, les Bulgares et les Yougoslaves « se sont réveillés pour découvrir qu’ils étaient désormais à l’Est » – qu’ils avaient « disparu de la carte de l’Ouest ».
Nous faisons face à cet héritage, en particulier ceux d’entre nous qui se trouvaient du côté occidental du rideau de fer. Non seulement parce que cet héritage fait partie de l’histoire de l’Europe et donc de notre histoire commune en tant qu’Européens, mais aussi parce que l’expérience des citoyens d’Europe centrale et orientale – le sentiment d’être oublié et abandonné derrière un rideau de fer – fait porter son ombre jusqu’à aujourd’hui. Ce sentiment pèse également de façon récurrente dans les débats sur notre avenir, sur l’Europe.
À l’heure actuelle, nous nous demandons une fois de plus où se situera la ligne de démarcation entre cette Europe libre et une autocratie néo-impérialiste à l’avenir. J’ai parlé d’un changement d’époque après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février.
La Russie de Poutine veut redessiner les frontières par la violence — précisément ce que nous, en Europe, ne voulions jamais revivre. L’attaque brutale contre l’Ukraine est donc aussi une attaque contre l’ordre sécuritaire de l’Europe.
Nous nous opposons à cette attaque avec la plus grande fermeté. Pour contrer cette attaque, nous avons besoin de développer notre propre force – en tant que pays indépendants, au sein de l’alliance avec nos partenaires transatlantiques, mais aussi en tant qu’Union européenne.
Ce projet d’Union européenne est né d’une volonté de garantir la paix à l’intérieur de l’Europe. Son objectif était de faire en sorte que la guerre ne divise plus jamais les États membres. Aujourd’hui, il nous appartient de continuer à développer cette promesse de paix – en permettant à l’Union européenne de consolider à l’extérieur sa sécurité, son indépendance et sa stabilité.Telle est la nouvelle mission de paix de l’Europe, Mesdames et Messieurs ! C’est probablement ce que la plupart des citoyens attendent de l’Europe, à l’ouest comme à l’est de notre continent.
C’est donc une chance que la présidence du Conseil de l’Union européenne soit actuellement assurée par la République tchèque, qui a reconnu depuis longtemps l’importance de cette mission – et qui conduit l’Europe dans la bonne direction.
La République tchèque peut compter sur le soutien total de l’Allemagne à cet égard. Et je suis impatient de travailler avec le Premier ministre Fiala pour trouver les bonnes réponses européennes aux bouleversements en cours.
Une Europe géopolitique comme réponse au changement d’époque
La première réponse que nous devons apporter est de ne pas accepter sans rien faire l’attaque de la Russie contre la paix en Europe ! Nous ne resterons pas les bras croisés à regarder des femmes, des hommes et des enfants se faire tuer ou des pays libres être rayés de la carte et disparaître derrière des murs ou des rideaux de fer. Nous ne voulons pas revivre les tragédies du XIXème et du XXème siècle avec leurs guerres d’occupation et leurs dérives totalitaires.
Le discours propose plusieurs réformes assez concrètes pour l’Europe, le long de quatre grands axes. Le premier consiste à préparer l’Union pour l’élargissement par une réforme institutionnelle (extension progressive du vote à la majorité qualifiée au Conseil européen, réorganisation des équilibres au Parlement et à la Commission pour éviter un gonflement excessif). Olaf Scholz prend également position en faveur de l’initiative d’Emmanuel Macron pour une Communauté politique européenne incluant les États du voisinage ayant vocation à intégrer l’Union, mais que le chef du gouvernement allemand voit comme un complément des forums existants. Cette communauté prendrait la forme d’« un échange régulier au niveau politique — un forum dans lequel nous, chefs d’État et de gouvernement de l’Union et nos partenaires européens, nous réunirions une ou deux fois par an pour discuter des questions clés qui touchent l’ensemble du continent, comme la sécurité, l’énergie, le climat et la connectivité. »
Notre Europe est unie dans la paix et la liberté. Elle est ouverte à toutes les nations européennes qui partagent nos valeurs. Mais surtout, elle rejette activement l’impérialisme et l’autocratie.
La devise de l’Union européenne n’est pas la suprématie ou la subordination, mais plutôt la reconnaissance de la diversité, un pied d’égalité entre tous ses membres, ainsi que la pluralité et l’équilibre des différents intérêts.
C’est précisément cette Europe unie qui représente un non-sens pour Poutine. L’Union européenne ne correspond pas à sa vision du monde, selon laquelle les petits pays devraient se soumettre à une poignée de grandes puissances.
Il est d’autant plus important que nous défendions ensemble notre idée de l’Europe.
C’est pourquoi nous soutenons l’Ukraine puisque qu’elle est attaquée : économiquement, financièrement et politiquement, avec une aide humanitaire mais aussi militaire – l’Allemagne a opéré un changement fondamental sur cette question au cours des derniers mois.
Nous maintiendrons ce soutien de manière fiable et, surtout, aussi longtemps qu’il le faudra !
Il en va de même pour la reconstruction du pays détruit, qui sera une entreprise gigantesque dont la réalisation prendra des générations. Cela nécessitera une coordination internationale et une réflexion stratégique cohérente et pérenne. Ce sera l’objet d’une conférence d’experts à laquelle la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et moi-même participeront aux côtés de l’Ukraine et de ses partenaires du monde entier le 25 octobre à Berlin.
Dans les semaines et les mois à venir, nous allons envoyer à l’Ukraine de nouvelles armes de pointe, notamment des systèmes de défense aérienne, des radars et des drones de reconnaissance. Notre dernière série de livraisons d’armes s’élève à elle seule à 600 millions d’euros. Notre objectif est une armée ukrainienne moderne, capable d’assurer la défense de son pays durablement.
Toutefois, nous ne devons pas nous contenter de fournir à Kiev des équipements dont nous pouvons nous passer pour l’instant. Nous avons besoin, ici aussi, d’une planification et d’une coordination accrues.
C’est pourquoi nous avons lancé, avec les Pays-Bas, une initiative visant à obtenir une répartition des tâches pérenne entre tous les partenaires de l’Ukraine.
Je peux, par exemple, imaginer que l’Allemagne assumera une responsabilité particulière en termes de renforcement des capacités de l’Ukraine en matière d’artillerie et de défense aérienne. Nous ne devrions pas perdre de temps pour parvenir à un accord sur un tel système de soutien coordonné. Il s’agit de manifester notre engagement en faveur d’une Ukraine libre et indépendante sur le long terme.
