Des diplomates européens aux éditorialistes états-uniens, des chercheurs en géostratégie aux spécialistes de la communication politique, le monde des experts semble s’accorder sur un constat  : depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie aurait perdu la guerre de l’information. Les fausses nouvelles propagées par le régime russe s’effondreraient les unes après les autres devant le mur de fact-checking méthodiquement dressé par les médias occidentaux. Dénoncées et combattues d’une même voix, les diatribes russes contre les « mensonges » et « mystifications » de l’Ukraine et de l’OTAN ne tromperaient plus personne.

Cet optimisme est prématuré. Tout d’abord, l’énergie que consacrent des légions d’experts à désamorcer la désinformation russe se condamne à avoir un train de retard sur son adversaire. Cette course effrénée au rétablissement du vrai intervient toujours en réaction à la stratégie russe du « tapis de bombes » informationnel. Par ailleurs, ce contrôle factuel n’affecte que ceux qui y ont accès, ce qui n’est pas le cas d’une immense partie de la population russe. Il est même à craindre que ces objections ne convainquent que les déjà-convaincus, y compris en Occident, où la désinformation du régime de Vladimir Poutine prospère dans les milieux néoconservateurs ou complotistes.

Le point aveugle du fact-checking réside surtout dans le caractère d’évidence qu’il accorde à la notion même de vérité, érigeant les termes du couple mensonge/vérité en universaux aux contours bien dessinés. On ne saurait pourtant rendre raison en ces termes binaires de la propagande russe, qui navigue toujours entre l’affabulation caricaturale, le demi-mensonge maladroit et la dénaturation agressive de réalités de fait. On pourrait même aller jusqu’à dire que la «  vérité  » que revendique Vladimir Poutine se situe au-delà de la surface des faits. Son étalon de mesure est bien une réalité alternative, patiemment tissée par des dispositifs de censure et d’endoctrinement, non pas depuis une cinquantaine de jours, mais depuis des années. Cette « vérité » correspond à une vision du monde, à un projet de société et de civilisation, que des rectifications strictement factuelles sont impuissantes à ébranler.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie aurait perdu la guerre de l’information. Cet optimisme est prématuré.

Guillaume Lancereau

Information et désinformation

Pour saisir les différentes composantes du régime russe de désinformation, il est utile d’y distinguer, d’une part, des affirmations qui relèvent du « faux et usage de faux » le plus grossier, et d’autre part des constructions rhétoriques qui instrumentalisent des demi-vérités ou en exagèrent la portée. 

La propension du régime à produire et mettre en circulation des vérités de contrebande n’est plus à démontrer. Elle s’inscrit dans une histoire longue de manipulation de l’opinion nationale et internationale, bien antérieure à l’époque soviétique puisque l’un des exemples les plus tristement célèbres, les Protocoles des sages de Sion, contrefaçon forgée par la police secrète tsariste pour alimenter l’antisémitisme mondial, remonte à 19031. Aujourd’hui encore, le gouvernement russe se sent autorisé à présenter au monde des contre-vérités manifestes. L’invasion de l’Ukraine est donnée pour une opération de «  dénazification  » d’un pays accusé de commettre un «  génocide  » dans le Donbass. Si l’Ukraine compte – comme beaucoup d’autres pays, à commencer par la Russie elle-même2 – son lot de groupuscules d’extrême-droite, ces derniers sont tenus à bonne distance des sphères gouvernementales et parlementaires, particulièrement depuis l’élection de Volodymyr Zelensky. Les responsables ukrainiens ont d’ailleurs été les premiers à s’indigner des tirs de missiles russes à proximité du mémorial de la Shoah de Babin Jar le 1er mars 2022, ce qui en ferait de bien étranges nazis… 

© Vladimir Gerdo/TASS/Sipa USA

Dans un ordre d’idées voisin, le président de la Fédération de Russie proclamait dans son discours du 16 mars dernier que son «  opération militaire spéciale  » était une réplique vitale à la préparation par le pouvoir ukrainien, main dans la main avec le Pentagone, d’«  expériences sur des souches de coronavirus, d’anthrax, de choléra, de peste porcine africaine et d’autres maladies mortelles  » servant à la fabrication d’armes biologiques sur le point de frapper la Russie3. On s’attendrait presque, dans cette caricature de 2003, à voir le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov agiter une fiole d’«  anthrax  » ou de «  choléra  » devant le Conseil de sécurité des Nations-Unies. 

On s’attendrait presque, dans cette caricature de 2003, à voir le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov agiter une fiole d’«  anthrax  » ou de «  choléra  » devant le Conseil de sécurité des Nations-Unies. 

Guillaume LAncereau

Plus récemment encore, tout a été mis en œuvre pour faire croire au public que les massacres de Boutcha étaient une « mise en scène » et une « provocation » de l’Ukraine à destination des médias occidentaux4. Cette rhétorique aurait quelque chose de risible, si son degré d’affabulation ne la rendait plus terrifiante encore  : ainsi lorsque le journaliste russe Andrej Medvedev affirmait que la ville de Boutcha avait été délibérément élue comme lieu d’une mystification de l’OTAN en raison de la proximité entre son nom et le mot butcher (« boucher »), propre à exciter l’indignation antirusse du public anglo-saxon. 

Certaines de ces contre-vérités ont pu être instantanément désamorcées, dont la rumeur, lancée par le Kremlin, de l’expulsion des étudiants russes des campus universitaires d’Europe  : cette campagne de victimisation a été démentie d’une même voix par nombre d’établissements5. Il est en revanche d’autres récits qu’un sens minimal de la vraisemblance porte à réfuter, mais qui demeurent obscurs en l’état actuel des choses  : pensons à l’origine du tir de missile sur Donetsk le 14 mars 2022, attribué à l’Ukraine par la République populaire et qualifié par l’Ukraine d’attaque sous faux drapeau de la part de la Russie.

