La garantie de l’emploi, l’arme sociale du Green New Deal

Pour Clément Carbonnier, le livre de Pavlina R. Tcherneva est un plaidoyer convaincant en faveur de la mise en place d’une garantie de l’emploi, non seulement aux États-Unis, mais également en Europe et particulièrement en France.

Pavlina R. Tcherneva, La garantie de l’emploi, l’arme sociale du Green New Deal, Paris, La Découverte, «Économie politique», 2021, 152 pages, ISBN 9782348068614

Le livre de Pavlina R. Tcherneva est un plaidoyer pour l’instauration aux États-Unis du système dit « garantie de l’emploi ». Cette proposition fait partie de la plateforme du Green New Deal défendue notamment par Bernie Sanders et ses soutiens, dont l’autrice fait partie. Des propositions similaires ont été faites pour la France, et en particulier dans la dernière note1 du laboratoire d’idée Intérêt général, qui en détaille les modalités d’application en France en se basant notamment sur l’analyse des avantages et inconvénient de l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Ce plaidoyer est complet et rigoureux. Après un premier chapitre présentant des cas types ainsi que le principe général de la garantie d’emploi, le second chapitre fait le bilan de la situation actuelle, héritée de la fin des trente glorieuses et du tournant néolibéral. Il insiste énormément sur le consensus macroéconomique du chômage « d’équilibre », le NAIRU, taux de chômage n’accélérant pas l’inflation. L’argument dominant étant que si le chômage baissait trop, la pression du manque de main d’œuvre ferait augmenter les salaires, et en conséquence l’inflation. Ceci revient en quelque sorte à garder un niveau de chômage qui préserve une taille minimale de l’armée de réserve industrielle même en haut de cycle économique. Or, ce chômage jugé « naturel » a des conséquences économiques et sociales désastreuses, documentées par ce livre : coûts monétaires des allocations, déqualification des travailleurs, peur d’employer des chômeurs de la part des entreprises, baisse de l’espérance de vie des chômeurs et conséquences sur l’éducation et la santé des enfants.

En réponse à cette situation, le chapitre 3 présente le principe de la garantie de l’emploi d’un point de vue macroéconomique : un système d’option sur le modèle de l’avocat commis d’office. Chaque chômeur se voit proposer un emploi et pourra le refuser sans crainte de perdre ses allocations. Cet emploi est offert selon des conditions de travail et une rémunération imposant de facto une qualité plancher à l’ensemble des emplois, de manière plus efficace – ou complémentaire – à une législation de protection du travail et de salaire minimum car elle fournit en permanence une alternative d’emploi décent. De plus, un tel système est automatiquement contracyclique et permet une forte relance keynésienne en période de crise en offrant des emplois et du pouvoir d’achat aux ménages les plus modestes, dont la propension à consommer est forte.

Le chapitre 4 aborde la question du financement, principalement sous l’angle de la théorie monétaire moderne (MMT). Celle-ci avance que tant que la création monétaire permet de financer de nouvelles activités, elle se fait sans coût économique – en particulier sans inflation – car les nouvelles activités génèrent in fine la richesse correspondante à cette monnaie nouvellement créée. Partant de cette assertion, Pavlina R. Tcherneva considère que la garantie de l’emploi doit être financée par création monétaire et sans recettes fiscales supplémentaires.

Enfin, avant un chapitre 6 conclusif, le chapitre 5 détaille les caractéristiques microéconomiques de la garantie de l’emploi, tentant de balayer par avance l’ensemble des objections potentielles. Il ne s’agit pas d’un étatisme car la politique, financée au niveau fédéral, est cogérée à un niveau très décentralisé entre les collectivités locales et les associations. L’effet productif est positif car les emplois – et il est possible d’en créer un grand nombre qui ne sont pas des « emplois bidons » – créent bien plus de richesses que le chômage pour l’ensemble de la société. Ce dispositif a effectivement un impact sur les emplois privés du fait d’une rémunération et de conditions de travail décentes, mais uniquement dans le sens où cela réduit le pouvoir des employeurs de trop exploiter leurs salarié·e·s, ce qui est aussi un des objectifs de la mesure.

Je souhaiterais discuter trois points, tout en tentant de faire le lien avec le cas français car le livre est un plaidoyer très appliqué au cas américain, qui diffère du nôtre par plusieurs aspects. Tout d’abord l’état des lieux du non-emploi, ses causes et ses conséquences. Ensuite la question du financement de la mesure. Enfin le problème de la contracyclicité de la mesure et des potentiels effets éviction.

