Cette note de travail est aussi disponible en anglais sur le Groupe d’études géopolitiques.

Le 20 mai 2021 s’est tenue la 12ème réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique à Reykjavik, en Islande. La réunion de 2021 était attendue par tous les observateurs de la région car elle marque le début de la présidence tournante au profit de la Russie, pour la deuxième fois de l’histoire de ce forum créé en 1996.

La Fédération de Russie a présenté lors de cette réunion son programme pour sa présidence au Conseil de l’Arctique. Dans la continuité des objectifs portés par la présidence islandaise, la Russie entend poursuivre une politique pragmatique en Arctique. Désireuse de trouver un équilibre entre les intérêts économiques, l’urgence environnementale et les exigences attendues en matières de politique sociale, la Russie met en avant quatre priorités : la qualité de vie des communautés arctiques qui ne se limitent pas aux peuples autochtones ; la protection contre les effets du changement climatique avec une attention particulière portée au dégel du pergélisol ; la coopération socio-économique entre les régions arctiques pour impulser la construction d’infrastructures résilientes et enfin, garantir la stabilité du Conseil de l’Arctique et agir en faveur de son développement. Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a réitéré lors de cette réunion la volonté de la Russie de maintenir les efforts engagés au cours de ces deux dernières années.

Deux ans auparavant et pour la première fois depuis la création du Conseil de l’Arctique, les huit ministres des Affaires étrangères échouaient à s’entendre sur une déclaration commune, à l’issue de la réunion ministérielle de Rovaniemi en mai 2019 clôturant la présidence finlandaise. Le secrétaire d’État Mike Pompeo avait fustigé dans un discours virulent la présence chinoise dans la région ainsi que la position canadienne et russe concernant les passages maritimes. Face à une administration Trump à contre-courant du discours consensuel d’implication plus ou moins active dans la coopération régionale, la Russie y a vu l’opportunité de se positionner comme le leader de la coopération arctique.

Présenté souvent comme une menace en Arctique aux grandes ambitions économiques dans un environnement stratégique dégradé qui fait écho à la période de la Guerre froide, quelles prises de positions sont à attendre de la part de la Russie lors de cette présidence ?

L’intérêt historique de la Russie pour l’Arctique

Le Grand Nord russe représente une part très importante de l’Arctique tant au niveau démographique que territorial. La moitié de la population arctique réside en Russie. Le trait de côte russe représente 53 % du littoral de l’océan Arctique. L’Arctique représente pour Moscou un espace hautement stratégique, notamment pour affirmer son statut de puissance internationale. La Russie témoigne d’une forte présence en Arctique notamment depuis l’ouverture en 2014 de nouvelles bases militaires le long de la Route maritime du Nord. Plaçant l’accès aux ressources naturelles au centre de sa stratégie et souhaitant reconquérir ce front pionnier qui fut au cœur de l’imaginaire soviétique, la Russie est évidemment un acteur incontournable dans la gouvernance arctique.

Carte  : Gaëlle Sutton / Groupe d’études géopolitiques

L’intérêt russe pour la région Arctique n’est pas nouveau et le potentiel à la fois stratégique et économique de la région a été mis en avant depuis la Guerre de Crimée qui révèle le potentiel militaire de la Route maritime du Nord. La construction du port de Mourmansk en 1915 a servi de point d’approvisionnement des troupes alliées. Dépassant le cadre national, l’intérêt russe pour l’Arctique a conduit le régime soviétique à se positionner en faveur d’une coopération régionale solide permettant une meilleure gouvernance de cette zone stratégique. Le discours de Mourmansk en 1987, prononcé par Gorbatchev qui prévoit de faire de l’Arctique une zone de paix1, initie une coopération inter-étatique, institutionnalisée neuf ans plus tard par la signature de la Déclaration d’Ottawa en 1996. De nombreux projets de recherche du Conseil de l’Arctique sont liés à l’amélioration de problèmes environnementaux dans l’Arctique russe.

Dépassant le cadre national, l’intérêt russe pour l’Arctique a conduit le régime soviétique à se positionner en faveur d’une coopération régionale solide permettant une meilleure gouvernance de cette zone stratégique.