Par contraste, certaines des déclarations du régime russe jouent plutôt à la marge du vrai. Lorsque Vladimir Poutine chiffrait à 14 000 les pertes «  civiles  » causées par les hostilités dans le Donbass depuis 2014, il s’agissait d’une claire extrapolation à partir des données fournies par le Haut-Commissariat des Nations-Unies aux Droits de l’Homme, qui décompte 13 000 morts dont 3 350 victimes civiles, le reste des pertes étant recensé parmi les groupes armés en présence6. En juillet 2021, dans son écrit De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, Vladimir Poutine exagérait à dessein le tort que pouvait causer à la minorité ethniquement russe du pays la loi votée par la Verkhovna Rada (Parlement ukrainien) sur les «  peuples autochtones  »7. Mais le président russe était plus fondé à insister dans le même texte (comme le fit récemment Sergej Lavrov à la tribune de l’ONU)8 sur l’éviction délibérée de la langue russe par le pouvoir ukrainien après 2014, notamment dans l’enseignement9

Une autre stratégie du régime russe consiste enfin à exagérer, de manière aussi intéressée qu’hypocrite, les sentiments et politiques antirusses dont on ne peut s’empêcher de constater la réalité en Occident.

Guillaume Lancereau

Une autre stratégie du régime russe consiste enfin à exagérer, de manière aussi intéressée qu’hypocrite, les sentiments et politiques antirusses dont on ne peut s’empêcher de constater la réalité en Occident. Le régime est ainsi loin de verser dans la pure fantasmagorie lorsqu’il dénonce, souvent maladroitement, le boycott que de nombreux pays imposent à toutes les sphères de la société russe, à commencer par la sphère culturelle. Côté ukrainien, il n’est pas surprenant que le ministre des Affaires étrangères Dmytro Kuleba appelle à une «  dépoutinisation  » générale, entendue comme une «  éradication de l’influence du système russe dans la politique, la diplomatie, le business, l’éducation, la science, le sport, la culture et d’autres domaines  ». Depuis plusieurs années déjà, le régime de Kiev censurait des livres et bannissait de son territoire des artistes accusés de soutenir le Kremlin10. En Occident, les sanctions dans le domaine de l’éducation et de la culture ont en revanche pris des formes plus inattendues, donnant libre cours au «  sentiment antirusse  » dont certains analystes observaient la progression plusieurs années avant la guerre11. Si le pouvoir russe trompe son public en claironnant que les enfants nés en Russie seraient exclus de toutes les écoles occidentales, il y a bien eu des appels en ce sens du côté de membres du Parlement britannique12. Il est également difficile d’accuser le pouvoir russe de mensonge lorsqu’il affirme que les Occidentaux boycottent les artistes russes, dont on rappelle que 18 000 d’entre eux ont mis leur carrière en danger en signant une lettre ouverte contre la guerre13. Dans le champ universitaire, tandis que des institutions françaises comme l’Institut Pasteur ou le CNRS ont annulé toutes leurs collaborations scientifiques avec la Russie, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et d’autres pays d’Europe lancent une politique similaire14. Ce boycott a connu des développements plus étonnants lorsque l’Université de Milan a suspendu un cours sur Dostoïevski (avant de le rétablir quelques jours plus tard), ou encore lorsque l’Université de Floride a décidé de débaptiser sa Karl Marx Study Room en réaction à l’offensive russe…15

© Vladimir Gerdo/TASS/Sipa USA

Le pouvoir russe n’accorde sans doute pas autant d’importance aux liens culturels qu’aux rapports pétroliers  : il y a quelque hypocrisie de sa part à tonner contre la cancel culture occidentale dirigée contre la Russie tandis que, dans ce pays, on cancel Léon Tolstoï – des manifestants y ont été arrêtés ces dernières semaines pour avoir brandi une citation antinationaliste de l’écrivain ou pour avoir exhibé sur la place Rouge un volume de Guerre et Paix16. Le régime ne s’empare pas moins avidement de ce boycott occidental pour en durcir les traits, allant jusqu’à conclure, comme le fait Vladimir Poutine, que l’Occident «  s’efforce aujourd’hui d’abolir tout un pays millénaire, notre peuple lui-même  », tout en dressant des comparaisons avec la politique culturelle nazie17. Aussi est-il heureux que des voix commencent à se faire entendre en Europe et aux États-Unis pour éviter les glissements russophobes dont le seul effet est d’offrir des leviers rhétoriques et d’alimenter les obsessions du pouvoir russe, tout en renforçant localement l’assise des soutiens du régime18.

Le pouvoir russe n’accorde sans doute pas autant d’importance aux liens culturels qu’aux rapports pétroliers  : il y a quelque hypocrisie de sa part à tonner contre la cancel culture occidentale dirigée contre la Russie tandis que, dans ce pays, on cancel Léon Tolstoï.

Guillaume Lancereau

La vérité comme valeur 

Il serait pourtant prématuré de proclamer ouverte l’ère de la «  post-vérité  », comme tant d’observateurs l’ont déjà fait à propos des discours de Donald Trump ou des débats relatifs au Brexit. Si les falsifications agressives dont il se rend coupable attestent de la capacité du pouvoir russe à transiger avec la vérité, ce dernier n’en tient pas moins à l’idée de la vérité, qui irrigue l’ensemble de son discours politique. Au fact-checking étranger, la Russie poutiniste réplique désormais par ses propres outils de «  guerre contre les fakes  » (vojna s fejkami)19 – ce qui constitue bien le seul cadre dans lequel le mot «  guerre  » est licite. On assiste donc à un procès mutuel en désinformation, qui s’inscrit dans une démarche plus large visant à retourner systématiquement contre l’Occident ses accusations de manipulation de la vérité. 