État des lieux du non-emploi en France et aux États-Unis

Les marchés du travail américains et français sont très différents. On peut se demander si l’effet bénéfique attendu outre-Atlantique par l’autrice serait similaire en France. Pour se fixer les idées, il est intéressant de comparer les évolutions de l’emploi au XXIème siècle, avant la crise sanitaire :

On retrouve le fait énoncé dans le livre que l’emploi fluctue bien plus fortement aux États-Unis, ce qui est notamment dû à l’ensemble des régulations en France permettant de mieux amortir les chocs. Il est souvent dit que ces protections se paient par un niveau de chômage hors-crise plus élevé en France. Ceci s’observe sur le graphique mais on voit que cette statistique est trompeuse car si effectivement le taux de chômage est globalement plus élevé en France (hormis pour les deux premières années post-crise des subprimes) le taux d’emploi est en permanence plus élevé en France. De multiples facteurs l’expliquent : une politique de garde d’enfants moins mauvaise, une régulation globale de l’emploi qui produit moins de personnes durablement éloignées de l’emploi (et ainsi non comptabilisées comme chômeuses), etc. Quoi qu’il en soit, il s’avère que même si moins volatile en Europe, le taux d’emploi des 25-54 ans est comparable entre la France et les États-Unis, avec pratiquement une personne sur cinq sans emploi. Mis à part la petite proportion de rentiers, ces nombreuses personnes pâtissent de cette situation sur de multiples aspects, comme Pavlina R. Tcherneva le documente dans le chapitre 2.

De ce point de vue, ses principaux arguments en faveur de la garantie de l’emploi s’appliquent en France : d’un point de vue micro, cela redonnerait de l’autonomie et du bien-être à ce cinquième de la population ; du point de vue macro, cela permettrait de produire des richesses pour l’ensemble du pays si ces 20 % de la population en âge de travailler avait effectivement l’opportunité de travailler.

Un autre point sur lequel elle insiste fortement est l’impact qu’une opportunité pour tous d’un emploi aux conditions de travail et à la rémunération décentes aurait sur l’ensemble du marché du travail. De ce point de vue, l’impact serait plus limité en France dont la protection du travail est plus importante et le revenu minimum quasi-généralisé. Pour autant, il ne serait pas nul étant donné la tendance actuelle à la réduction de la régulation protectrice ou à son contournement par des statuts d’auto-entrepreneurs servant surtout à s’affranchir des devoirs des employeurs envers leurs salariés.

Le financement par la politique monétaire

La proposition de financer la mesure par la création de monnaie pose plusieurs questions. Premièrement, elle est peu applicable au cas français puisque les pays de la zone euro ne sont pas souverains sur ce point. Pour pouvoir opter pour ce type de financement, il faudrait soit récupérer la souveraineté monétaire – c’est-à-dire sortir de l’euro – soit établir la garantie de l’emploi au niveau européen et changer les statuts de la BCE.

Financement dans le cadre européen

Certes, une garantie de l’emploi au niveau européen serait une bonne chose, surtout si cela permettait de faire converger les protections du travail et les salaires minima. Dans une note du CAE de 2016 2, Agnès Bénassy-Quéré (actuelle chef-économiste du Trésor), Xavier Ragot (actuel président de l’OFCE) et Guntram Wolf (directeur du think tank européen Bruegel) proposaient, avec certes moultes garde-fou, d’avancer vers une assurance chômage européenne. De ce point de vue, il serait probablement plus souhaitable de construire directement une garantie de l’emploi au niveau européen.

Pour autant, le fait même que les différences intra-européennes sur ces sujets soient importantes montre à quel point une telle garantie de l’emploi – qui inciterait à une convergence de la protection du travail vers le haut – risquerait de se confronter à de nombreuses oppositions. Cela incline à chercher d’autres modes de financements – budgétaires cette fois – pour mettre en place la garantie de l’emploi en France. Ce n’est pas forcément un problème car au moins deux sources de financements budgétaires peuvent être trouvées en France. Le premier est lié aux impôts, et en particulier sur les plus aisés et le capital qui ont baissé ces dernières années. Le second, comme nous l’indiquions avec Bruno Palier et Michaël Zemmour dans un article 3 résumé dans un policy brief du LIEPP 4, consisterait à réallouer la part la moins efficace des dépenses publiques cherchant à diminuer le coût du travail. Cette part très importante et en continuelle croissance est malheureusement sans effet sur l’emploi, comme je l’expliquais dans une tribune l’année dernière 5.