émilie Canova, Camille Escudé Joffres, Joaquim Gaignard, Pauline Pic, Léa Tourdot, Florian Vidal

Faiblement présente aux réunions du Conseil de l’Arctique entre 1996 et 1999, la Russie engage au cours des années 2000 de grands projets de développement dans l’Arctique russe “profitable”. Entre 10 et 20 % du PIB russe et des exportations totales venant de cette région, l’Arctique est considéré comme essentiel pour la sécurité nationale, et la lecture russe de l’Arctique est avant tout fondée sur les potentialités économiques et commerciales de la région.

Tous les observateurs font ainsi un bilan mitigé de la présidence russe du Conseil de l’Arctique, entre 2004 et 2006. Même si les réunions sont bien organisées, il y a peu de substance dans l’agenda russe et peu de projets sont lancés. Il existe cependant des preuves d’engagement dans la coopération, comme quand l’État russe réduit de 50 % le prix de l’escorte de brise-glaces pour l’Année polaire internationale à la suite de la demande de la Suède en 2006. La géographe Elana Wilson Rowe souligne le paradoxe contemporain de la politique arctique : parce que les questions environnementales deviennent stratégiques, il est plus difficile de coopérer aujourd’hui dans ce domaine que dans les années 19902. Cependant, l’actuelle politique de la Russie lors de sa prise de présidence du Conseil de l’Arctique tend à un renforcement de la coopération, même avec les États non-arctiques.

À partir de 2007, le renouveau des velléités russes en Arctique

Si l’épisode du planter de drapeau sur le plancher océanique, à l’endroit présumé du pôle Nord, par 4 261 mètres de fond le 2 août 2007 lors d’une expédition russe relevait plus d’une stratégie de communication que d’une revendication territoriale, cela demeure un exemple frappant des velléités russes dans la région. L’État russe affirme en effet qu’une partie des fonds sous-marins connue sous le nom de dorsale de Lomonossov prolonge le plateau continental de la Sibérie, ce qui permettrait de solliciter une extension de la Zone Économique Exclusive (ZEE) du pays. L’empressement de la Russie à faire valoir ces droits est cependant souvent exagéré, alors que le Canada et le Danemark ont déposé de semblables revendications auprès de la Commission des limites du plateau continental (CLCS) de l’ONU. Si ces demandes étaient validées, ces États pourraient négocier l’extension de leur ZEE. Rappelons toutefois qu’un dossier validé par la CLCS n’entraîne pas automatiquement une extension de la ZEE : cela devra nécessairement faire l’objet de négociations bilatérales.

En 2008, le président russe en exercice Dmitri Medvedev définissait une ligne politique distincte pour l’Arctique dans le document « Les principes fondamentaux de la politique d’État de la Fédération de Russie dans l’Arctique au cours de la période allant jusqu’à 2020 et au-delà »3. Moscou a lancé alors un plan d’investissement de 35 milliards d’euros jusqu’à 2020 soulignant ainsi l’importance stratégique que revêt l’Arctique pour la Russie.

La Russie, nouveau leader en Arctique ?

En septembre 2017, dans le cadre du « Programme de développement pour l’Arctique à l’horizon 2025 », le Ministère du développement économique russe a présenté un projet de loi visant à créer huit « zones pivots ». Avec cette stratégie pour l’Arctique, la Russie renoue avec une politique volontariste de mise en valeur à grande échelle de sa région polaire et envoie un message fort quant à sa volonté de maîtriser un espace jugé central pour son développement économique et sa politique de sécurité et de défense. Depuis, Moscou poursuit ses efforts pour renforcer les capacités de la flotte du Nord, poursuivre la construction et la modernisation d’infrastructures militaires comme les aérodromes militaires (péninsule de Kola, île Kotelny, Tiksi et Anadyr entre autres), ou encore l’amélioration du réseau de défense aérospatiale. Il faut toutefois souligner que malgré ce réinvestissement, le niveau des infrastructures et de l’équipement reste très inférieur à ce qu’il a pu être pendant la Guerre Froide. Dans le même temps, on observe un renforcement des activités militaires en Arctique. Les pays de l’OTAN organisent ainsi régulièrement l’exercice « Cold Response » en Norvège.