Dans son allocution du 24 février 2022 annonçant l’invasion du territoire ukrainien, Vladimir Poutine opposait la transparence, la bonne volonté et l’honnêteté de la Russie post-soviétique aux «  mensonges  » de l’Occident, accusé de «  présenter comme des vérités suprêmes tout ce qui lui semble profitable  »20. Plus encore que l’Occident tout entier, les États-Unis et l’OTAN faisaient les frais de ces attaques. Après avoir évoqué le bombardement de Belgrade dans le cadre de l’Operation Allied Force de 1999, qui contrevenait à plusieurs conventions internationales, le président de la Fédération de Russie se posait en défenseur des «  faits  » face aux mystifications des États-Unis quant aux armes de destruction massive dans l’Irak de Saddam Hussein  : «  Par la suite, il s’est révélé que c’était une fabrication, du bluff  : il n’y avait aucune arme chimique en Irak. Fait incroyable, fait extraordinaire  : mais un fait reste un fait. Des mensonges ont eu lieu au plus haut niveau du gouvernement et du haut de la tribune de l’ONU  ». Dans un troisième temps, Vladimir Poutine déclarait se rallier à l’opinion des «  politiques, politologues et journalistes  » des États-Unis aux yeux desquels ce pays serait devenu la proie d’un véritable «  empire du mensonge  » (imperija lži). Les médias, les réseaux sociaux, la sphère politique des États-Unis apparaissaient ainsi comme un univers de partialité et de falsification. Il serait donc erroné de dépeindre l’Occident comme l’unique espace préoccupé par la dialectique du vrai et du faux, par opposition à la Russie qui n’en aurait cure  : l’idée de vérité y a bien une valeur sur le marché des idées politiques.

Le gouvernement russe et ses relais ont déployé des efforts incommensurables au cours des années passées pour convertir les vérités du régime en régime de vérité. Il fallait pour cela bâtir autour de l’univers mental des citoyens russes une véritable muraille, le décor d’une réalité alternative, d’une contre-réalité. Vladislav Surkov, l’un des principaux idéologues du régime, a souvent été considéré comme l’un des maîtres d’œuvre de cette théâtralisation de la vie réelle21. Mais l’instrument privilégié du pouvoir reste, en la matière, la répression brutale des voix dissidentes, comme aux heures tsaristes ou soviétiques de la chasse aux inakomysljaščie, «  ceux qui pensent autrement  ». Au cours de ces dernières semaines, nous avons été les spectateurs affligés autant qu’impuissants d’une accumulation de dispositifs d’étouffement de l’opposition, d’encadrement de la vérité. N’évoquons ici que les amendements du code pénal russe qui prévoient jusqu’à 15 ans de prison pour diffusion de «  fausses informations  » sur les opérations militaires et autres activités de l’État russe à l’étranger, ou encore la suspension de journaux et chaînes de télévision d’opposition comme Meduza ou Dožd’, mais aussi de médias que l’on ne pouvait guère considérer comme des supports de subversion et de radicalité, dont la radio Écho de Moscou, propriété de Gazprom.

Il serait donc erroné de dépeindre l’Occident comme l’unique espace préoccupé par la dialectique du vrai et du faux, par opposition à la Russie qui n’en aurait cure  : l’idée de vérité y a bien une valeur sur le marché des idées politiques.

Guillaume Lancereau

Ces derniers événements révèlent une mutation profonde du régime. Pour en rendre compte, il est sans doute prudent de se garder de deux écueils symétriques  : l’un consistant à n’y voir que le business as usual de l’autoritarisme russe  ; l’autre, plus sensationnaliste, annonçant la transsubstantiation quasi-instantanée d’un régime autoritaire en État «  fasciste  » ou «  totalitaire  ». Le premier de ces réflexes rapporte l’état actuel de la Russie à des dynamiques internes de longue date, comme l’a fait dans un récent article Stephen Kotkin, brillant biographe de Staline22, en rappelant que la Russie du XIXe siècle était déjà un État autocratique, répressif, militariste et méfiant vis-à-vis de l’étranger23. Or, au-delà du fait que nombre d’États européens étaient il y a 150 ans tout aussi autocratiques, répressifs et militaristes que l’Empire des tsars, les circulations culturelles de l’époque et le rôle des élites étrangères dans toutes les sphères de la société russe relativisent ce constat de xénophobie. Une position opposée consiste plutôt à caractériser les transformations de la Russie de 2022 comme un processus tout à fait inédit de «  fascisation  » à vue d’œil. Là encore, des recherches récentes ont démontré à quel point les procès en fascisme renvoyaient moins à des réalités politiques tangibles qu’à un élément rhétorique de discréditation de l’ennemi, employé aussi bien contre la Russie par ses adversaires que par le gouvernement russe lui-même, qui se campe volontiers en porteur du flambeau antihitlérien de la Seconde Guerre mondiale24.

© Sergei Malgavko/TASS/Sipa USA

Pour saisir les mutations en cours, il faut donc voir plus loin que 2022, mais sans remonter nécessairement à Nicolas Ier ou Alexandre III. La spirale répressive ciblant l’expression de vérités alternatives à celle du pouvoir prend des proportions alarmantes depuis plusieurs années. L’un des éléments-clefs en a été la loi sur les «  agents de l’étranger  » (inoagenty) de 2017, qui désignait à l’opprobre public les médias d’opposition, bientôt contraints de faire figurer en exergue de chaque article, chaque vidéo, chaque podcast, la mention inquiétante  : «  Ce message / matériel a été créé et/ou diffusé par un média étranger exerçant les fonctions d’agent de l’étranger  ». Cette disposition, fruit d’une lutte agressive de certification de l’information, a vocation à laisser entendre au lectorat que le contenu auquel il accède colporte des contre-vérités au service de l’étranger, qu’on suppose naturellement hostile à la Russie. À l’heure où le pouvoir russe expulse désormais du pays les filiales d’organisations telles qu’Amnesty ou Human Rights Watch, le dispositif législatif ancien marche à plein régime, allongeant chaque jour la liste des journalistes, musiciens, écrivains déclarés inoagenty.