Lors du Conseil européen de juin, nous avons tendu la main et avons dit « oui ». Oui, l’Ukraine, la République de Moldavie et, à terme, la Géorgie et, bien sûr, les six pays des Balkans occidentaux appartiennent à la partie libre et démocratique de l’Europe. Leur adhésion à l’UE est dans notre intérêt.
Je pourrais l’expliquer en termes démographiques ou économiques ou, comme le disait Milan Kundera, en termes culturels, éthiques ou moraux. Toutes ces raisons sont valables.
[Le monde se transforme. Depuis le tout début de l’invasion de la Russie de l’Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos perspectives nous avons aidé presque 3 millions de personnes à comprendre les transformations géopolitiques de cette séquence. Si vous trouvez notre travail utile et vous pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez vous abonner ici.]
Mais ce qui est plus clair que jamais aujourd’hui, c’est la dimension géopolitique de cette décision. La realpolitik au XXIe siècle ne signifie pas ignorer l’importance des valeurs ou sacrifier des partenaires sur l’autel de compromis paresseux. La realpolitik doit signifier impliquer alliés et partenaires partageant des valeurs communes et les soutenir afin de pouvoir être forts, grâce à cette coopération, dans la compétition mondiale.
C’est d’ailleurs aussi ma perception de la proposition d’Emmanuel Macron pour une Communauté politique européenne. Il va sans dire que nous avons le Conseil de l’Europe, l’OSCE, l’OCDE, le Partenariat oriental, l’Espace économique européen et l’OTAN, autant de forums importants dans lesquels nous, Européens, travaillons en étroite collaboration, y compris au-delà des frontières de l’Union.
Ce qui fait défaut, cependant, c’est un échange régulier au niveau politique – un forum dans lequel nous, chefs d’État et de gouvernement de l’UE et nos partenaires européens, nous réunirions une ou deux fois par an pour discuter des questions clés qui touchent l’ensemble du continent, comme la sécurité, l’énergie, le climat et la connectivité.
Un tel regroupement – et il est très important pour moi de le souligner – n’est pas une alternative au processus d’élargissement de l’UE à venir. Après tout, nous avons donné notre parole à nos candidats à l’adhésion – et, dans le cas des pays des Balkans occidentaux, c’était il y a presque 20 ans. Et ces paroles doivent enfin être suivies d’actes !
Ces dernières années, nombreux sont ceux qui ont réclamé, à juste titre, une Union européenne plus forte, plus souveraine et plus géopolitique, une Union consciente de sa place dans l’histoire et de sa géographie, agissant avec force et cohésion dans le monde.
Les décisions historiques prises au cours des derniers mois nous ont rapprochés de cet objectif.
- Nous avons imposé des sanctions de grande envergure à la Russie de Poutine avec une détermination et une rapidité sans précédent.
- En évitant les débats habituels du passé, nous avons accueilli des millions de femmes, d’hommes et d’enfants d’Ukraine cherchant refuge chez nous. La République tchèque et d’autres pays d’Europe centrale en particulier ont fait preuve d’une grande solidarité. Vous avez mon plus grand respect pour cela !
- Et nous avons donné un nouveau souffle au mot « solidarité » dans d’autres domaines. Nous collaborons plus étroitement dans le domaine de l’approvisionnement énergétique. Il y a quelques semaines à peine, nous avons adopté des objectifs européens de réduction de la consommation de gaz. Ces deux éléments sont essentiels dans la perspective de l’hiver prochain. Et l’Allemagne en particulier est très reconnaissante de cette solidarité.
Vous êtes tous conscients de la détermination avec laquelle l’Allemagne s’efforce actuellement de réduire sa dépendance à l’égard des approvisionnements en carburant en provenance de Russie. Nous mettons en place des capacités alternatives d’importation de gaz naturel liquide et de pétrole brut. Et nous le faisons dans un esprit de solidarité, en pensant aussi aux besoins des pays enclavés comme la République tchèque.
C’est la promesse que j’ai faite au Premier ministre Fiala lors de sa visite à Berlin en mai. Et nous ne manquerons pas de souligner une nouvelle fois cette solidarité lors de notre rencontre aujourd’hui.
Après tout, la pression des changements à venir qui pèse sur nous, Européens, va s’accroître, indépendamment de la guerre de la Russie et de ses conséquences. Dans un monde qui comptera huit, voire dix milliards d’habitants à l’avenir, chacun de nos États-nations européens est, à lui seul, beaucoup trop petit pour défendre ses intérêts et ses valeurs.
Une Union européenne agissant de concert est donc d’autant plus essentielle.
Et des partenaires forts, en premier lieu les États-Unis, sont d’autant plus importants. Le fait qu’un partisan convaincu de la relation transatlantique, en la personne du président Biden, ait été élu à la Maison Blanche est une bénédiction pour nous tous. Nous avons été témoins de la valeur indispensable du partenariat transatlantique au cours des derniers mois. L’OTAN est aujourd’hui plus unie que jamais ; nous prenons des décisions concertées dans l’alliance transatlantique.
Mais pour tout ce que le président Biden en particulier a fait pour notre partenariat, nous savons en même temps que le regard de Washington est aussi de plus en plus tourné vers la Chine et l’Asie-Pacifique. Ce sera également le cas pour les futurs gouvernements américains – peut-être même davantage.
Dans un monde multipolaire – comme celui du XXIe siècle – il ne faut donc pas se contenter de conserver des partenariats préexistants, aussi précieux soient-ils. Nous investirons dans de nouveaux partenariats – en Asie, en Afrique et en Amérique latine.
Pour faire face à l’essor de la Chine et la triade « partenaire, concurrent et rival », nous devons d’abord diversifier nos approches politiques et économiques. Nous devons aussi faire peser beaucoup plus fortement le poids de notre Europe unie. Ce n’est qu’en agissant ensemble que nous avons une chance d’agir et de façonner l’avenir de l’Europe au cours du siècle.
À la fin du siècle, l’Union européenne rassemblera peut-être 27, 30 ou 36 États qui regrouperont alors plus de 500 millions de citoyens libres jouissant de droits égaux, avec le plus grand marché intérieur du monde, avec des instituts de recherche de pointe et des entreprises innovantes, avec des démocraties stables, avec une protection sociale et une infrastructure publique sans équivalent dans le monde.