En septembre 2017, dans le cadre du « Programme de développement pour l’Arctique à l’horizon 2025 », le Ministère du développement économique russe a présenté un projet de loi visant à créer huit « zones pivots ». Avec cette stratégie pour l’Arctique, la Russie renoue avec une politique volontariste de mise en valeur à grande échelle de sa région polaire et envoie un message fort quant à sa volonté de maîtriser un espace jugé central pour son développement économique et sa politique de sécurité et de défense.

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Sur le plan diplomatique, cet investissement russe s’observe également par l’organisation de grandes conférences à l’initiative de Moscou. Ainsi, en avril 2019, le cinquième Forum international Arctique (« Arctic, Territory of Dialogue »), organisé à Saint-Pétersbourg, a été l’occasion pour Moscou de présenter ses projets ambitieux pour le développement économique de son espace septentrional. Les groupes russes comme Novatek, Gazprom, Nornickel et Rosatom, membres organisateurs, sont le fer de lance dans la réalisation de cette stratégie. Avec une plus forte audience – 50 % de plus par rapport à la précédente édition tenue en 2017 ; le développement commercial de la Route maritime du Nord et l’exploitation des richesses dans le sous-sol étaient au cœur des discussions. Cette conférence apparaît finalement comme un instrument diplomatique pour convier des partenaires internationaux à une coopération politique et économique dans la région.

Lors de son allocution du 21 avril 2021, Vladimir Poutine est revenu sur la volonté du gouvernement d’améliorer les infrastructures et la connectivité de l’Arctique russe dans le cadre de la nouvelle stratégie définie par le gouvernement en 2020. La mise en place d’un projet ferroviaire de grande ampleur reliant l’exploitation gazière de Bovanenkovo au port stratégique de Sabetta confirme le choix de la Russie d’investir massivement dans les infrastructures dans cette région reculée, mais riche en matières premières. Ces projets d’infrastructures et énergétiques complètent l’ambition russe dans le développement de la Route maritime du Nord (RMN). Priorité du gouvernement russe, la RMN est le pilier de cette politique entreprise dans le Grand Nord depuis la fin des années 2000. Si l’entreprise publique Rosatom, gestionnaire de la RMN, n’hésite pas à communiquer sur cette route, présentée comme une alternative aux voies de navigations traditionnelles, les objectifs portés par Moscou sont loin d’être atteints. Alors que la Russie envisageait, encore jusqu’en 2018, un volume annuel de 80 millions de tonnes pour 2024, ce chiffre ne pourra pas être atteint compte-tenu de la trajectoire actuelle (32 millions de tonnes pour l’année 2020). Depuis, les autorités russes ont révisé leurs objectifs à la baisse pour espérer atteindre 60 millions de tonnes de fret annuel transitant par la RMN, soit deux fois plus qu’actuellement.

La Russie pourrait faire figure de leader politique dans la région, à présent que les États-Unis se retrouvent affaiblis par la politique dissidente de Trump, alors que Moscou est à la recherche de partenariats technologiques et financiers. Plus que jamais, le déploiement d’investissements et de technologies dans l’Arctique nécessite un climat politique apaisé dans l’intérêt de tous – la Russie en premier lieu4. Le nouveau plan stratégique du Conseil de l’Arctique approuvé lors de la réunion à Reykjavik réaffirme d’ailleurs l’importance de la coopération régionale5.

La Russie pourrait faire figure de leader politique dans la région, à présent que les États-Unis se retrouvent affaiblis par la politique dissidente de Trump, alors que Moscou est à la recherche de partenariats technologiques et financiers. Plus que jamais, le déploiement d’investissements et de technologies dans l’Arctique nécessite un climat politique apaisé dans l’intérêt de tous – la Russie en premier lieu.