Financement monétaire, marchandises et bien public

On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence du financement monétaire même aux États-Unis où il est possible. L’argument est que la création monétaire finance de nouvelles activités productives qui sont donc des créations de richesse qui a posteriori matérialisent l’augmentation de monnaie. Ce raisonnement fonctionne si la création effective de richesse est marchande. Parmi les types d’emplois évoqués, on retrouve des actions de protection de l’environnement. De telles productions sont bien sûr essentielles et nos sociétés pâtissent de leur insuffisance, mais elles n’augmentent pas la quantité de marchandises (biens et services). Or, la création monétaire pour financer ces emplois augmente le pouvoir d’achat de marchandises des bénéficiaires du programmes.

Ainsi, à moins d’espérer un fort effet keynésien classique de relance par la consommation, il est nécessaire que ce gain de pouvoir d’achat de marchandises envers les bénéficiaires se fasse au moins partiellement par transfert et non uniquement par création, c’est à dire par une réorientation budgétaire ou fiscale. L’effet global n’en reste pas moins très positif pour l’ensemble de la société, car le programme mobilise de la force de travail inutilisée pour créer du bien-être pour tous (à travers une moindre dégradation environnementale) et pas seulement pour les bénéficiaires (à travers la rémunération et l’estime de soi qu’un emploi décent et utile procure). Mais il ne crée pas pour autant de marchandises supplémentaires donc il est nécessaire de redistribuer le pouvoir d’achat des marchandises.

Contracyclicité de la mesure et effets d’éviction

Certes, Pavlina R. Tcherneva ne cite pas que des biens publics non-marchands comme emplois potentiellement créés. En particulier, elle développe des arguments pour la création d’emplois dans les services aux personnes. Toutefois, ces autres exemples sont problématiques vis-à-vis de l’objectif de contracyclicité. Selon cet objectif, il est important que le dispositif soit capable de créer rapidement un grand nombre d’emplois en période de crise économique, emplois qui disparaissent en période de reprise au fur et à mesure que les bénéficiaires retrouvent des emplois marchands. Il est donc essentiel que le bien-être créé par ces emplois puisse perdurer au-delà de leur disparition.

Ainsi, on comprend bien pourquoi des emplois produisant des biens ou services de type investissement pérenne épousent bien le principe de la garantie d’emploi. Elle cite ainsi : « contrôle des inondations, surveillance des espèces, enquêtes environnementales, plantations d’arbres, entretien et rénovation des parcs, destruction des plantes invasives, construction de pêcheries locales, etc. » toutes productions qu’on peut accélérer en période de crise en profitant de la disponibilité de la main d’œuvre, et dont les bénéfices perdurent ensuite même si la production est ralentie lors de la reprise économique. Mais les mêmes caractéristiques ne se retrouvent pas pour les services aux personnes qui sont consommés immédiatement : les utilisateurs ont tout autant besoin de ces services quand la croissance est revenue.

D’autant plus que de tels services sont essentiels. C’est devenu évident pendant la crise sanitaire mais reste vrai à d’autres périodes. Comme nous le montrons dans le livre Le retour des domestiques6 avec Nathalie Morel (et dans la note commandée par l’assemblée nationale7 issue des mêmes travaux), les besoins permanents pour ces services dépassent largement ce qui est effectivement offert. Le marché ne peut pas générer ces services car les personnes qui en ont besoin n’ont dans la grande majorité pas les moyens de se les offrir, même à prix réduit par les avantages fiscaux. C’est pourquoi ces politiques fiscales n’ont eu que très peu d’effet sur l’emploi.

Or, une grande partie de ces services sont la continuité directe de ce que nous considérons comme des services publics : d’une part, il existe une nette interaction entre les aides aux personnes en perte d’autonomie et les services médicaux8 ; d’autre part, la garde d’enfant, outre son effet très fort sur les carrières des mères, se situe clairement dans la continuité – en amont – des services d’éducation. C’est pourquoi nous considérons que la puissance publique doit financer un réel accès pour tous à ces services, soit via le financement et le conventionnement de producteurs privés comme dans le cas des professions libérales de santé, soit via l’organisation publique de la production comme dans le cas de l’éducation. Cette intervention publique doit être pérenne et permanente. Elle aiderait certainement à diminuer le niveau général de non-emploi, mais ne peut pas constituer une politique contracyclique.

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Avec cette traduction du livre de Pavlina R. Tcherneva, la nouvelle collection Économie politique des éditions La découverte nous offre un ouvrage concis et riche. Le bon niveau de vulgarisation permet à ce livre d’être abordable par le plus grand nombre sans occulter la complexité des sujets traités. Comme j’espère l’avoir montré ci-dessus, il ne clôt pas le débat mais ouvre la perspective d’intéressants développements. Pour autant, ce livre est un plaidoyer très convaincant en faveur de la mise en place d’une garantie de l’emploi, non seulement aux États-Unis, mais également en Europe et particulièrement en France.

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