Cet exercice d’établissement d’une vérité d’État s’est également traduit sur le plan mémoriel par une série de lois destinées à préserver une lecture mythifiée du passé russe, en jetant un voile pudique sur les crimes staliniens et en exaltant la cause patriotique de la Seconde Guerre mondiale comme une victoire essentiellement russe sur le fascisme. Si la Russie est loin d’être le seul pays, en Europe de l’Est notamment, à connaître un retour en force des mésusages de l’histoire à des fins nationalistes25, la force répressive avec laquelle s’impose le paradigme historico-mémoriel russe n’en est pas moins remarquable. Après l’institution en 2009 par Dmitrij Medvedev d’une commission de «  lutte contre les tentatives de falsification de l’histoire au détriment des intérêts de la Russie  », un amendement du code pénal de 2014 a puni de peines allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement la «  diffusion d’informations délibérément fausses sur les activités de l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale  ». La révision de la Constitution de 2020 a été l’occasion d’introduire un article précisant que «  La Fédération de Russie honore la mémoire des défenseurs de la Patrie et assure la défense de la vérité historique  »26. C’est à cette aune qu’il faut relire la récente liquidation de la branche russe de Memorial, organisation non-gouvernementale de défense des droits de l’Homme et de recherche historique, notamment sur la mémoire des victimes du Goulag27. Il y a quelques jours encore, un nouvel aménagement du Code des infractions administratives prévoyait des amendes et jusqu’à 15 jours d’arrestation pour tout discours public qui poserait une équivalence entre le rôle de l’URSS et celui de l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale ou minimiserait le rôle de la première dans la libération de l’Europe. Elena Jampol’skaja, co-autrice du projet de loi, le définissait comme une réplique aux calomnies et falsifications historiques des «  pseudo-experts  » et politologues d’Ukraine, de Pologne et des pays Baltes, ajoutant que défendre l’honneur de «  nos pères et de nos arrière-grands-pères  » était aussi une manière de soutenir «  nos forces armées qui luttent pour la dénazification et la démilitarisation de l’Ukraine  »28. Ultime témoignage de cette sacralisation obstinée de la «  Grande Guerre patriotique  », comme on l’appelle en Russie, le ministère russe des Affaires étrangères s’est récemment élevé contre la décision de la Lettonie de faire du 9 mai 2022 une commémoration des victimes de l’agression russe en Ukraine, en renvoyant aux Lettons des accusations similaires à celles que le pouvoir russe adressait aux Ukrainiens avant l’invasion29. La société russe contemporaine est donc le réceptacle d’un surinvestissement symbolique et mémoriel de la Seconde Guerre mondiale par un pouvoir soucieux d’asservir le passé à sa «  vérité historique  » propre. Les discours messianiques qui l’accompagnent, érigeant la Russie en sauveuse de l’humanité face au fascisme, tendent du même coup à rejeter toute parole discordante dans le camp du fascisme lui-même. 

Un pan conséquent de cette politique d’institution d’une vérité officielle vise plus spécifiquement la jeunesse. Cet embrigadement se révèle dans sa plus grande clarté, aujourd’hui que l’on multiplie les discours scolaires sur la rivalité pluriséculaire entre « le monde anglo-saxon » et la Russie ou sur la manière dont l’Occident s’efforcerait de détruire la culture russe et les institutions sociales traditionnelles comme la famille et la religion, tout en propageant une lecture révisionniste de l’histoire de la Russie30. Il y a plus d’une décennie déjà, le pouvoir favorisait la mise en place d’organisations chargées de fédérer les «  jeunesses poutiniennes  », à l’instar de l’organisation Naši, « les Nôtres », impulsée (à nouveau) par Vladislav Surkov. Plus récemment, une étude sur les manuels historiques recommandés par le ministère de l’Éducation en Russie y a observé une réhabilitation de la période stalinienne par la minimisation, voire la justification de la répression politique31. La question du Goulag y est tantôt négligée, tantôt repoussée dans des chapitres sur l’industrialisation de l’URSS. Les vues historiques de Vladimir Poutine sont parfois directement convoquées par les auteurs, ce qui ne manque pas de rappeler l’époque où, au lieu de citer des autorités scientifiques, les notes de bas de page des ouvrages soviétiques ne renvoyaient qu’à Marx, Engels, Lénine et Staline32. Les victoires électorales de Vladimir Poutine y sont dépeintes comme un ferment de «  stabilité  » pour les citoyens, une «  garantie de la sécurité nationale et économique  » pour le pays, tandis que les événements ukrainiens de 2014, assurent les auteurs, auraient amené au pouvoir des forces néo-nationalistes auxquelles les habitants de Crimée, de Lougansk et de Donetsk n’auraient fait qu’opposer une résistance légitime. Des marques ostentatoires de soutien à la guerre en cours sont même exigés des enseignants, désormais contraints de livrer aux écoliers la vérité officielle du régime sur la guerre en Ukraine tout en portant des rubans de Saint-Georges (la georgievskaja lentočka, symbole militaire traditionnel devenu un signe patriotique de commémoration de la victoire soviétique dans la Seconde Guerre mondiale) en forme de lettre « Z ». C’est ainsi la dialectique du vrai et du faux qui se trouve, une fois encore, placée au cœur de ces dispositifs de propagande à destination de la jeunesse, comme en témoignent par exemple les supports pédagogiques du ministère de l’Éducation reçus le 28 février dernier par les écoles et universités russes, comprenant des éléments d’histoire des relations russo-ukrainienne et un volet de «  lutte contre les fakes  » (bor’ba s fejkami)33.

La société russe contemporaine est donc le réceptacle d’un surinvestissement symbolique et mémoriel de la Seconde Guerre mondiale par un pouvoir soucieux d’asservir le passé à sa «  vérité historique  » propre. Les discours messianiques qui l’accompagnent, érigeant la Russie en sauveuse de l’humanité face au fascisme, tendent du même coup à rejeter toute parole discordante dans le camp du fascisme lui-même.