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L’Union Européenne et la Russie, histoire d’un malentendu

La Russie bloque toujours l’accès au statut d’Observateur pour l’Union européenne dans le contexte de la crise ukrainienne et des sanctions européennes. Reportée initialement à la réunion ministérielle de 2017, aucune décision n’a été prise à celle de 2019 et de 2021. Malgré le soutien de la Norvège, de la Finlande et de la Suède, l’UE n’a toujours pas de statut d’Observateur officiel au sein du Conseil de l’Arctique. La question de l’octroi du statut d’Observateur de l’UE au Conseil de l’Arctique obérée par la crise ukrainienne fait prendre conscience de la proximité géographique de l’UE avec la Russie dans la région, et de la difficulté de maintenir l’Arctique en dehors des tensions géopolitiques extérieures.

L’Arctique est mentionné dans la stratégie globale pour la politique extérieure et de sécurité de l’UE, Shared vision, common action : a stronger Europe, publiée en juin 2016. Cette stratégie reconnaît notamment l’importance de garder les canaux de coopération qui subsistent avec la Russie en Arctique et met l’accent sur l’intérêt stratégique qu’a l’UE à ce que l’Arctique reste une aire pacifiée, où les tensions géopolitiques demeurent peu élevées grâce à la coopération assurée notamment par le Conseil de l’Arctique.

Certaines enceintes de coopération régionale comme la Dimension nordique (quatre partenariats dans les secteurs de l’environnement, de la santé publique et du bien être social, de la culture, des transports et infrastructures) ou le Conseil euro-arctique de la mer de Barents sont ainsi des rares formats de coopération maintenus en activité avec la Russie depuis la crise ukrainienne.

Cependant, les sanctions occidentales, en oeuvre depuis 2014 suite à l’annexion de la Crimée, ont eu comme effet un renforcement de la tendance du ‘pivot vers l’Est’ de la Russie6. Afin de combler l’arrêt des flux d’investissements et des accès aux circuits bancaires occidentaux à cause des sanctions, il est devenu essentiel pour la Russie de trouver des alternatives pour poursuivre ces projets énergétiques en Arctique7. Depuis plusieurs années, Moscou cherche à diversifier et ouvrir les investissements de ses différents projets en Arctique en direction des pays asiatiques (Japon, Inde, Singapour). De même, la Russie s’est rapprochée de la Chine pour accéder aux financements dans le cadre structurant des Nouvelles routes de la soie.

Depuis plusieurs années, Moscou cherche à diversifier et ouvrir les investissements de ses différents projets en Arctique en direction des pays asiatiques (Japon, Inde, Singapour). De même, la Russie s’est rapprochée de la Chine pour accéder aux financements dans le cadre structurant des Nouvelles routes de la soie.

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L’état actuel des relations sino-russes : quelle matérialisation et quelles perspectives en Arctique ?

Le partenariat sino-russe, qualifié de stratégique par les deux capitales, est observé avec attention. La crainte qu’un “axe sino-russe” se forme dans l’Arctique et ailleurs est présente. Il faut garder à l’esprit que cette rhétorique alarmiste sert souvent d’autres finalités (enjeux électoraux, obtention de lignes de crédit dans des budgets contraignants…).

Malgré les postures diplomatiques, les relations que la Russie et la Chine entretiennent sont plus ambivalentes8. Moscou et Pékin se méfient l’un de l’autre. Ainsi, la position russe concernant la demande chinoise pour l’obtention du statut d’observateur au Conseil de l’Arctique a longtemps freiné cette ambition. La première candidature au statut d’observateur datait de 2007, et alors que les pays nordiques y étaient plutôt favorables, la Russie et la Canada y étaient réticents. Les deux États y voyaient une internationalisation superflue de l’organisation. Le statut a finalement été accordé à Pékin, en 2013, la suppression du mot ‘permanent’  dans la dénomination officielle a facilité cette attribution.

Dans la région polaire, la coopération entre les deux États demeure essentiellement économique, et reste relativement limitée. Alors que la Chine est souvent présentée dans le rôle d’un bailleur de fonds pour les infrastructures et les projets russes, le pays n’est pour l’instant présent que dans trois projets : Yamal LNG, Arctic LNG 2 et l’oléoduc Force de Sibérie. Ces liens économiques et les investissements chinois sont certainement importants mais restent à la même échelle que les autres partenaires internationaux. Ils constituent d’ailleurs les rares avancées chinoises à l’échelle de la région entière. Si le partenariat sino-russe a fait l’objet d’une attention médiatique relativement importante, la RPC n’est pas le seul pays asiatique travaillant avec la Russie pour participer aux projets gaziers. Rappelons que le Japon est lui aussi présent dans le projet Arctic LNG 2, avec le consortium Mitsui-JOGMEC.