Telle est l’ambition que j’associe à une Europe géopolitique.
L’expérience des mois passés prouve en effet que les blocages peuvent être surmontés. Les règles européennes peuvent être modifiées – en très peu de temps, si nécessaire. Et même les traités européens ne sont pas gravés dans le marbre. Si, ensemble, nous arrivons à la certitude que les traités doivent être modifiés pour que l’Europe progresse, alors nous devons le faire.
Mais les discussions abstraites à ce sujet ne nous aideront pas. Il est plus important que nous examinions ce qui doit être modifié et que nous décidions ensuite concrètement comment procéder. La formule de l’architecture moderne « La fonction définit la forme » – doit aussi être appliquée d’urgence aux politiques européennes.
Pour moi, il est tout à fait naturel que l’Allemagne fasse des propositions dans ce sens et qu’elle évolue avec son temps.
C’est la raison pour laquelle je suis ici, dans la capitale de la présidence du Conseil de l’Union européenne, pour vous présenter, ainsi qu’à nos amis européens, quelques-unes de mes idées pour l’avenir de notre Union. Ce sont des idées, des propositions, des pistes de réflexion, pas des solutions allemandes toutes faites.
Je crois que la responsabilité de l’Allemagne à l’égard de l’Europe consiste à trouver des solutions avec nos voisins et à prendre des décisions ensemble. Je ne veux pas d’une UE composée de clubs ou de sections exclusives. Ce que je veux, c’est une UE dont les membres jouissent de droits égaux. Et je tiens à ajouter très explicitement que le fait que l’UE continue à se développer vers l’Est est une situation bénéfique pour tous !
L’Allemagne, en tant que pays au cœur du continent, fera tout ce qui est en son pouvoir pour rapprocher l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud de l’Europe.
Dans cette optique, je voudrais partager avec vous les quatre réflexions suivantes.
Faire avancer l’élargissement, s’attaquer aux réformes institutionnelles
Tout d’abord, je suis favorable à l’élargissement de l’Union européenne. Il est nécessaire d’inclure les pays des Balkans occidentaux, l’Ukraine, la Moldavie et, à terme, la Géorgie !
Une Union européenne comptant 30 ou 36 États membres sera bien différente de l’Union actuelle. Cela va sans dire. Le centre de l’Europe se déplacera vers l’Est, pourrait-on dire en s’inspirant de l’historien Karl Schlögel.
Dans cette Union élargie, les différences entre les États membres vont s’accroître en ce qui concerne leurs intérêts politiques, leur poids économique et leurs systèmes de sécurité sociale. L’Ukraine n’est pas le Luxembourg, et le Portugal voit les défis du monde différemment de la Macédoine du Nord.
Avant tout, les pays candidats doivent remplir les critères d’adhésion. Nous les soutiendrons dans cette démarche au mieux de nos capacités.
Mais nous devons aussi faire en sorte que l’UE elle-même soit prête pour ce grand élargissement. Cela prendra du temps. C’est pourquoi nous devons entamer ce processus dès maintenant. Comme nous l’avons vu lors des précédents élargissements, les réformes engagées au sein des pays candidats sont allées de pair avec des réformes institutionnelles au sein de l’Union européenne. Ce sera également le cas cette fois-ci.
Nous ne pouvons pas nous soustraire à ce débat, en tout cas pas si nous prenons au sérieux les perspectives d’adhésion. Et nous devons prendre au sérieux nos promesses d’adhésion, car c’est le seul moyen pour nous de parvenir à la stabilité sur notre continent.
Parlons donc des réformes.
Une action rapide et pragmatique est nécessaire au sein du Conseil de l’UE, entre les ministres des États membres. À l’avenir, nous devrons renforcer l’efficacité de ce dialogue.
Là où l’unanimité est requise, le risque qu’un pays utilise son droit de veto et entrave la volonté de tous les autres augmentera avec les élargissements successifs. C’est une réalité.
C’est pourquoi j’ai proposé un passage progressif au vote à la majorité dans la politique étrangère commune, mais aussi dans d’autres domaines, comme la politique fiscale – sachant pertinemment que cela aurait également des répercussions pour l’Allemagne.
Nous devons nous rappeler que l’allégeance au principe de l’unanimité ne fonctionne que tant que la pression pour agir est faible. Mais lorsqu’il est urgent d’agir, le principe d’unanimité ne permet pas de répondre aux enjeux.
L’alternative au vote majoritaire ne saurait d’ailleurs consister à s’en tenir au statu quo. Il s’agirait plutôt d’avancer au sein de groupes de plus en plus diversifiés, avec une panoplie de règles différentes et d’options de participation et de non-participation. Une forme d’intégration différenciée ne pourrait pas fonctionner car elle représenterait un enchevêtrement confus – et une invitation à tous ceux qui veulent nuire à l’émergence d’une Europe géopolitique unie et nous monter les uns contre les autres. Je ne veux pas de cela !
Mon soutien au vote majoritaire a parfois fait l’objet de critiques. Et je peux très bien comprendre les préoccupations des petits États membres en particulier. À l’avenir aussi, chaque pays doit être écouté – toute autre position constituerait une trahison de l’idée européenne.
Et parce que je prends ces préoccupations très au sérieux, le message que je vous adresse est le suivant : cherchons ensemble des compromis ! Je pourrais imaginer, par exemple, d’instaurer le vote à la majorité dans les domaines où il est particulièrement important que nous parlions d’une seule voix. Dans notre politique de sanctions, par exemple, ou sur les questions relatives aux droits de l’homme.
Et je veux que nous ayons le courage de nous engager dans une abstention constructive. Je crois que nous, les Allemands, et tous ceux qui sont convaincus du vote à la majorité, avons une obligation à cet égard.
Si autant de personnes que possible adhèrent à cette idée, nous nous rapprocherons grandement d’une Europe géopolitique capable de s’imposer sur la scène internationale.
Le Parlement européen ne pourra pas non plus se soustraire aux réformes. Les traités prévoient, à raison, une limite de 751 députés européens. Mais nous dépasserons ce nombre lorsque de nouveaux pays adhéreront à l’UE – en tout cas lorsque nous élargirons le Parlement des sièges auxquels les nouveaux États membres auraient droit en vertu des règles en vigueur jusqu’à présent.