Guillaume Lancereau

Ce sont ces lois mémorielles, cette imposition scolaire d’un « roman national » patriotique, cette asphyxie des vérités alternatives qu’il faut mettre en rapport pour percevoir la manière dont les esprits ont été préparés, depuis plus d’une décennie, à l’encadrement répressif et propagandiste que subit aujourd’hui le pays, et qui explique qu’une enseignante de Penza puisse se retrouver inculpée au titre de la loi sur les « fakes » et menacée de jusqu’à dix ans de prison pour avoir prononcé devant ses élèves, qui l’enregistraient à son insu, des opinions désormais interdites sur l’opération militaire menée en Ukraine34.

Pravda et Istina

La situation présente du régime de vérité en Russie oppose cependant un double obstacle aux opérations de fact-checking auxquelles s’adonnent les médias occidentaux. Si l’« opération militaire spéciale » de Vladimir Poutine n’est pas entravée par ces mises en doute, c’est tout d’abord que les objections factuelles restent en tout état de cause inaccessibles à une partie considérable de la population russe. Au vu de la partition politique stricte des canaux d’information, que la clôture de l’internet russe ne ferait qu’accentuer, les discours d’opposition à la guerre et au régime n’atteignent que les convaincus, tandis que les hésitants préfèrent se reposer sur les certitudes du discours dominant, se lover dans les plis rassurants d’une véritable «  culture du déni  »35.

© Valery Matytsin/TASS/Sipa USA

Une autre raison condamne à l’impuissance les contradictions de fait opposées au régime russe, qui tient à la nature même de la « vérité » convoquée dans ces débats  : la « vérité » qu’invoque le pouvoir russe recouvre en réalité une idée de justice et de justesse de sa vision du monde, de son idéal politique et moral. Il n’est pas inutile, pour l’expliciter, d’opérer un détour linguistique. La langue russe présente ceci de spécifique, parmi beaucoup d’autres choses, qu’elle dispose de deux manières de nommer le vrai. Le mot istina renvoie à une vérité fichée dans l’objectivité supérieure et intangible des choses. Le second terme, que des motifs historiques ont rendu célèbre, est la pravda, laquelle recouvre l’idée de vérité tout en charriant l’univers lexical et mental de la légitimité, du droit, de la «  justice  » (spravedlivost’). Istina et pravda, qui trouvent légitimement leur place dans un Dictionnaire des intraduisibles, peuvent se rejoindre36. Aussi, lorsque les adversaires de l’autoritarisme s’élevaient au XIXe siècle contre le tsarisme, ils pouvaient l’attaquer à la fois sur le plan de l’istina, pour ses distorsions de la vérité, et sur le plan de la pravda, pour son maintien d’injustices pluriséculaires comme le servage, affront à l’idée de justice, de vérité suprême37. Aujourd’hui encore, ces deux régimes s’articulent finement dans le discours des belligérants, qui s’opposent non seulement des vérités de fait (sur le mode d’une dialectique entre lož’ et istina, mensonge et vérité) et des vérités semi-morales (sur le mode de la pravda). Lorsque chacun déclare  : «  La pravda est de notre côté  » (Pravda na našej storone), il faut comprendre que leur combat se fait au nom de la vérité et de la justice, que la vérité et la justice combattent à leurs côtés38. On retrouve ici un refrain familier, formulé par le poète Fëdor Tjutčev, porte-parole du tournant nationaliste, autoritaire et orthodoxe du tsarisme au début du XIXe siècle  : «  On ne peut pas comprendre la Russie par la raison / On ne peut que croire en elle  » (Umom Rossiju ne ponjat’. […] V Rossiju možno tol’ko verit’). En d’autres termes  : les «  vérités  » en jeu ne s’analyseraient pas, ne se soupèseraient pas, ne s’examineraient pas, puisqu’elles relèveraient d’un acte de croyance en une valeur suprême.

La langue russe présente ceci de spécifique, parmi beaucoup d’autres choses, qu’elle dispose de deux manières de nommer le vrai.

Guillaume Lancereau

Le risque serait ici d’ériger des réalités linguistiques en réalités culturelles, en structures mentales, voire en véritables traits nationaux, alors que cette approche de la vérité a prospéré en bien d’autres espaces. Pour ne citer ici que l’exemple de la Première Guerre mondiale, la « vérité » qui était alors en jeu chez tous les belligérants dépassait largement les controverses sur les éléments factuels liés aux opérations militaires ou à la répartition des responsabilités du conflit : il s’agissait déjà d’une vérité de valeur et non seulement de fait, une vérité conçue comme adéquation à la réalité autant qu’à un idéal de justice ou de morale39. Or le fact-checking est impuissant à arbitrer entre des théories de la justice, d’autant plus que celles-ci s’appuient, côté russe, sur une construction messianique qui assigne à la cause nationale une justesse et une justice transcendantes, insensibles aux rectifications factuelles et terrestres. Telle est bien la raison pour laquelle le pouvoir russe s’échine actuellement à procéder à l’arrestation d’opposants qui brandissent, non pas le message explicite « Net vojne » (« Non à la guerre »), mais simplement le mot « Net », le message « Liberté, Vérité, Paix », voire de simples feuilles de papier blanc. L’enjeu de ces arrestations n’est pas la vérité factuelle d’un discours, mais la vérité suprême d’une cause, qui ne supporte aucune contradiction, même en l’absence de mots.

