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Depuis longtemps vous êtes au cœur de la construction européenne. Pourriez-vous nous aider à comprendre ce qui est en train de changer depuis l’invasion russe de l’Ukraine ? Au fond, que s’est-il passé le week-end passé à Bruxelles ?
Je pense que nous avons vécu une étape supplémentaire de la transformation de l’Union européenne en une véritable puissance. Le dispositif qui consiste à financer au niveau européen 500 millions d’aides militaires pour soutenir l’armée ukrainienne est un pas symbolique très important. Si l’on sort du symbole, le fait le plus marquant dans ce processus, c’est le paquet de sanctions européennes, sans précédent, très massif.
Poutine assiège Kiev, nous assiègeons l’économie russe, c’est-à-dire son point faible par rapport à sa puissance militaire. Les sanctions sur le système financier entraînent la mise en place d’un rapport de force entre l’attaque militaire russe contre l’Ukraine et la réponse économique de l’Occident.
Dimanche 27 mars à 19h10 Pascal Lamy discutera Politiques de l’interrègne, notre premier volume chez Gallimard, en direct chez RFI
Pensez-vous que cette forme de riposte permettra d’infléchir concrètement le rapport de force en Ukraine ? Partant, quels sont les risques qu’en déplaçant le domaine de l’affrontement on finisse par enclencher un processus d’escalade ?
Je ne pense pas que Poutine prendra l’avantage dans une lutte de ce type et je crois qu’à terme le rapport de force basculera du côté occidental. Je suis d’accord avec le papier de Jeangène Vilmer, Poutine a déjà perdu la guerre et c’est bien là le problème. On ne parle pas encore assez de la sortie de crise, mais cette question est urgente. Soit Poutine sera écarté du pouvoir par une déstabilisation politique interne en Russie, ce qui me semble pour l’instant improbable, soit il faudra lui offrir une porte de sortie une fois atteint le bon rapport de forces. On devra probablement passer d’ici là par l’interruption des importations de gaz et de pétrole russes que commencent à réclamer les opinions publiques de plusieurs États membres, dont l’Allemagne.
Revenons à l’Union pour l’instant. Traverse-t-elle un « moment charnière » ?
Oui et non. Ce n’est pas « le » moment qui change tout. Votre dernière carte le montre, il y a une convergence communautaire inédite sur des sujets purement westphaliens, mais il ne faut pas rêver ! L’utilisation des fonds du budget de l’Union pour la défense reste interdite par les traités. Ce sont donc les États-membres qui s’engagent à envoyer de l’aide militaire à l’Ukraine dans le cadre d’un dispositif européen extra-budgétaire.
Au fond, c’est comme le plan de relance européen de 2020 qui n’a pas été “le” moment hamiltonien que certains attendaient, mais néanmoins un tournant. Nous sommes dans une étape historique dans une succession d’événements qui jalonnent le parcours de l’Union vers la puissance, au sens gramscien, et la concrétisation d’une capacité européenne dont le fameux “whatever it takes” de Draghi constitue un autre épisode clef.
Chacun de ces trois passages semble court-circuiter des tabous qui entretenaient une relation particulière avec le rôle de l’Allemagne…
En effet, dans ces trois moments, c’est l’ancre allemande qui a dû riper, en favorisant l’évolution globale de l’Union.
Quand, en 2012, Mario Draghi prononce la célèbre phrase « whatever it takes« , il outrepasse les dispositions du traité de Maastricht sur la question de la monétisation des dettes publiques dans la zone euro, alors que les Allemands avaient demandé explicitement cette garantie pour accepter le traité. En 2020, avec le plan Next Generation EU, c’est un second tabou allemand qui tombe, puisque Angela Merkel avait régulièrement dit qu’elle n’accepterait jamais un endettement commun européen. Dimanche matin, un troisième tabou est tombé en Allemagne, puisque le chancelier Scholz a annoncé le renforcement militaire du pays.
Comment expliquez-vous ces transformations allemandes ?