Si nous ne voulons pas que le Parlement européen devienne une institution pléthorique, nous devons trouver un nouvel équilibre dans sa composition. Et nous devons le faire en respectant le principe démocratique selon lequel chaque voix électorale a approximativement le même poids.
Enfin et surtout, le bon équilibre entre représentation et efficacité est également en jeu au sein de la Commission européenne. Une Commission comptant 30 ou 36 commissaires atteindrait les limites de sa capacité à fonctionner. Si, en outre, nous insistons pour que chaque commissaire soit responsable d’un domaine politique distinct, cela conduirait – si vous me permettez d’évoquer un autre grand auteur de cette ville – à une situation kafkaïenne.
En même temps, je sais combien il est important pour tous les États membres d’être représentés à Bruxelles par « leur » commissaire. Cela signifie aussi que tous les États peuvent faire entendre leur voix à Bruxelles. Tout le monde prend les décisions ensemble.
C’est pourquoi je ne veux pas modifier le principe d’« un commissaire par pays ».
Mais qu’y a-t-il de mal à ce que deux commissaires soient conjointement responsables d’une seule et même direction générale ? C’est une caractéristique du travail quotidien non seulement dans les organes de décision des entreprises du monde entier, mais de telles solutions existent également au sein des gouvernements d’un certain nombre d’États membres – tant au niveau de la représentation externe que de la répartition interne des responsabilités.
Cherchons donc de tels compromis – pour une Europe qui fonctionne !
Renforcer la souveraineté européenne
La deuxième réflexion que je souhaite partager avec vous est liée à un terme dont nous avons souvent discuté ces dernières années : La souveraineté européenne.
Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas la sémantique. Après tout, la souveraineté européenne signifie essentiellement que nous devenons plus autonomes dans tous les domaines, que nous assumons une plus grande responsabilité pour notre propre sécurité, que nous sommes encore plus unis pour défendre nos valeurs et nos intérêts dans le monde.
Nous n’y sommes pas seulement contraints par l’attaque de la Russie contre la paix en Europe.
Le renforcement de la souveraineté européenne est le second grand domaine dans lequel l’Allemagne veut être force de proposition, déjà pour mettre fin à la dépendance excessive dans laquelle elle se trouve vis-à-vis de la Russie pour ses importations d’énergie. Le chancelier évoque sans le nommer les efforts de son ministre Robert Habeck, comme le développement d’infrastructures pour le gaz naturel liquéfié. L’Allemagne présente cet effort dans un perspective altruiste, pour aider les pays enclavés, mais sur le plan de la réalisation de cet objectif de diversification et de mise en réseau des systèmes énergétiques, le chancelier reste assez vague. La souveraineté souhaitée par Olaf Scholz est également industrielle et technique. Il insiste particulièrement sur le contrôle des chaînes de production des semi-conducteurs.
Les autres propositions concernant l’énergie (marché intérieur de l’hydraulique, de l’éolien et du solaire, réseau européen de l’hydrogène, multiplication des points de recharge de véhicules électriques et développement des carburants d’aviation neutres climatiquement) ont trait à l’objectif de neutralité carbone en 2050 et se placent donc plutôt dans une perspective de long terme. L’avenir du parc nucléaire allemand, qui a obtenu un sursis à cause du déclenchement de la guerre en Ukraine, n’est pas clarifié. Olaf Scholz évoque aussi une nécessaire rationalisation du réarmement européen, afin de faciliter l’interopérabilité et l’entretien des équipements, ce à quoi le fonds spécial de 100 milliards dédié à la Bundeswehr pourrait contribuer. Il nomme en particulier le développement d’un système moderne de défense anti-aérienne, de radars et de drones de reconnaissance, auxquels pourraient être associés plusieurs pays (parmi lesquels la France n’est pas nommée). De même, les grands projets d’armement franco-allemands sont cependant tus, au premier rang desquels le FCAS et le MGCS.
J’ai déjà mentionné les dépendances auxquelles nous sommes confrontés. Les importations énergétiques russes en fournissent un exemple particulièrement frappant, mais elles sont loin d’être les seules. Prenez, par exemple, les pénuries dans l’approvisionnement en semi-conducteurs.
Nous devons mettre un terme à ces dépendances unilatérales aussi rapidement que possible !
Lorsque nous parlons d’approvisionnement en ressources minérales ou en terres rares, nous pensons principalement à des pays très éloignés de l’Europe. Pourtant, on oublie souvent qu’une grande partie du lithium, du cobalt, du magnésium et du nickel dont nos entreprises ont si désespérément besoin se trouve en Europe.
Dans chaque téléphone mobile, dans chaque batterie de voiture, des ressources précieuses attendent d’être exploitées. Ainsi, lorsque nous parlons de souveraineté économique, nous devrions également penser à utiliser ce potentiel de manière beaucoup plus efficace.
Dans de nombreux cas, la technologie pour y parvenir est déjà disponible. Ce dont nous avons besoin, ce sont des normes communes pour la transition vers une véritable économie circulaire européenne – ce que j’appelle une mise à jour stratégique de notre marché intérieur.
L’indépendance économique ne signifie pas l’autosuffisance. Ce ne peut être l’objectif d’une Europe qui a toujours bénéficié, et continue de bénéficier, de l’ouverture des marchés et du commerce. Mais nous avons besoin d’établir un schéma directeur – quelque chose comme une stratégie Made in Europe 2030.
Cela signifie à mes yeux que dans les domaines où l’Europe a pris du retard par rapport à la Silicon Valley, Shenzhen, Singapour ou Tokyo, nous allons devoir nous efforcer de combler nos lacunes.
Grâce à un effort européen significatif, nous avons déjà fait des progrès en ce qui concerne les puces et les semi-conducteurs si essentiels à notre industrie. Tout récemment, par exemple, Intel a annoncé son intention d’investir des milliards en France, en Pologne, en Allemagne, en Irlande et en Espagne – un grand pas vers une nouvelle génération de micropuces « made in Europe ».
Et ce n’est qu’un début. Avec des entreprises comme Infineon, Bosch, NXP et GlobalFoundries, nous travaillons sur des projets qui feront de l’Europe un leader mondial de la technologie.