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Ce messianisme russe n’est pas un phénomène propre au XXIe siècle. Il plonge ses racines dans un magma de représentations à la fois stratifiées et remodelées au cours du temps  : le XIXe siècle érigeait déjà Moscou en «  troisième Rome  », en «  nouvelle Nazareth  ». Ce discours sur le destin exceptionnel et providentiel de la Russie a couru des penseurs conservateurs et nationalistes du règne d’Alexandre Ier comme Nikolaj Karamzin, jusqu’aux slavophiles et aux marxistes russes de la fin du siècle40. Au beau milieu de la vague des révolutions de 1848, le poète contre-révolutionnaire Tjutčev prophétisait  : 

«  Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise suprême où l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles  : “la Révolution et la Russie”. – Ces deux puissances sont maintenant en présence, et demain peut-être elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni traité, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre  »41

Le discours messianique du Kremlin ne procède pas autrement  : il commence par poser le risque d’une apocalypse et par désigner l’antéchrist. L’apocalypse en vue n’est autre que la mort de la Russie, comme le déclarait Vladimir Poutine en annonçant l’invasion de l’Ukraine  : «  Pour notre pays, il s’agit en définitive d’une question de vie ou de mort, de la question de notre avenir historique en tant que peuple. Ce n’est pas une exagération, c’est la vérité  ». Quant à l’antéchrist, il ne s’agit plus, comme en 1848, de la révolution libérale héritière de 1789, mais bien de l’«  anti-Russie  », ce qui donne au conflit en cours des allures de «  guerre sainte  », avec le soutien de l’Église orthodoxe russe42. Le pouvoir russe consomme la rupture avec l’Occident que son discours, hanté par le plus pur complexe obsidional, décrit comme une coalition uniforme, dont la seule obsession serait d’annihiler purement et simplement la Russie au moyen de cette véritable «  anti-Russie  » présentée sous les traits de l’Ukraine. Vladimir Poutine l’affirmait déjà dans son texte du 12 juin 2021 sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, écrivant que les États-Unis et l’Union Européenne avaient tout fait pour éloigner l’Ukraine de son voisin russe  : 

«  Pas à pas, l’Ukraine a été entraînée dans un jeu géopolitique périlleux, dont le but n’était autre que de transformer ce pays en véritable barrière entre l’Europe et la Russie, une tête de pont contre la Russie. Inévitablement, l’heure est venue où l’enjeu n’était même plus de dire  : “L’Ukraine n’est pas la Russie.” Il leur fallait une “anti-Russie”, et c’est quelque chose que nous n’accepterons jamais. Les commanditaires de ce projet se sont fondés sur les vieilles pratiques des idéologues polono-autrichiens visant à créer une “Russie anti-Moscou.” Il ne faut pas tromper qui que ce soit en prétendant que cela se ferait dans l’intérêt du peuple ukrainien  ». 

Une fois encore, les autorités russes révèlent en toute transparence qu’elles ne considèrent pas l’Ukraine comme un véritable État, mais comme l’objet, le réceptacle passif des machinations d’un Occident fantasmé. Plus fondamentalement, en construisant ainsi un péril apocalyptique, qui ne peut manquer de frapper les imaginaires russes en un temps d’«  apocalypse culturelle  » globale43, le régime peut sans difficulté se poser en sauveur providentiel, agissant au nom de la justice universelle et éternelle. Les discours de Vladimir Poutine débordent de cette rhétorique  : « nous n’avons pas le droit » d’abandonner nos frères du Donbass, l’intervention était rendue « inévitable », nous y sommes « obligés », il était « nécessaire de mettre un terme rapidement à ce cauchemar, ce génocide » de la population russe du Donbass.

Les discours de Vladimir Poutine débordent de cette rhétorique  : «  nous n’avons pas le droit  » d’abandonner nos frères du Donbass, l’intervention était rendue «  inévitable  », nous y sommes «  obligés  », il était «  nécessaire de mettre un terme rapidement à ce cauchemar, ce génocide  » de la population russe du Donbass. 

Guillaume Lancereau

Ainsi s’explique du même coup la mobilisation permanente de la référence à la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. Il ne s’agit pas ici simplement d’user et de mésuser du seul référent historico-culturel partagé et émotionnellement vif dans toutes les catégories de la population russe, mais bien de tracer une continuité historique du rôle providentiel de la Russie. Le pays a sauvé la planète de l’invasion tatare, de l’expansion napoléonienne, du nazisme  : il serait contraint par ces nécessités supérieures de poursuivre sa tâche en luttant désormais contre un nouveau fascisme, celui de l’«  anti-Russie  » et de l’«  empire du mensonge  ». Ainsi s’explique-t-on qu’au terme d’années d’érosion du sens réel des mots («  fascisme  », «  nazis  », «  Occident  », «  monde russe  »), Vladimir Poutine puisse remplir le stade Lužniki, ce 18 mars 2022, en commémorant les huit ans d’annexion de la Crimée sous une banderole «  Pour un monde sans nazisme  ». Les mots ne veulent plus rien dire, seule demeurent la «  vérité  » supposément supérieure de la cause pour laquelle combat la Russie et l’écho qu’elle peut trouver dans des mentalités nostalgiques de grandeur impériale.

© Sergei Bobylev/TASS/Sipa USA

***

Face aux obstacles que lui opposent la résistance ukrainienne et les sanctions occidentales, le pouvoir russe s’est engagé dans une véritable fuite en avant. Ne pouvant se permettre d’enregistrer une défaite, il se condamne au maximalisme outrancier. Militairement, il y a tout à en craindre, puisqu’il s’agit d’un pays dont l’état-major s’est efforcé de théoriser dans les années 2010 la notion de «  désescalade par l’escalade  », ou «  désescalade nucléaire  »44. De même, sur le plan de l’information, le pouvoir russe ne se contente plus de manipuler des demi-mensonges ou de tordre à son profit des semi-vérités  : il accumule des falsifications insolentes qui écornent sa crédibilité internationale déjà quasi-nulle.

Il semble pourtant que tout le monde, dans ce conflit, ne parle pas de la même chose en invoquant l’idée de « vérité ». En opposant des rectifications purement factuelles à la Russie, les experts du fact-checking affirment, en substance  : « Notre vérité est la justice », ce à quoi le pouvoir russe réplique  : « Notre justice est la vérité ». Le pouvoir russe n’est pas indifférent à la vérité, car pleinement conscient de sa portée mobilisatrice. Mais cette « vérité  », faite de mystifications et d’affabulations, ne se situe pas sur le plan des faits  : elle est indexée sur une réalité alternative que le régime a patiemment construite depuis des années, sur un mode quasi-orwellien. Cette vision du monde s’appuie sur une poignée de représentations caricaturales  : la Sainte Russie a toujours été l’instrument privilégié de la Providence contre le Mal, comme en témoignent les sacrifices flamboyants de la Grande Guerre patriotique  ; l’Ukraine n’est pas une nation mais une «  anti-Russie  » manipulée par les éternels ennemis de la Russie  ; ces forces étrangères, en ligue avec une «  cinquième colonne  » nationale, s’appuient sur le mensonge et la corruption pour saper les fondements traditionnels de la société russe et la détourner de ses hautes fonctions eschatologiques. 

