Yoga d’Emmanuel Carrère : l’abandon de l’autofiction ?

L'écrivain Vincenzo Latronico a lu le dernier Carrère. Pour lui, le fondu rose de Yoga signe peut-être la fin du chemin autofictionnel.

Emmanuel Carrère, Yoga, Paris, P.O.L, 2020, 400 pages, ISBN 9782818051382

« La littérature est le lieu où on ne ment pas », écrit Emmanuel Carrère dans Yoga. À ma connaissance, c’est le seul livre autobiographique où il ment. 

La méditation, écrit-il également, dans l’une des vingt-quatre définitions alternatives qu’il propose, c’est découvrir qu’on est autre chose que ce qui se dit sans relâche : moi ! moi ! moi ! » Dans la première phrase du livre, le mot «  je » apparaît huit fois.

Ces contradictions, et bien d’autres encore, sautent immédiatement aux yeux à la lecture de Yoga. Et pourtant, passer sous silence cette hypocrisie ou cette naïveté reviendrait dans une certaine mesure à déformer le rôle de ces paradoxes, qui sont conscients et délibérés. Le mot «  yoga » a une racine commune avec le mot joug, et l’image qui en ressort est exactement la même : si l’esprit et le corps sont deux chevaux sauvages, le yoga est le joug, le harnais, qui les fait avancer harmonieusement dans la même direction. Il est naturel que la pratique du yoga (et son écriture) soit surtout celle de ceux qui ont le sentiment d’être tiraillés et écartelés. 

Dans Yoga, les chevaux de Carrère s’emballent.

Yoga  s’ouvre sur l’histoire d’une retraite de Vipassana, une école de méditation qui prévoit que l’on passe dix jours totalement déconnectés du monde extérieur, en méditation constante, sans jamais parler. En adoptant une méthode semblable à celle de l’éblouissante première partie du Royaume pour traiter du catholicisme, Carrère invite le lecteur à prendre la méditation au sérieux : non pas comme une attraction pour bobos, ni comme une pratique de bien-être, ni comme un moyen d’améliorer sa concentration, mais comme un chemin de maturation intérieure et de recherche de la paix. Il adopte également un ton similaire, fait d’ironie, de didactisme et d’émerveillement, qu’il arrive à débarrasser de l’inspiration gnostique des gourous ou de l’optimisme grésillant des livres de développement personnel. Il convoque sans sarcasme aucun la notion de nirvana.

Le mécanisme narratif de Yoga repose sur l’entrelacement de l’histoire personnelle, de l’essai, de l’auto-analyse et de l’exploration littéraire que Carrère a perfectionnée au cours de ces vingt dernières années. Il y a les interactions avec les autres étrangers de la retraite Vipassana ; les souvenirs de mariages malheureux ; les vidéos des gourous des arts martiaux sur YouTube ; les digressions historico-littéraires ; les spéculations paranoïaques sur son prochain, sur lui-même, sur son passé et sur l’avenir. Il y a aussi, comme on pouvait s’y attendre, des scènes de sexe, dont une très longue dans laquelle une étrangère, sans un mot, l’emmène à l’hôtel à la fin d’un séminaire de yoga. C’est pour raconter cette expérience que la notion de nirvana est convoquée sans sarcasme aucun.

Dans les intentions initiales de Carrère, tout ce matériel autobiographique devait composer un «  petit livre souriant et subtil » pour expliquer la méditation à son public. Il avait décidé de l’écrire en se rendant compte que, pour la première fois, il était heureux : sereinement marié, productif et prospère, sans épisodes dépressifs depuis plus d’une décennie. Il cite la quatrième de couverture de ce petit livre qu’il n’a pas écrit : «  Ce que j’appelle le yoga n’est pas seulement la bienfaisante gymnastique que nous sommes si nombreux à pratiquer, mais un ensemble de disciplines visant l’élargissement et l’unification de la conscience. Le yoga dit que nous sommes autre chose que notre petit moi confus, fragmenté, apeuré, et qu’à cette chose nous pouvons accéder. C’est un chemin, d’autres l’ont emprunté avant nous et nous l’indiquent. Si ce qu’ils disent est vrai, cela vaut la peine d’aller voir à notre tour.  »

Mais cela n’est pas la quatrième de couverture de Yoga.