Notre ambition ne devra pas se limiter à la fabrication en Europe de produits qui peuvent être produits ailleurs. Je veux une Europe qui soit à l’avant-garde dans la production de technologies clés.
Prenez l’exemple des mobilités futures. Les données numériques joueront un rôle crucial, non seulement pour les systèmes de conduite autonome, mais aussi pour la coordination des différents moyens de transport et la gestion intelligente des flux de circulation. C’est pourquoi nous avons besoin, dès que possible, d’instaurer un espace européen unique pour le traitement transfrontalier des données relatives à la mobilité.
Nous avons commencé en Allemagne avec l’espace de données sur la mobilité. Relions-le à l’ensemble de l’Europe. C’est ouvert à tous ceux qui veulent faire bouger les choses. Ainsi, nous pourrons être des pionniers mondiaux.
En matière de digitalisation, nous devons voir grand – et inclure le domaine spatial dans nos politiques. Après tout, la préservation de notre souveraineté à l’ère numérique dépendra de nos capacités spatiales. Un accès indépendant à l’espace, des satellites modernes et des méga-constellations – tout cela est crucial non seulement pour notre sécurité mais aussi pour l’action environnementale, l’agriculture et, surtout, pour la transition numérique. Il s’agit de mettre en place un internet paneuropéen.
Les acteurs commerciaux et les start-ups jouent un rôle de plus en plus important dans ce domaine, comme nous le voyons aux États-Unis. C’est en partie la raison pour laquelle, dans l’intérêt d’un secteur spatial européen fort et compétitif, nous devons promouvoir ces entreprises innovantes aux côtés des acteurs établis. Ce n’est qu’à cette condition qu’il y aura une chance que le prochain SpaceX soit une entreprise européenne.
Enfin, notre grand objectif d’atteindre en tant qu’Union européenne la neutralité climatique d’ici à 2050 nous offre une immense opportunité, celle d’être les premiers à agir dans un domaine crucial pour l’avenir de l’humanité, en développant ici en Europe les technologies qui sont nécessaires et utilisées dans le monde entier.
- En ce qui concerne l’électricité, je pense à la création d’un réseau et d’une infrastructure de stockage pour un véritable marché intérieur de l’énergie qui approvisionne l’Europe en énergie hydraulique provenant du Nord, en énergie éolienne provenant des littoraux et en énergie solaire provenant du Sud – de manière fiable, en été comme en hiver.
- Je pense à un réseau européen d’hydrogène reliant producteurs et consommateurs et entraînant un essor de l’électrolyse en Europe. Ce n’est qu’en exploitant l’hydrogène que l’on pourra rendre le secteur industriel neutre sur le plan climatique.
- Je pense à la mise en place d’un réseau le plus dense possible de points de recharge de véhicules dans chacun de nos pays – pour les voitures électriques, mais aussi pour les poids lourds.
- Et je pense aux investissements dans de nouveaux carburants d’aviation climatiquement neutres et dans les infrastructures associées, par exemple dans les aéroports, afin que l’objectif d’un transport aérien climatiquement neutre ne reste pas un voeux pieux mais devienne une réalité – ici en Europe. Cette transformation environnementale et numérique de notre économie nécessitera des investissements privés considérables. Pour cela, il faut absolument que nous mettions en place un marché des capitaux européen solvable et un système financier stable. L’union des marchés de capitaux et l’union bancaire sont donc cruciales pour notre prospérité future.
Mesdames et Messieurs,
Toutes ces mesures sont des étapes vers la souveraineté européenne.
Permettez-moi d’aborder un autre point, car il revêt un aspect crucial en matière de souveraineté et en ce qui concerne la guerre en Europe de l’Est. Nous avons besoin d’une meilleure synergie en Europe en ce qui concerne nos capacités de défense. Nous devons renforcer notre interopérabilité.
Par rapport aux États-Unis, il y a beaucoup plus de systèmes d’armes différents dans l’UE. C’est inefficace, car cela signifie que nos troupes doivent s’entraîner sur des systèmes différents. L’entretien et les réparations sont également plus coûteux et difficiles.
La réduction non coordonnée des forces armées européennes et des budgets de défense du passé devrait maintenant être suivie d’une croissance coordonnée des capacités européennes. Outre la fabrication et l’achat en commun, nos entreprises devront coopérer encore plus étroitement sur les projets d’armement.
Cela rend indispensable une coordination encore plus étroite au niveau européen. Il est donc grand temps d’avoir des réunions spécifiques à Bruxelles, et pas seulement de nos ministres de l’agriculture ou de l’environnement. Nous avons besoin d’un Conseil des ministres de la défense.
Pour améliorer très concrètement la collaboration de nos forces armées, nous disposons déjà d’un certain nombre d’outils. Outre l’Agence européenne de défense et le Fonds de défense, je pense surtout à une coopération comme celle qui se pratique déjà au sein de l’OCCAR, l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement. De la même manière que nous avons commencé à ouvrir les frontières de l’espace Schengen avec sept pays au départ, l’OCCAR peut devenir le noyau d’une Europe de la défense et de l’armement communs.
Pour que ces évolutions se concrétisent, nous devrons revoir toutes nos réglementations nationales, notamment celles qui concernent l’utilisation et l’exportation de systèmes fabriqués en partenariat. Mais cela doit être rendu possible dans l’intérêt de notre sécurité et de notre souveraineté, qui dépendent des capacités d’armement européennes.
L’OTAN reste le garant de notre sécurité. Mais il est également juste de dire que chaque avancée vers une plus grande compatibilité entre les structures de défense des États membres de l’Union européenne, renforce l’OTAN.
Nous devons tirer les leçons de ce qui s’est passé en Afghanistan l’été dernier. À l’avenir, l’UE doit être en mesure de réagir rapidement et efficacement. C’est pourquoi l’Allemagne travaillera avec d’autres États membres pour faire en sorte que la force de réaction rapide de l’UE soit prête à être projetée en 2025 – et fournira les troupes nécessaires à son déploiement.
Cela nécessitera une structure de commandement et de contrôle claire. Nous devons donc doter la capacité militaire de planification et de conduite de l’UE – et, à moyen terme, un véritable quartier général de l’UE – de tous les moyens financiers, personnels et technologiques nécessaires. L’Allemagne assumera cette responsabilité lorsque nous dirigerons la force de réaction rapide en 2025.