Les rectifications factuelles objectées à la désinformation russe sont donc aussi nécessaires qu’insuffisantes. On ne combat pas le « roman national » en pointant ses erreurs de dates, on ne combat pas un discours fasciste en ergotant sur ses erreurs de chiffres.

Guillaume Lancereau

Cette lecture du monde accouche d’un monde invivable. C’est du moins ce que signalent les 16 000 Russes arrêtés depuis le 24 février dans plus de 170 villes du pays et les centaines de milliers de leurs compatriotes qui ont quitté le pays par peur de la répression, ces cohortes de mécontents devenus opposants, d’opposants devenus expatriés, d’expatriés devenus émigrés. Les rectifications factuelles objectées à la désinformation russe sont donc aussi nécessaires qu’insuffisantes. On ne combat pas le « roman national » en pointant ses erreurs de dates, on ne combat pas un discours fasciste en ergotant sur ses erreurs de chiffres  ; de même, on ne combat pas un projet de société militariste, nationaliste et providentialiste en pointant ses erreurs de fait, mais en l’attaquant à la racine et en lui opposant la vision d’un autre monde.

Sources
  1. Cesare G. De Michelis, Il manoscritto inesistente. I “Protocolli dei savi di Sion” : un apocrifo del XX secolo, Venezia, Marsilio, 1998  ; Pierre-André Taguieff, Les “Protocoles des Sages de Sion”  : faux et usages d’un faux, Paris, Fayard, 2004.
  2. Marlène Laruelle, Russian Nationalism : Imaginaries, Doctrines, and Political Battlefields, London, Routledge, 2019.
  3. Ce discours a été intégralement traduit pour le Grand Continent. Une des dimensions du récit belliqueux de la Russie consistait à affirmer que les laboratoires de Kiev, Kharkov et Odessa travaillaient sur des bio-agents capables d’affecter spécifiquement des groupes ethniques (en l’espèce  : les Russes) sur une base génétique. Ces allégations ont été démenties  : Eugene Koonin, biologiste du National Center for Biotechnology Information, rappelait qu’il n’existe tout simplement pas d’allèles fixes qui distingueraient les Russes de la population d’Europe.
  4. « Минобороны назвало кадры из Бучи постановкой Киева для западных СМИ », РИА Новости, 3 avril 2022 (lien).
  5. David Matthews, “European universities hit with Russian disinformation about student expulsions,” Science / Business, 3 mars 2022 (lien).
  6. Notons que Vladimir Poutine était plus prudent dans son texte de 2021 intitulé De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, dans lequel il parlait bien de 13 000 «  victimes  », sans distinguer les civils des militaires – tout en insistant sur la présence en leur sein de vieillards et d’enfants.
  7. Cette loi contestée accordait le statut en question à trois peuples minoritaires  : les Tatars de Crimée, les Karaimy et les Krymčaki.
  8. Dans son discours du 1er mars 2022 devant le Conseil des Droits de l’Homme des Nations-Unies, Sergej Lavrov déclarait  : «  Au cours de toutes ces années, le régime ukrainien a poursuivi une politique de dérussification agressive et d’assimilation forcée. On fait explicitement comprendre aux personnes qui se considèrent comme russes et voudraient protéger leur identité, leur langue, leur culture, qu’elles sont étrangères en Ukraine. […] La langue russe est bannie des écoles et des universités, de la sphère publique, de tout l’environnement quotidien  ».
  9. Outre la loi du 25 avril 2019 sur l’usage systématique de l’ukrainien (seule langue officielle du pays) dans les institutions de l’État, les collectivités territoriales et les entreprises, rappelons encore la loi votée en 2017 par la Verkhovna Rada, imposant la langue ukrainienne dans l’enseignement à partir du secondaire. Face aux vives critiques exprimées par les minorités nationales, par plusieurs pays comptant une importante diaspora en Ukraine (dont la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie) et par la Commission de Venise, ces dispositions jugées discriminatoires ont été amendées en 2020 par une nouvelle loi renforçant l’enseignement dans les langues de l’Union Européenne, autrement dit des langues minoritaires du pays – à l’exclusion, donc, du russe.
  10. Howard Amos, “Russian Propaganda Feeds on Kiev’s Culture War,” The Moscow Times, 12 août 2015 (lien).
  11. Guy Laron, «  Petite histoire de la russophobie  », Le Monde Diplomatique, mai 2020, p. 8-9.
  12. Gerrard Kaonga, “Calls for Russian Children To Be Banned From Foreign Schools Over Ukraine War,” Newsweek, 28 février 2022 (lien).
  13. Cette lettre a depuis lors été supprimée du site en raison de la récente loi russe sur les fausses nouvelles de guerre.
  14. Déclaration du CNRS en date du 2 mars 2022.
  15. “Guerra in Ucraina, Bicocca di Milano fa dietrofront : si farà il corso su Dostoevskij,” Il Giorno, 2 mars 2022 (lien) ; Josh Moody, “University of Florida Renames Karl Marx Study Room,” Inside Higher Ed, 31 mars 2022 (lien)
  16. « Московские полицейские объяснили протокол за плакат с цитатой Толстого тем, что писатель “жестко критиковал правящий режим” », Медиазона, 2 avril 2022 (lien)  ; « Полиция задержала москвича, который стоял в Александровском саду с книгой “Война и мир” », Медиазона, 10 avril 2022 (lien).
  17. «  Tchaïkovski, Chostakovitch, Rachmaninov sont rayés des affiches de concert. On interdit également les écrivains russes et leurs livres. La dernière fois qu’une campagne aussi massive de destruction d’une littérature indésirable a eu lieu, c’était celle menée par les nazis en Allemagne il y a près de 90 ans  », Discours prononcé le 25 mars 2022 lors d’une rencontre avec les lauréats des prix présidentiels 2021 pour les jeunes travailleurs de la culture et les œuvre à destination de la jeunesse et de l’enfance.