Ces progrès masquent en réalité une méfiance assez persistante entre les autorités des deux pays. Alors que les accords commerciaux suggèrent un rapprochement, « le partenariat arctique, explique Elizabeth Buchanan, professeur à l’université Deakin en Australie, doit plutôt être compris dans les termes du proverbe russe, ‘Fais confiance mais vérifie’. »  En ce sens, rappelons la durée nécessaire pour concrétiser les accords bilatéraux. La relation sino-russe déclare Buchanan, « est marquée par un ressentiment historique et une suspicion mutuelle  ».

Malgré ces réserves et obstacles, il reste indéniable que c’est avec la Russie, que la Chine aujourd’hui a fait le plus de progrès pour s’implanter en Arctique. Il y a aujourd’hui une volonté de perpétuer ce partenariat économique, et même à l’élargir à des investissements dans les secteurs de l’industrie extractive et de la connectivité.

La Chine cherche à légitimer sa présence en Arctique, se revendiquant comme un État “proche-Arctique”, une rhétorique qu’elle n’est, d’ailleurs, pas la seule à utiliser : plusieurs acteurs cherchent à mettre en valeur leur proximité avec la région, une proximité envisagée autrement que par la seule distance géographique. La Route Polaire de la Soie (RPS) est une tentative chinoise d’incorporer l’océan Arctique et son potentiel navigable dans l’Initiative Route et Ceinture ou Nouvelles Routes de la Soie. En y rattachant l’Arctique dans son méga-projet mondial, la Chine essaie de se placer comme une réponse pertinente aux besoins de développement de la région ; qui lui servirait aussi à se faire une place plus légitime et centrale dans l’Arctique.

La Route Polaire de la Soie (RPS) est une tentative chinoise d’incorporer l’océan Arctique et son potentiel navigable dans l’Initiative Route et Ceinture ou Nouvelles Routes de la Soie. En y rattachant l’Arctique dans son méga-projet mondial, la Chine essaie de se placer comme une réponse pertinente aux besoins de développement de la région ; qui lui servirait aussi à se faire une place plus légitime et centrale dans l’Arctique.

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Les intérêts russes et chinois s’alignent pour l’instant, et la Chine a conscience qu’elle doit en tirer le plus possible avant un éventuel revirement9. Ainsi, le quatorzième plan quinquennal chinois, couvrant 2021-2025, inscrit la RPS dans les objectifs de développement économique à mettre en œuvre sur la période, nouveauté par rapport au précédent. Il faudra à l’avenir, rester attentif aux évolutions sur cet aspect en particulier. Il est en effet probable que les efforts chinois qui tendent à, lentement mais sûrement, définir l’Arctique comme un espace international, finissent par se heurter aux intérêts russes qui indiquent plutôt le sens d’un contrôle accru du trafic longeant ses côtes. Moscou, conscient du problème de la dépendance économique aux investissements chinois, cherche déjà à diversifier ses partenaires, notamment asiatiques. Ainsi, il faudra également observer le rôle que Moscou souhaite développer pour les observateurs de l’Arctique, au prisme des éléments évoqués ci-dessus. On notera d’ailleurs qu’au lendemain de la réunion des 19 et 20 mai 2021, à Reykjavik, les candidatures au statut d’Observateur, déposées par l’Irlande, l’Estonie et la République Tchèque n’ont pas reçu de réponses.