Depuis quatre jours, Carrère est plongé dans le silence rêveur de la retraite Vipassana lorsque la rédaction de Charlie Hebdo est massacrée par un commando terroriste. L’une des victimes, Bernard Maris, était le compagnon d’une de ses proches amies, et il est brusquement rappelé de sa retraite pour écrire son oraison funèbre. Au-delà de ces circonstances tragiques — Carrère aurait pu recommencer cette retraite de dix jours à un autre moment —, cet épisode l’amène à reconsidérer le sens de la méditation, et donc le livre qu’il écrivait. Soudain, il a vu quelque chose de sombre, une forme de rejet de la vie, dans la centaine de personnes qu’il avait laissées en pleine méditation silencieuse dans les bois, absolument ignorantes du deuil national. Le profil vital et énergique de Maris, à qui la deuxième partie du livre est dédiée, semble en quelque sorte offrir une autre réponse aux questions qui avaient poussé Carrère à la méditation, et avec lui le lecteur.

Ce n’est pourtant pas cela qui fait dérailler le livret «  souriant et subtil » sur le yoga, mais un épisode de dépression qui le conduit à passer quatre mois dans une clinique psychiatrique avec un diagnostic de trouble bipolaire et une réponse thérapeutique incluant kétamine et électrochocs. C’est ce qu’il raconte dans la troisième partie, dans un mélange flou et brutal qui tient peut-être à la fois d’une stratégie littéraire et du souvenir de cette époque. Le déclencheur semble être la maîtresse l’ayant conduit au nirvana à un moment indéterminé situé dans le passé ; Carrère suggère qu’elle a joué un rôle dans ce qui forme à la fois le cœur du livre et son trou noir : son divorce.

J’écris «  divorce » parce que j’ai lu les interviews et vu les critiques, mais, en réalité, tout au long du livre, ce mot n’est jamais prononcé. Dans ce qui constitue un vertigineux hapax pour un écrivain qui a construit son identité littéraire autour de la transparence autobiographique, Carrère écrit seulement que quelque chose s’est passé ; que c’est ce quelque chose qui a déterminé son épisode dépressif ; et qu’il ne peut pas le raconter parce que cela concerne aussi d’autres personnes.

La section sur la dépression est probablement la partie la plus puissante et la plus déchirante du livre. Carrère raconte ses souvenirs de la vie en clinique, analyse le lexique des psychiatres, et reconstitue avec une précision obsessionnelle les crises de panique et les vertiges de la kétamine et des électrochocs. L’écriture de Carrère est souvent d’une telle franchise que le doute s’installe sur sa complaisance, qu’elle ne soit qu’une manière de renverser la honte et l’embarras du Carrère qui est raconté sur l’orgueil du Carrère qui raconte pour sa sincérité sans limites. Ce doute ne surgit jamais à la lecture de sa vie d’homme d’âge moyen vivant dans un petit appartement vide, incapable de travailler ou de se laver. Le journaliste qui vient faire son profil pour le New York Times — et à qui Carrère explique que c’était une solution temporaire lors d’un déménagement — écrit dans son article : «  il souffrait en fait terriblement ».

Partiellement rétabli, Carrère se retire à nouveau sur une île grecque où il possède une maison, se traînant pendant l’été jusqu’à ce que la rencontre avec des connaissances l’amène sur une autre île pour y diriger un atelier d’écriture créative dans un immense centre d’accueil. Une universitaire américaine nommée Frederica l’accueille et l’héberge. C’est un personnage tourmenté et captivant avec lequel le lecteur pourrait imaginer un flirt pendant les cours. La quatrième partie du livre, qui est assez longue, est consacrée à l’histoire de Frederica et à celle des enfants que Carrère rencontre — tous survivants d’histoires plus que tragiques d’émigration clandestine, tous déchirés entre un apparent optimisme et une douleur sourde et profonde — dans ce qui semble être un écho plus ou moins explicite d’Autres vies que la mienne.  Puis il y a un retour ; une vie qui continue ; un livre, celui-ci, qui se termine ; et pour finir l’image optimiste d’un nouvel amour. Yoga se termine ainsi, en rose.