Par ailleurs, nous devons, à terme, rendre nos processus de décision politique plus flexibles, notamment en temps de crise. Pour moi, cela signifie exploiter pleinement la marge de manœuvre offerte par les traités de l’UE. Et oui, cela implique notamment de recourir encore davantage à la possibilité de confier des missions à des groupes d’États membres prêts à les assumer, appelés « coalitions de volontaires ». C’est la division du travail de l’UE dans ce qu’elle a de meilleur.
Il a déjà été convenu que l’Allemagne soutiendrait la Lituanie avec une brigade rapidement déployable et l’OTAN avec des forces supplémentaires à haut niveau de préparation. Nous soutenons la Slovaquie dans le domaine de la défense aérienne et dans d’autres domaines. Nous fournissons à la République tchèque et à d’autres pays des chars de fabrication allemande en compensation de la fourniture de chars soviétiques à l’Ukraine. En même temps, nous avons conclu un accord pour que nos forces armées collaborent de manière beaucoup plus étroite.
Les 100 milliards d’euros avec lesquels nous allons moderniser la Bundeswehr en Allemagne dans les années à venir renforceront également la sécurité européenne et transatlantique.
Nous avons beaucoup de retard à rattraper en Europe en matière de défense contre les menaces aériennes et spatiales. C’est pourquoi, en Allemagne, nous allons investir de manière très significative dans notre défense aérienne au cours des prochaines années. Toutes ces capacités pourront être déployées dans le cadre de l’OTAN. Dans le même temps, l’Allemagne concevra cette future défense aérienne de manière à ce que nos voisins européens puissent être impliqués si nécessaire – comme les Polonais, les Baltes, les Néerlandais, les Tchèques, les Slovaques ou nos partenaires scandinaves.
Non seulement un système de défense aérienne développé conjointement en Europe serait plus efficace et plus rentable que si chacun d’entre nous construisait ses propres systèmes coûteux et très complexes, mais il constituerait également un gain de sécurité pour l’Europe dans son ensemble et un exemple remarquable de ce que nous entendons par renforcement du pilier européen au sein de l’OTAN.
Surmonter les anciens conflits, s’efforcer de trouver de nouvelles solutions
Le troisième grand domaine d’action que j’entrevois pour l’Europe fait suite au récent changement d’époque – et va même bien au-delà.
La Russie de Poutine semble vouloir continuer à se définir par son opposition à l’Europe. Toute désunion entre nous, toute faiblesse, apporte de l’eau au moulin de Poutine.
Le troisième plan d’action vise au dépassement des divisions dans deux domaines hautement polémiques dans l’Europe des dix dernières années, à savoir les politiques migratoires d’une part, et les politiques fiscale et financière d’autre part. Dans ce dernier domaine le gouvernement allemand est ouvert à une modification des traités, mais veut revenir à une forme de stabilité budgétaire, conformément aux pressions en interne du ministre libéral des finances Christian Lindner. Olaf Scholz propose donc un nouvel accord sur la réduction de la dette, qui permettrait de remplacer les critères en vigueur mais déjà mis en sommeil avec la pandémie de Covid-19. Cet accord doit permettre l’investissement public tout en étant politiquement contraignant pour les membres de la zone. Sur les migrations, la méthode est similaire puisqu’il s’agit de renforcer à la fois les contrôles au frontières et de couvrir les besoins en main d’oeuvre qualifiée des sociétés européennes, en multipliant des partenariats contraignants mais bénéfiques avec les pays d’origine et de transit.
D’autres autocrates l’imitent ; il suffit de voir comment le dictateur biélorusse Loukachenko a essayé de nous mettre sous pression politique l’année dernière en manipulant des milliers de réfugiés du Moyen-Orient.
Et la Chine ainsi que d’autres pays exploitent les failles que nous, Européens, exposons lorsque nous sommes désunis.
Nous devons donc serrer les rangs, apaiser les vieux conflits et trouver de nouvelles solutions. Cela peut sembler évident – mais c’est un immense travail qui nous attend.
Prenons simplement les deux domaines qui ont probablement provoqué les plus grandes tensions entre nous ces dernières années : les migrations et la politique financière.
Nous sommes capables de progresser en matière de politique migratoire ; nous l’avons prouvé après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, lorsque l’UE a activé pour la première fois sa directive sur la protection temporaire. Derrière ce nom obscur, l’activation de cette directive a permis, pour des millions d’Ukrainiens, de retrouver un semblant de normalité loin de chez eux : un permis de séjour rapide et sûr, la possibilité de travailler, le droit de faire des études, dans une université comme celle-ci.
À l’avenir, des personnes viendront également en Europe, que ce soit pour se protéger de la guerre et des poursuites judiciaires ou pour chercher du travail et une vie meilleure.
L’Europe reste une destination privilégiée pour des millions de personnes dans le monde. D’une part, c’est une preuve éclatante de l’attractivité de notre continent. D’autre part, c’est une réalité avec laquelle nous, Européens, devons composer.
Cela signifie qu’il faut mieux gérer les migrations sur le long terme, au lieu de toujours réagir aux crises de manière improvisée. Cela signifie aussi réduire l’immigration irrégulière tout en permettant aux personnes d’émigrer légalement. Car nous avons besoin de l’immigration. Nous constatons actuellement dans nos aéroports, nos hôpitaux et dans de nombreuses entreprises que nous manquons partout de main-d’œuvre qualifiée.
Un certain nombre de points me semblent essentiels :
- Premièrement, nous avons besoin de partenariats plus contraignants avec les pays d’origine et de transit – en tant que partenaires égaux. Si nous offrons aux travailleurs davantage de voies légales vers l’Europe, les pays d’origine doivent en retour être plus disposés à permettre à leurs propres citoyens de rentrer chez eux lorsqu’ils n’ont pas le droit de rester.
- Deuxièmement, une politique migratoire efficace comprend une protection des frontières extérieures qui soit à la fois effective et conforme à nos normes en matière de respect des procédures. L’espace Schengen, qui permet de voyager, de vivre et de travailler sans frontières, repose sur cette protection.
Schengen est l’une des plus grandes réussites de l’Union européenne, et nous devons la protéger et la développer. Cela signifie qu’il faut combler les lacunes restantes. La Croatie, la Roumanie et la Bulgarie remplissent toutes les conditions techniques pour devenir membres à part entière de l’espace Schengen. Je m’efforcerai de les voir intégrer l’espace Schengen.