L’enjeu de l’extractivisme dans la région se pose particulièrement au prisme de ce partenariat sino-russe. Le développement russe de sa région arctique a jusqu’à présent été avant tout pensé par et pour l’extraction des minerais et des hydrocarbures. Or, la crise environnementale et les changements climatiques demandent à ce que ce genre de pratiques soient freinées voire stoppées. Comment la présidence russe articulera-t-elle ses solutions à ce paradoxe d’une région surexposée et fragile aux conséquences néfastes du changement climatique, ouvrant pourtant de nouvelles opportunités d’exploitation qui l’accélère ? Le discours officiel chinois, en Arctique et ailleurs, est aussi à interroger. Les autorités chinoises cherchent aujourd’hui à se présenter en champion de la lutte contre le changement climatique, de la crise climatique, alors même que leurs activités économiques perpétuent des pratiques toujours néfastes et accélérant ces mêmes phénomènes. En Arctique, et d’autant plus en Russie, la présence chinoise est majoritairement voire exclusivement la conséquence de ces activités.

Quelles perspectives pour la présidence 2021-2023 ?

Lors de la réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique du 20 mai 2021, de nombreux plans d’action et rapports ont été approuvés, notamment le Arctic Climate Change Update 2021. Face au réchauffement climatique menaçant cette région du monde où ses effets se ressentent trois fois trois fois plus vite qu’ailleurs sur le globe10, la continuité de l’agenda climatique et écologique durant la présidence du conseil est un aspect primordial de la gouvernance régionale. Cependant, les ambitions extractives de la Russie dans la région arctique suscitent des craintes quant aux conséquences environnementales d’une telle politique industrielle.

Véritable levier de développement économique et d’affirmation d’unité nationale, l’exploitation minière structure le territoire sibérien. Créant de véritables villes-entreprises11 comme Novy Ourengoï où 70 % des emplois proviennent de l’industrie gazière russe, ce modèle économique représente le principal socle des activités pour les habitants de l’espace arctique.

Non résiliente, cette économie extractive représente un véritable frein à la transition écologique de la Sibérie, et de la Russie en général. Le dégel du pergélisol causé par le réchauffement climatique fragilise les infrastructures et accélère les effets du réchauffement climatique dans une boucle de rétroaction. Malgré une politique écologique dans les années 1990 conduisant à la protection de 25 % du territoire de la Iakoutie12, le territoire arctique russe est à présent fragilisé par les conséquences du changement climatique qui menacent à la fois les centres urbains, les populations et l’économie extractive prédominante dans ces régions polaires13. La population autochtone, représentant 5 % de la population de l’Arctique russe reste soumise à la pression des activités de l’industrie extractive. Ces activités constituent une menace pour la préservation de leur territoire, malgré la mise en place d’une politique d’indemnisations avec la réalisation d’expertises indépendantes permettant d’évaluer les dommages causés par ce type d’exploitation.

La présidence du conseil de l’Arctique à venir représente une véritable occasion pour la Russie de démontrer son intérêt pour la mise en place d’une coopération saine et multilatérale entre les différents membres du Conseil de l’Arctique. Ne pouvant instrumentaliser cette présidence pour assouvir ses ambitions nationales, la Russie est alors dans l’obligation de se montrer volontariste vis-à-vis des autres pays arctiques. Les Etats arctiques sont parvenus jusqu’à présent à préserver le dialogue et la coopération dans la région, une situation qui malgré certaines concessions comme le statut d’observateur de l’UE, fait consensus parmi les huit États arctiques.

La présidence du conseil de l’Arctique à venir représente une véritable occasion pour la Russie de démontrer son intérêt pour la mise en place d’une coopération saine et multilatérale entre les différents membres du Conseil de l’Arctique. Ne pouvant instrumentaliser cette présidence pour assouvir ses ambitions nationales, la Russie est alors dans l’obligation de se montrer volontariste vis-à-vis des autres pays arctiques.

émilie Canova, Camille Escudé Joffres, Joaquim Gaignard, Pauline Pic, Léa Tourdot, Florian Vidal

La Russie entend s’inscrire dans la continuité de la présidence islandaise, et afficher une approche pragmatique pour intégrer l’ensemble des États de la région dans un dialogue constructif. La présidence russe s’insère dans le cadre de la stratégie arctique russe 2020-2035 qui vise à développer son territoire arctique, et ce à grande échelle. Dans le même temps, Moscou par l’intermédiaire de son ambassadeur pour l’Arctique, Nikolaï Korshunov, affirme travailler « en étroite collaboration avec tous les pays de l’Arctique, non seulement pour l’élaboration de la politique arctique, mais aussi pour sa mise en œuvre« .