Voilà ce qui ressort de la lecture du texte. Le contexte nous en dit plus. «  Le contexte », explique Hélène Devynck, l’ex-femme de Carrère, dans un «  droit de réponse » publié par Vanity Fair, «  c’était moi ». 

Dans son texte, Devynck révèle quelques détails factuels qui jettent une lumière extrêmement problématique sur l’opération littéraire de Carrère. Par exemple, la discrétion sur la période de son divorce, qui serait motivée par le tact et l’affection, est en fait stipulée par leur contrat de séparation. Malgré tout, Devynck n’aurait pas eu la possibilité de retirer du texte tout ce qu’elle aurait voulu. Elle donne l’exemple de la longue période passée à Leros à faire du bénévolat dans un camp de réfugiés, qui n’aurait en fait duré que quelques jours.

Ces révélations, si elles sont vraies (et il n’y a pas de raison d’en douter), se répercutent de manière problématique sur l’auteur de deux manières différentes. D’une part, Carrère semble avoir sacrifié à son projet littéraire les désirs d’une femme qui l’a aimé, tout en présentant comme un geste de delicatesse ce qui n’était en fait qu’une clause de leur contrat de séparation. D’autre part, le statut non fictionnel de Yoga — un statut implicite dans le texte, réaffirmé pendant la promotion du livre, dans les articles et dans les interviews — est au moins fissuré par les divergences factuelles que relève Devynck. C’est un problème pour la nature du livre. Est-ce aussi un problème pour son contenu ?

Il est impossible de considérer Yoga sans se rappeler les livres antérieurs d’Emmanuel Carrère. Certes, cela vaut pour tous ceux qui écrivent ; mais ce cas-là est particulier. Après un succès de jeunesse en tant que romancier, Carrère a répondu à une crise d’écriture (racontée dans Le Royaume) en explorant la forme spécifique de la non-fiction qui a fini par le définir : utiliser des événements autobiographiques comme un moyen d’accéder aux sujets qu’il voulait traiter. Dans les moments les plus réussis, qui sont nombreux, cela lui a permis d’accéder à une sorte d’objectivité subjective, une voix qui fait autorité non pas parce qu’elle est impersonnelle mais, précisément, parce qu’elle est située. La voix de Carrère est celle d’une personne qui raconte au lecteur, avec autodérision et lucidité, les parties de son expérience qui l’ont amené à s’intéresser à un thème donné et les aspects de celle-ci qui ont déterminé sa perspective. Ces thèmes ont été, au long de sa carrière  : l’assassin Jean-Claude Romand, l’écrivain parafasciste Edouard Limonov, un certain type de culture en France et l’Évangile de Luc. Dans le « petit livre souriant et subtil » dont le naufrage est raconté ici, ce thème était censé être la méditation. Mais ce n’est pas le thème de Yoga. Dans Yoga, le thème auquel Carrère accède à travers son autobiographie, est l’autobiographie d’Emmanuel Carrère.

D’un certain point de vue, cela correspond à la croissance ou à l’approfondissement du « je » narratif tout au long de ses vingt ans de production non fictionnelle. Dans L’Adversaire, Carrère semble surtout un auteur qui tente de comprendre le meurtrier dont il parle : son intériorité n’entre guère en jeu. Il en va de même dans Limonov. Ce n’est déjà plus le cas dans Un roman russe, dans lequel une grande partie de l’histoire de sa famille est mise en lumière, tout comme dans D’autres vies que la mienne — en dépit de son titre. Le Royaume enfin s’ouvre sur une longue section qui raconte avec force détails une période douloureuse de sa vie d’adulte. De ce point de vue, les vingt dernières années des livres de Carrère représentent un acte de substantivation progressive qui culmine avec Yoga : le lent raffinement d’une machine stylistico-épistémologique qui, en broyant les thèmes les plus disparates, a donné de plus en plus de place à la figure de Carrère lui-même. 