Chacun de ces développements a été préparé par une série de glissements narratifs. Quand Angela Merkel a déclaré qu’avec Donald Trump, nous devions prendre en charge nous-mêmes notre sécurité, elle a provoqué un choc dans l’espace politique allemand qui a préparé le discours prononcé par Olaf Scholz. Le ministre fédéral de l’économie et de l’énergie, Peter Altmaier, a rendu possible le basculement de l’idéologie bruxelloise vers la politique industrielle…
L’ensemble de ces glissements narratifs vont dans la direction d’une plus grande intégration européenne, à l’exception du Brexit, mais que l’on pourrait aussi envisager comment un autre événement facilitateur.
Si on pousse l’analyse allemande un peu plus loin, on voit que ce sont les gouvernements plutôt de droite qui ont dû avaler l’hétérodoxie budgétaire et financière, et c’est un gouvernement plutôt de gauche qui est en train de sortir de l’orthodoxie pacifiste de l’Allemagne.
Une des choses surprenantes lorsque nous lisons le discours d’Olaf Scholz, mais qui était déjà présente dans le contrat de coalition allemand ou le pré-programme, est que l’on se rend compte que des mots comme « autonomie » ou « souveraineté » qui étaient rejetés d’un revers de la main il y a encore deux ans par la dauphine présumée d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer, sont aujourd’hui au coeur du logiciel allemand.
Il n’y a aucun doute que le discours de dimanche matin est un moment charnière pour l’Allemagne et donc une inflexion pour l’Europe.
Est-ce une inflexion française ?
L’idéologie française concernant la dynamique européenne a toujours consisté à troquer la mémoire de la puissance nationale contre le projet d’une transmutation de ces puissances nationales au niveau européen. C’est une des raisons pour lesquelles De Gaulle y a adhéré – et aussi pour des raisons économiques qui lui étaient moins familières.
L’idée de l’Europe Grande France, d’une Europe grâce à laquelle la France deviendrait « Great Again » existe depuis toujours. Elle est gaullienne, mitterrandienne, macronienne. L’idée que la puissance publique joue un rôle dans l’économie, dans la société, qui va au-delà de ce que l’ordolibéralisme prescrit, a toujours été française. De ce point de vue, la France n’a pas bougé, c’est l’Allemagne qui s’est rapprochée, sous la pression d’évènements venus de l’extérieur, d’une certaine idéologie française de l’Europe.
La France a également beaucoup changé dans cette dynamique…
En effet. Ce que la France a concédé en contrepartie d’ordolibéralisme, n’est pas négligeable du tout, et s’est fait en dépit de la culture française, comme par exemple la politique de concurrence dans le traité de Rome. Lorsque les Français ont compris, quelques décennies plus tard, qu’il y avait dans le texte d’un nouveau traité constitutionnel « la concurrence libre et non faussée », ils ont voté contre. Une partie majoritaire de l’opinion a estimé que cela n’allait pas, que c’était le libéralisme en marche. C’était en réalité l’ordolibéralisme en marche et il y a une différence, qui est évidente lorsque l’on connaît un peu l’Allemagne, entre libéralisme et ordolibéralisme.
Si l’on prend la longue période, l’ancre française a pas mal bougé vers l’ordolibéralisme et l’ancre allemande a beaucoup bougé vers une Europe qui est contrainte à la puissance. Lorsqu’on lit le discours de Scholz on voit qu’il n’était pas heureux, qu’il ne prévoyait pas un avenir radieux pour l’Allemagne dès lors qu’elle s’engageait dans la voie de la puissance en doublant son budget militaire. L’idée de son discours était plutôt « nous aurions peut-être dû, nous n’avons pas fait, donc maintenant il faut ». C’est plus churchillien qu’une envolée hugolienne.
D’où cette ironie bien française du moment sur le thème « ils ont enfin compris ce que nous avions compris depuis toujours » – et que nous ne cessions de dire mais sans la capacité d’en tirer les conséquences – c’est-à-dire qu’il fallait que les Européens se réveillent et comprennent que nous vivons dans un monde brutal.
La géopolitique passe des mots aux choses…
Il est vrai qu’aussi longtemps que l’Allemagne était en paix avec la France et avec la Russie, la dimension géopolitique avait largement disparu de l’univers idéologique de l’Allemagne, qui s’était concentrée sur l’économie. Le choc du discours de dimanche matin est que, pour la première fois depuis un bon moment, l’une de ces deux paix s’est transformée en guerre potentielle.