  18. Mikhail Sokolov, “Are Russian academics illiberal ?,” OpenDemocracy, 15 mars 2022 (lien).
  19. À commencer par le site internet et le canal Telegram du même nom.
  20. Allocution du président de la Fédération de Russie, 24 février 2022.
  21. Voir à ce propos plusieurs articles et traduction parus dans ces colonnes  : Galia Ackerman, «  L’État long de Poutine  », Le Grand Continent (lien)  ; Guillaume Lancereau, «  Cent ans de solitude géopolitique  », Le Grand Continent (lien)  ; Giuliano da Empoli, «  L’étrange fiction prémonitoire de Vladislav Sourkov  », Le Grand Continent (lien).
  22. Stephen Kotkin, Stalin : Paradoxes of power, 1878-1928, New York, Penguin Press, 2014 et Stalin : Waiting for Hitler, 1928-1941, New York, Penguin Press, 2017.
  23. David Remnick, “The Weakness of the Despot : An expert on Stalin discusses Putin, Russia, and the West,” The New Yorker, 11 mars 2022 (lien).
  24. Marlène Laruelle, Is Russia Fascist ? Unraveling Propaganda East and West, Ithaca, Cornell University Press, 2021.
  25. Stefan Berger, “The Return of National History”, dans Pedro Ramos Pinto, Bertrand Taithe (dir.), The Impact of History ? Histories at the Beginning of the Twenty-First Century, London ; New York, Routledge, 2015, p. 82-94.
  26. Дина Хапаева, « Зачистка памяти », Новая газета, 17 juin 2020 (lien).
  27. Antoine Perraud, «  Nicolas Werth  : pourquoi le Kremlin veut en finir avec Memorial  », Mediapart, 28 novembre 2021 (lien).
  28. Voir sa déclaration sur le site de la Douma.
  29. Comme l’a déclaré Marija Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères  : «  La décision blasphématoire des parlementaires lettons reçoit une condamnation unanime des populations lucides, non seulement en Russie, mais à travers le monde. On peut aussi la considérer comme une tentative d’humilier la communauté russophone vivant en Lettonie, qui chérit précieusement la mémoire des exploits des héros antifascistes. […] En même temps, cette décision législative n’a rien de surprenant, puisque le régime au pouvoir en Lettonie s’illustre depuis longtemps par ses préférences néonazies et ses tentatives de blanchir les atrocités des sbires de l’Allemagne hitlérienne, exactement de la même manière que Riga couvre aujourd’hui de toutes les manières possibles les crimes du régime de Kiev contre les civils d’Ukraine et du Donbass  ».
  30. « “В военной сфере мы преуспели”. Как российским школьникам объясняют, что такое “гибридный конфликт” », Медиазона, 6 avril 2022 (lien).
  31. Юлия Балахонова, « Лишь бы была война. Рассказ о том, как российские власти готовили детей к нападению на Украину », Проект медиа, 18 mars 2022 (lien).
  32. Voir par exemple, sur l’historiographie de la Révolution française  : Александр В. Гордон / Aleksandr V. Gordon, Великая Французская революция в советской историографии [La Grande Révolution française dans l’historiographie soviétique], Москва, Наука, 2009, p. 104.
  33. « Власти пытаются проводить в вузах пропагандистские лекции по истории и “борьбе с фейками”. Некоторые преподаватели отказываются их читать », Медуза, 26 mars 2022 (lien).
  34. Анна Павлова, « “Давайте еще введем день победы над роддомом”. За что возбудили дело о “фейках” на Ирину Ген, учительницу из Пензы », Медиазона, 18 avril 2022 (lien).
  35. Stanley Cohen, States of Denial : Knowing about Atrocities and Suffering, Cambridge, Polity Press, 2001.
  36. Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil  ; Le Robert, 2004, p. 620-624 et 980-987.
  37. Richard S. Wortman, “Pravda and the Rhetoric of Moral Transcendence,” The Power of Language and Rhetoric in Russian Political History : Charismatic Words from the 18th to the 21st Centuries, London, Bloomsbury Academic, 2018, p. 133-157
  38. Vladimir Poutine l’énonçait dans son discours du 24 février. À la «  force brute  » de «  l’empire du mensonge  », il objectait  : «  Vous et moi savons que la force réelle réside dans la justice et dans la vérité (v spravedlivosti i pravde), qui sont de notre côté  ».
  39. Par exemple Christophe Prochasson, Anne Rasmussen (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004.
  40. Alexander M. Martin, Romantics, Reformers, Reactionaries : Russian Conservative Thought and Politics in the Reign of Alexander I, DeKalb, Northern Illinois University Press, 1997  ; Peter J. S. Duncan, Russian Messianism : Third Rome, Revolution, Communism and After, New York, Routledge, 2000. Sur les discours contemporains  : Maria Engström, “Contemporary Russian Messianism and New Russian Foreign Policy,” Contemporary Security Policy, vol. 35, n°3, 2014, p. 356–379.
  41. Фёдор Иванович Тютчев, «  La Russie et la Révolution (12 avril 1848)  », Полное собрание сочинений и письма. Том третий : Публицистические произведения, Москва, РАН, 2003, с. 42 (en français dans le texte).
  42. Jean-Benoît Poulle, «  La guerre sainte de Poutine  », Le Grand Continent (lien).
  43. Selon l’expression de l’anthropologue Ernesto de Martino, La fine del mondo. Contributo all’analisi delle apocalissi culturali, Torino, Einaudi, 2002.
  44. « Может ли Кремль применить нестратегическое ядерное оружие, чтобы победить в нынешней войне ? », Медуза, 20 mars 2022 (lien).