- Troisièmement, l’Europe a besoin d’un système d’asile fondé sur la solidarité et résistant aux crises. Nous avons le devoir d’offrir un foyer sûr aux personnes qui ont besoin de protection. Sous la présidence française de ces derniers mois, nous avons convenu d’une approche progressive.
Désormais, le Parlement européen devrait lui aussi y accorder toute l’attention nécessaire. La présidence tchèque peut compter sur notre soutien total dans les négociations avec le Parlement.
Enfin, nous devrions être plus rapides qu’auparavant pour donner aux personnes qui se trouvent légalement dans l’UE en tant que bénéficiaires d’une protection la possibilité de travailler dans d’autres États membres de l’UE – pour utiliser leurs compétences là où elles sont nécessaires.
Et parce que nous ne sommes pas naïfs, nous devons en même temps prévenir les abus – dans les cas, par exemple, lorsqu’il n’y a pas de désir réel de travailler. Si nous parvenons à gérer cela, la liberté de circulation n’entraînera pas l’engorgement des systèmes de sécurité sociale. Ainsi, nous obtiendrons un soutien public durable pour garantir cette grande liberté européenne.
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Mesdames et Messieurs,
Le domaine qui, après la politique migratoire, a le plus divisé les Européens ces dernières années est la politique fiscale.
Toutefois, le plan de relance historique adopté lors de la crise du COVID a marqué un tournant. Pour la première fois, nous avons donné une réponse européenne commune et soutenu les programmes nationaux d’investissement et de réforme avec des fonds européens. Nous avons choisi d’investir ensemble afin de renforcer l’économie de nos pays. Cela nous sert d’ailleurs dans la crise actuelle.
L’idéologie a fait place au pragmatisme. Nous devons nous en inspirer lorsque nous réfléchissons à la manière de développer nos règles communes au-delà du contexte de la crise du COVID. Une chose est claire : une zone monétaire commune a besoin de règles communes qui peuvent être respectées et contrôlées. Cela permet de générer de la confiance et de rendre la solidarité possible en cas d’urgence.
Les crises de ces dernières années ont entraîné une augmentation des niveaux d’endettement dans tous les États membres. Nous avons donc besoin d’un accord sur la manière dont nous entendons réduire ces niveaux élevés.
Cet accord doit être contraignant, faciliter la croissance et être politiquement acceptable. Et, dans le même temps, il doit permettre à tous les États membres de l’UE de faire face à la transformation de nos économies par le biais d’investissements.
Au début du mois, le gouvernement allemand, a exposé sa vision de l’évolution des règles relatives à la dette européenne. Cette vision suit cette logique. Nous voulons en parler ouvertement avec tous nos partenaires européens – sans préjugés, sans leçons, sans reproches. Nous voulons discuter ensemble de ce à quoi peut ressembler un cadre réglementaire durable après ce moment décisif.
Quelque chose de très fondamental est en jeu ici. Il s’agit de garantir aux citoyens que notre monnaie est sûre et irremplaçable – qu’ils peuvent compter sur leurs États et sur l’Union européenne même en temps de crise.
L’un des meilleurs exemples de nos récents succès dans ce domaine est le programme européen SURE. Nous l’avons mis en place pendant la crise du COVID pour financer des programmes de réduction du temps de travail. Plus de 30 millions de personnes dans l’UE en ont bénéficié, soit un travailleur sur sept qui, sans cela, se serait probablement retrouvé sans emploi.
En même temps, la création de cette incitation au niveau européen nous a permis d’introduire avec succès le modèle de la réduction du temps de travail presque partout en Europe. Le résultat est un marché du travail plus robuste et des entreprises plus saines dans toute l’Europe.
C’est ainsi que j’envisage des solutions pragmatiques en Europe – aujourd’hui et à l’avenir.
Défendre les valeurs de l’Europe, respecter l’État de droit
Ce changement d’époque devrait inciter la politique européenne à chercher à construire des ponts plutôt qu’à creuser des tranchées.
Les citoyens attendent de l’UE qu’elle tienne ses promesses. Les résultats de la conférence sur l’avenir le montrent très clairement.
Les citoyens attendent des choses très concrètes de l’UE : une accélération de l’action en faveur du climat, une alimentation saine, des chaînes d’approvisionnement plus fiables et une meilleure protection des travailleurs. En bref, ils attendent la « solidarité de fait » dont il était déjà question dans la déclaration Schuman de 1950. C’est à nous de continuer à défendre les arguments en faveur de cette solidarité de fait et de l’adapter aux défis des temps nouveaux.
Au cours des décennies fondatrices de notre Europe unie, cela signifiait principalement rendre la guerre entre les membres impossible grâce à une intégration économique toujours plus étroite. Le fait que cela ait réussi constitue un succès historique pour notre union.
Mais au cours des années qui ont suivi, le projet de paix est devenu un projet paneuropéen de liberté et de justice. Et ce, principalement grâce aux pays qui n’ont rejoint notre communauté que plus tard : les Espagnols, les Grecs et les Portugais, qui se sont tournés vers une Europe de la liberté et de la démocratie après des décennies de dictature, puis les peuples d’Europe centrale et orientale, dont le combat pour la liberté, les droits de l’homme et la justice a permis de mettre fin à la guerre froide.
Parmi eux se trouvaient de nombreux étudiants courageux de cette université, dont l’appel à la liberté, par une sombre nuit de novembre 1989, a été si fort qu’il est devenu une révolution. Cette révolution de velours a donné un véritable élan pour l’Europe.
La paix et la liberté, la démocratie et l’État de droit, les droits de l’homme et la dignité humaine – ces valeurs de l’Union européenne sont un héritage que nous avons acquis ensemble. Face aux nouvelles menaces qui pèsent sur la liberté, le pluralisme et la démocratie à l’est de notre continent, nous ressentons ce lien de manière particulièrement forte.
Les États se maintiennent par les idéaux qui leur ont donné naissance – c’est l’un des plus célèbres professeurs de cette université qui a exprimé cette idée : Tomáš Masaryk, qui deviendra plus tard président de la Tchécoslovaquie. Cette phrase s’applique aux États, mais aussi à l’UE, notre communauté de valeurs partagées. Et parce que les valeurs sont essentielles à la pérennité de l’UE, nous sommes tous concernés lorsque ces valeurs sont violées, que ce soit à l’extérieur de l’Europe ou, plus encore, en son sein.