C’est, à mon avis, une contrainte à laquelle l’espace politique allemand va réagir. Je ne crois pas du tout que ce soit un discours de plus sur le thème d’une augmentation sans cesse repoussée des dépenses de défense. Il y a énormément à faire pour remilitariser correctement l’Allemagne, ce n’est pas seulement en mettant 50 ou 100 milliards de plus dans un budget de défense que l’on forme des soldats. Il faut une culture stratégique et une capacité opérationnelle. Il y a une différence entre la capacité de financer des équipements et la performance militaire sur le terrain.
Je pense qu’il faut injecter cette dimension de la durée et examiner le processus dans lequel nous nous trouvons et dans lequel nous avons franchi une étape avec la préparation des sanctions et le discours allemand de dimanche.
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Pourrait-on dire que l’Union traverse un « moment schmittien » – caractérisé par l’apparition brutale d’un ennemi commun dans l’intensité politique maximale de la guerre ? Cette politisation n’est-t-elle pas destinée à transformer l’aspect technocratique, parfois impolitique, de la construction européenne ? Au fond, la « commission géopolitique » voulue par Ursula von der Leyen pourrait-elle finir par prendre forme à travers l’affrontement avec Poutine ?
La présidente de la Commission est une ancienne ministre de la défense allemande. Évidemment, le symbole est fort lorsqu’elle parle de « moment charnière ». Là aussi, le narratif est sans doute un peu encore en avance. Mais, ce n’est pas un problème d’être en avance sur la réalité, lorsqu’on exprime un espoir et que l’on se donne les moyens d’avancer.
Personnellement, je crois que l’on franchit des rubicons les uns après les autres, si je peux dire, vers la puissance européenne. Les circonstances particulières, liées à l’invasion russe de l’Ukraine, produisent en quelque sorte cette énergie politique. Mais je ne sous-estime pas l’énergie technocratique qu’il a fallu pour aligner un paquet de sanctions européennes avec les Américains dans un laps de temps pareil.
Comment expliquez vous la vitesse de cette réaction ? Il a fallu des années pour arriver au « whatever it takes » de Draghi, quelques semaines pour parvenir au Plan de relance, nous sommes ici dans le domaine des jours…
Attraper le manteau de l’Histoire quand elle passe ! « Der Mantel der Geschichte ergreifen » disait Kohl, citant Bismarck, au moment de la chute du mur quand tous ses conseillers tentaient de le dissuader d’aligner le mark est sur le mark ouest. Jusqu’à vendredi, il y a eu des tensions autour des positions de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Irlande, qui ont d’abord eu le réflexe de vouloir préserver leurs intérêts économiques. Et puis le manteau de l’Histoire est passé.
Vous remarquerez que chacun des trois jalons qui balisent le chemin de la puissance européenne ont été provoqués par des drames extérieurs. La crise des subprimes a contaminé l’économie européenne. Le Covid-19 nous a contaminés. Et Poutine veut que la guerre contamine l’Europe. Ce n’est évidemment pas la machine à compromis européenne traditionnelle entre les Vingt-Sept qui a été la cause de ces transformations, mais on voit qu’elle apprend à réagir plus vite. Un autre espace politique que le monde westphalien peut ainsi émerger. J’espère simplement que le chemin vers la puissance européenne, et il sera encore long, ne sera pas toujours jalonné de catastrophes.
Faut-il structurer ce processus d’une manière plus institutionnelle, en révisant les traités par exemple ?
Je ne crois pas qu’on soit à la veille d’un grand changement institutionnel. Chacun de ces grands moments d’inflexion s’est déroulé à « institutions égales ». Comme Jacques Delors, je suis plutôt « fonctionnaliste » : la charrette d’une avancée d’abord, le bœuf institutionnel pour la tirer si nécessaire. Si cette guerre dure, les dégâts collatéraux pour l’Europe et le monde seront importants au niveau économique. Il vaut mieux commencer par du concret, ce que les populations ressentent d’abord.
D’où commencer ?
Il faut réfléchir à deux mesures : un paquet économique commun qui ressemblerait à celui de 2020 pour amortir le choc énergétique et inflationniste ; et mettre sur la table un concept de relations entre l’Europe et la Russie, hors de l’idéologie poutienne, qui considère le monde russe comme le dernier phare de la civilisation occidentale dans un monde décadent.