Sergueï Lavrov a souligné, ce 20 mai 2021 la volonté de son pays de poursuivre l’effort de coopération impulsé par la présidence islandaise, tout en continuant à travailler sur les questions climatiques et socio-économiques dans la région polaire : « Nous espérons que la présidence russe servira à renforcer encore la coopération régionale. Relever les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sous les hautes latitudes nécessite des approches véritablement collectives« .

On peut cependant souligner le paradoxe entre l’agenda russe au Conseil de l’Arctique, tourné vers le développement durable et la lutte contre les effets du changement climatique, et s’inscrivant dans la continuité des précédentes présidences islandaises et finlandaises, et la réalité bien différente de sa politique intérieure de développement des ses régions arctiques. La catastrophe écologique du mois de mai 2020 avec le déversement de 20 000 tonnes de diesel dans la rivière Ambarnaïa et ses affluents dans la région de Norilsk rappelle l’immensité du déficit des politiques publiques dans la préservation environnementale et la lutte contre le changement climatique. D’autre part, la situation des populations autochtones dans l’Arctique russe est durablement fragilisée par les dispositifs administratifs et juridiques, avec notamment la loi sur les “agents de l’étranger”, qui nuisent aux activités des ONG comme Raipon (Russian Association of Indigenous People of the North, l’association des peuples autochtones du Nord) qui entretiennent des contacts étroits avec leurs homologues des autres régions arctiques. Ces paradoxes-là pourraient finalement mettre en porte-à-faux les déclarations diplomatiques de Moscou sur la scène arctique.

Sources
  1. Åtland, K. (2008). Mikhail Gorbachev, the Murmansk Initiative, and the Desecuritization of Interstate Relations in the Arctic. Cooperation and Conflict, 43(3), 289-311. doi:10.1177/0010836708092838.
  2. Elana Wilson Rowe (ed.), Russia and the North, Ottawa, Univ. of Ottawa Press, 2009, 218 p.
  3. Gouvernement de Russie. The Fundamentals of State Policy of the Russian Federation in the Arctic in the Period Up to 2020 and Beyond. 2008. Consulté le 31/05/2018.
  4. Lasserre, Choquet, Escudé Joffres, Géopolitique des pôles, Cavalier bleu 2021.
  5. Arctic Council (2021). Arctic Council Strategic Plan 2021 to 2030. Reykjavik. URL : https://oaarchive.arctic-council.org/handle/11374/2600.
  6. Shagina, Maria. « Russia’s Pivot to Asia : Between Rhetoric and Substance ». Orbis 64, no 3 (1 janvier 2020) : 447‑60.
  7. Dans un discours de 2021, V. Poutine montrait cette tendance à la diversification, orientée vers l’Asie. Putin, Vladimir. « Russia and the Changing World – Article by V.Putin on Foreign Policy ». The Embassy of the Russian Federation to the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland, 27 février 2012. http://rusemb.org.uk/press/612.
  8. Saradzhyan, Simon. « Why Russia’s Alliance with China Is Improbable, but Not Impossible ». Recherches & Documents. Paris, France : Fondation pour la Recherche Stratégique, septembre 2020.
  9. Brady, Anne-Marie. China as a Polar Great Power. Cambridge University Press, 2017, p.233.
  10. Deshayes, Pierre-Henry. « Arctic Warming Three Times Faster than the Planet, Report Warns ». Phys.Org, 20 mai 2021. https://phys.org/news/2021-05-arctic-faster-planet.html.
  11. Yvette Vaguet. Les formes et les enjeux de l’urbanisation en Arctique. Daniel Joly. L’Arctique en mutation, 46, Editions de l’EHPE, pp.125-134, 2016, Les Mémoires du Laboratoire de Géomorphologie, 978-2-900111-23-9. Halshs-01779914.
  12. Émilie MAJ, « Sibérie extrême-orientale : nature et ville post-communiste en république Sakha (Iakoutie) », Strates [En ligne], 12 | 2006.
  13. Ibid.