C’est la quatrième réflexion que je souhaite partager avec vous aujourd’hui.
C’est pourquoi cela nous préoccupe lorsqu’on évoque en l’Europe, des « démocraties illibérales », comme si ce n’était pas une contradiction totale dans les termes.
Enfin le quatrième volet du programme allemand est consacré aux valeurs et au respect de l’État de droit dans les États membres. Selon Olaf Scholz, la seule chose qui donne consistance à l’Union Européenne et justifie sa lutte contre la Russie aux côtés de l’Ukraine est une communauté de valeurs. Comme il l’expliquait dans sa tribune à la FAZ, le conflit en cours revêt également une dimension morale. Mais il importe également de faire respecter lesdites valeurs à l’intérieur des frontières pour éviter le développement de « démocraties illibérales ». Les mesures évoquées par le chancelier sont par exemple une utilisation de l’article 7 du traité de l’Union Européenne et la conditionnalité du versement de certains fonds du cadre budgétaire 2021-2027 au respect de principes d’indépendance judiciaire. Cependant Olaf Scholz se garde bien d’adopter un ton trop combattif. Il ne nomme aucun des pays en état d’infraction et se dit personnellement partisan d’un règlement politique des infractions des membres qui accompagnerait ou supplanterait les procédures judiciaires, sur la base des rapports de la commission européenne sur l’État de droit.
Nous ne pouvons donc pas rester sans rien faire lorsque les principes d’une procédure régulière sont violés et que le contrôle démocratique est disloqué. Et pour que ce soit absolument clair, il ne doit y avoir aucune tolérance en Europe pour le racisme et l’antisémitisme.
C’est pourquoi nous soutenons la Commission dans son action en faveur de l’État de droit. Le Parlement européen suit également le sujet avec une grande attention. Je lui en suis très reconnaissant.
Nous ne devons pas hésiter à utiliser tous les moyens à notre disposition pour dénoncer les manquements. Les sondages montrent que partout – y compris, d’ailleurs, en Hongrie et en Pologne – une grande majorité de l’opinion publique souhaite que l’UE fasse davantage pour défendre la liberté et la démocratie dans leurs pays.
Parmi les moyens dont l’Union européenne dispose, figure la procédure de l’État de droit prévue à l’article 7 du TUE. Dans ce domaine comme ailleurs, nous devons nous affranchir des procédés qui entravent les avancées à ce sujet.
Il semble également judicieux de lier systématiquement les financements au respect des normes de l’État de droit, comme nous l’avons fait avec le cadre financier 2021-2027 et le fonds de redressement dans la crise du COVID.
Et nous devrions donner à la Commission un nouveau mécanisme pour engager des procédures d’infraction en cas de violation de ce qui nous unit au plus profond de nous-mêmes : nos valeurs fondamentales, consacrées par le traité sur l’UE, de dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, d’État de droit et de défense des droits de l’homme.
En même temps, je préférerais que les conflits relatifs à l’État de droit ne soient pas portés devant les tribunaux. Ce dont nous avons donc le plus besoin, à côté de toutes les procédures et sanctions, c’est d’un dialogue ouvert au niveau politique sur les défaillances, qui existent dans tous les pays.
Le rapport de la Commission sur l’État de droit, avec ses recommandations par pays, constitue une bonne base. Nous garderons un œil politique attentif sur la mise en œuvre de ces recommandations – et nous ferons également notre propre introspection.
Après tout, l’État de droit est une valeur fondamentale qui devrait lier notre union. En particulier à l’heure actuelle, où l’autocratie défie nos démocraties, cette valeur est plus importante que jamais.
Conclusion
Mesdames et Messieurs,
J’ai déjà évoqué les courageux étudiants de cette université qui ont enclenché la Révolution de velours dans la nuit du 17 novembre 1989. Sur le campus de l’université, dans la rue Albertov, où leur protestation a commencé, une petite plaque de bronze commémore aujourd’hui ce moment. Elle est ornée de deux phrases, dont j’espère que la prononciation sera plus ou moins correcte : « Kdy, když ne teď ? Kdo, když ne my. » Quand, si ce n’est pas maintenant ? Qui, si ce n’est moi ?
Ce discours est à la fois un exercice de méthode et une tentative d’introspection morale : Olaf Scholz semble convaincu que l’Europe ne se construit vraiment qu’en réponse aux crises successives, aussi reprend-t-il la formule de la déclaration de Robert Schuman en 1950 sur la « solidarité de fait ». En évoquant à plusieurs reprises le courage politique des étudiants démocrates tchèques des années 1930 aux années 1980, le chancelier Scholz essaie également de rattacher leur combat historique à la lutte dans l’Europe actuelle. Il semble ainsi convaincu que l’enjeu de la construction européenne a changé : si elle devait initialement garantir la paix et la prospérité, puis également la justice et la liberté, l’Union doit désormais également se défendre face à des menaces extérieures, ce qui appelle des réformes pour l’extension de sa mission et un nouveau récit commun pour justifier les efforts de tous.
En m’exprimant aujourd’hui, depuis Prague, je veux adresser ces paroles à tous les Européens – à ceux qui vivent déjà dans notre union et à ceux qui, je l’espère, nous rejoindront bientôt. Je veux les adresser aux décideurs politiques, à mes collègues et à mes homologues, avec lesquels nous luttons quotidiennement dans la recherche de solutions à Bruxelles, à Strasbourg et dans nos capitales.
Il s’agit de notre avenir, qui se nomme l’Europe. Cette Europe est mise au défi aujourd’hui comme jamais auparavant.
Quand, si ce n’est maintenant – alors que la Russie tente de déplacer la frontière entre liberté et autocratie – poserons-nous les pierres angulaires d’une union élargie de liberté, de sécurité et de démocratie ?
Quand, si ce n’est maintenant, créerons-nous une Europe souveraine capable de tenir son rang dans un monde multipolaire ?
Quand, si ce n’est maintenant, surmonterons-nous les différences qui nous ont freinés et divisés pendant des années ?
Et qui, si ce n’est nous, peut protéger et défendre les valeurs de l’Europe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ?
L’Europe est notre avenir. Et cet avenir est entre nos mains. Je vous remercie de votre attention.