Nous devons nous tourner vers le peuple russe pour leur dire que nous sommes prêts à travailler dans différents domaines, en revenant aux relations Europe-Russie d’il y a vingt ans. J’avais eu l’occasion en 2004 de discuter avec Vladimir Poutine, quand nous négocions les conditions d’accès de la Russie à l’OMC, intégration qui a eu lieu avec quasiment dix ans de retard à cause du veto américain. À l’époque, nous étions d’accord entre Européens et Russes pour lancer une zone de libre-échange entre l’Union européenne et la Russie. Vladimir Poutine avait lui-même, contre l’avis d’une partie de ses conseillers, accepté, à notre demande, de signer le protocole de Kyoto. Cela fait partie de ce que l’Union européenne, en tant que puissance géopolitique en devenir, devrait être capable de faire.
Faut-il concevoir un nouveau plan de relance pour cette nouvelle phase ? Un plan de résilience européen ?
Je le crois. Il faut faire le compte de ce que va coûter la guerre pour l’économie européenne. Les Russes vont être les plus touchés par ces sanctions, mais ensuite l’Union européenne est la plus exposée aux conséquences économiques de celles-ci par rapport au reste du monde, ne serait-ce qu’ à cause de la flambée des prix des énergies fossiles. On exporte 90 milliards d’euros en Russie par an. Ce n’est pas l’essentiel des exportations européennes, mais c’est important pour des secteurs rentables d’abord allemands. Nos pays vont être affectés inégalement et nous devons donc réagir solidairement.
Tout aussi important, nous devons aussi désormais aligner la trajectoire de notre transition climatique, la décarbonation, avec celle de plus d’autonomie stratégique énergétique en réduisant plus vite que prévu notre dépendance au gaz, ce qui implique un réaménagement du mix européen qui sera coûteux, y compris en investissements.
La question des réfugiés et plus généralement du rapport de l’Union avec la migration doit-elle être traitées dans le cadre de ce nouveau plan ?
Oui, c’est très important. Selon les estimations, nous allons devoir accueillir entre un et cinq millions de réfugiés. Il se trouve que les pays de l’est qui ont été particulièrement réticents à propos de l’accueil des réfugiés d’origine musulmane n’ont pas la même réaction face aux Ukrainiens.
Économiquement, si ce sont la Roumanie, la Pologne et la Hongrie qui accueillent ces populations, il s’agira d’un dividende démographique providentiel pour ces pays dont Ivan Krastev a très bien montré la hantise de l’immigration vers d’autres zones européennes plus favorisées. C’est une dimension importante de ce que devrait faire ce paquet.
On peut aussi craindre un effet de cette guerre dans les Balkans. La Russie pourrait aussi y pousser ses pions à la faveur du choc qu’elle a créé, avec de nouvelles tensions et de nouvelles implications migratoires.
L’invasion russe est un moment qui oblige l’ensemble des pays à prendre position. Cela nous permet de voir quels sont les rapports de force tectoniques qui sont en train de se dessiner dans ce moment d’interrègne. Le fondement des analyses géopolitique jusqu’à la veille de l’invasion de l’Ukraine était que désormais la rivalité entre la Chine et les États-Unis structurerait les années 2020. Est-ce que cela est toujours vrai ? Comment définiriez-vous la configuration géopolitique mondiale après l’invasion de la Russie ?
La réponse à votre question est à Pékin. C’est de l’attitude de la Chine que dépendront les conséquences géopolitiques globales de cette guerre, même si je ne suis pas certain que mon analyse de la position chinoise actuelle et de ce qu’elle va devenir soit la bonne. Idem pour ce que me disent mes amis chinois.
Ce que la Chine a fait depuis une semaine s’apparente à de la godille. Je pense que la situation ouvre un espace important à une Chine qui souhaiterait prendre ses responsabilités dans l’ordre international et saisir cette occasion pour le remodeler, non pas à sa manière parce qu’elle n’a pas les mains libres, mais elle est en position potentielle de jouer un rôle de médiation que l’histoire lui offre sur un plateau.
Pour l’instant, la Chine a bénéficié de cet ordre mondial, y compris à l’OMC. Mais elle est restée dans une attitude consistant à critiquer l’ordre international tout en reculant devant la prise de responsabilité en dehors d’entreprises unilatérales comme les Nouvelles routes de la Soie ou la Banque d’investissement asiatique..
La Chine a aujourd’hui l’occasion de s’avancer en affirmant qu’elle peut parler à la fois avec Poutine et avec les Occidentaux. Bien sûr, cela suppose que les Américains considèrent que la Chine peut leur parler, ce qui n’est pas évident. Il y a en tout cas une fenêtre, notamment compte tenu du fait qu’une économie russe ostracisée est inévitablement entre les mains de la Chine, notamment dans le domaine de la finance.
Quel est votre pari ?
La Chine jouera sa carte en fonction de ses propres intérêts et de son idéologie. Xi Jinping me semble, hélas, moins rationnel et plus idéologue que ses prédécesseurs et il pourrait donner la priorité à la rivalité avec les Américains et réciproquement. Mais l’occasion de se profiler au niveau mondial comme « un acteur de paix et d’harmonie », pour reprendre un concept chinois, est belle.
La Chine va-t-elle, à un moment ou à un autre, se proposer comme arbitre, et si elle le fait ou ne le fait pas, quelles en seront les conséquences ? Il y a, certes, un scénario où la Chine serait solidaire avec la Russie, scénario auquel je ne crois pas car il est trop dangereux pour l’avenir de l’économie chinoise énormément plus ouverte sur le monde que celle de la Russie.
Dans ce pari que vous faites d’un optimisme vis-à-vis de l’interprétation de la Chine comme force de stabilisation et de restructuration plutôt que de désorganisation et d’implosion de l’ordre international, l’Union européenne aurait-elle un intérêt à engager la discussion ?
Bien évidemment, car tout ce que l’on a dit précédemment sur ce progrès européen vers la puissance, nous l’avons dit dans des circonstances où l’OTAN a retrouvé toute sa force et tout son éclat, et donc, dans une ambiance transatlantique qui sera de nouveau à l’épreuve si Trump ou l’un de ses équivalents arrive au pouvoir en 2024, ce qui pourrait arriver.
Dans notre premier entretien, vous disiez que l’Union pour être souveraine doit passer « du cône au cylindre ». Pensez-vous que cette opération géométrique soit enclenchée ?
Oui, une étape est franchie. Le cône européen – dont la base relève de l’aspect économique et le sommet de la guerre – se rapproche du cylindre de la souveraineté, mais il reste beaucoup de chemin à faire dans les domaines, technologiques, militaires et conceptuels, comme on le voit avec la fameuse boussole stratégique. On est encore dans un cône. Même si le milieu est en train de s’élargir, le point cylindre n’est pas atteint. Un peu comme une brioche, pour rester dans les images. Quand on regarde la défense européenne, il reste encore bien des questions à aborder, qu’il s’agisse de la relation à l’OTAN ou du rôle de la puissance nucléaire de la France en Europe. Je pense que le chemin vers une défense européenne est encore bien long, mais l’agression russe en Ukraine prouve que c’est bien par l’idéologie de la politique étrangère et de sécurité européenne que passe le geste militaire. Si nous avons pu adopter des sanctions si importantes contre la Russie, avec l’unanimité de tous les États membres, y compris la Hongrie de Viktor Orban, qui est un grand ami de Vladimir Poutine, c’est en raison d’un changement de perception de la menace russe.
Nous sommes finalement en train de ressentir les mêmes menaces, ce qui est nécessaire pour développer une politique de sécurité commune. Aujourd’hui, il n’y a pas de doute chez les Européens sur le fait que Vladimir Poutine est un adversaire de l’Europe et de l’Occident. On a ainsi une perception commune qui se dégage au sein de l’Union. Elle reste encore en contradiction avec les capacités militaires. C’est un emboîtement : une politique étrangère, à l’intérieur d’une politique de sécurité, à l’intérieur d’une politique de défense. On voit ici que ces politiques se sont alignées dans la même direction, y compris dans le cas suédois et allemand, opposés jusqu’il y a quelques semaines à l’envoi d’armes offensives à l’Ukraine. L’unité de la perception de la menace a ainsi permis de faire monter l’idée que la composante militaire devient nécessaire pour la puissance européenne. Pour s’unir les européens doivent partager non seulement des rêves, mais aussi des cauchemars.