Au cours de Yoga, cette machine semble s’enrayer par moments. L’épisode silencieux qui a déclenché la dépression de Carrère est lié, dans son histoire, à l’amante inconnue avec laquelle il avait vu la lumière. Vers la fin du livre, Carrère admet que l’histoire est dans une certaine mesure le résultat d’une invention littéraire, tout comme la figure de Frederica, au milieu de la quatrième partie. Il y a quelque chose d’irréductiblement dérangeant dans cette révélation  : non seulement parce que, en théorie, toute la construction stylistique et épistémologique de la littérature de Carrère est basée sur la vérité de ce qu’il dit de lui-même ; mais aussi parce que, de façon cruciale, ces deux figures agissent comme des pivots entre les différentes parties du roman. L’amante mystérieuse est celle par qui le yoga est relié à la dépression. Frederica est celle qui relie la dépression à la crise des migrants. Si les deux figures sont remaniées ou purement fictives, ces parties sont déconnectées, juxtaposées. Le sens de l’ensemble est perdu.L’un des points où cela est le plus évident est la transition entre la deuxième et la troisième partie — c’est-à-dire entre la crise qui suit l’attentat contre Charlie Hebdo et l’épisode dépressif proprement dit. Ce dernier est relaté sans aucune référence chronologique, et au-delà de quelque chose de labile et d’arbitraire comme l’ordre des chapitres, rien n’indique si cela s’est passé une semaine, six mois ou deux ans plus tard. Le « petit livre souriant et subtil » avait déjà fait naufrage. Si Yoga devait être un livre sur le yoga (ou l’échec d’un livre sur le yoga), la dépression et ce qui suit n’auraient pas dû y trouver leur place. S’il devait s’agir d’un livre sur la dépression, on ne comprend pas pourquoi il débute par deux cents pages d’autopsie d’un livre raté sur le yoga. La seule chose que les deux thèmes ont en commun est qu’ils ont fait souffrir Emmanuel Carrère. La machine stylistico-épistémologique, après avoir tout broyé, se retrouve à se broyer elle-même.

Ceux qui souffrent ne sont sûrs de rien, sinon de l’immédiateté de leur propre douleur. Il n’est pas surprenant de constater que Yoga est parsemé de signes d’insécurité. Certains sont conscients, d’autres non.

«  Je sais que ces souvenirs n’ont d’intérêt que pour moi, pour Anne et pour les garçons », écrit Carrère après une page où il évoque certains étés familiaux en Bretagne, où il venait de commencer à méditer, «  mais tant pis, tant pis, lecteur, il faut supporter que les auteurs racontent ce genre de choses et ne les coupent pas en se relisant, comme il serait raisonnable. »

En apparence, on a sous les yeux la démonstration de force d’un auteur si sûr de lui qu’il reconnaît qu’un paragraphe est prétentieux et superflu et décide de l’inclure quand même. Mais, sous la surface, la confiance s’effrite. Carrère n’est pas étranger au narcissisme des démonstrations de force auctoriales — il suffit de dire que Le Royaume, un livre dans lequel il parle de l’Évangile, s’ouvre par deux cents pages dans lesquelles il parle de Carrère. Mais, en fait, il en parle avec une telle vivacité, une telle lucidité, une telle profondeur et une telle ironie que le lecteur est heureux d’être transporté dans ses souvenirs intimes, et il ne viendrait à l’esprit de personne — et encore moins à celui de Carrère ! — de penser qu’ils ne sont pas intéressants. C’est l’auteur qui leur confère cette valeur. Dans Yoga, il n’est pas certain qu’il en soit toujours aussi capable.

D’autres signes d’insécurité, moins conscients, sont tout aussi patents. Par exemple, la première partie du livre — plus de 150 pages d’observations souriantes et subtiles sur la méditation — est remplie de prophéties et de rappels sur la catastrophe qui est sur le point de s’abattre sur Carrère. Outre une première page qui mentionne le terrorisme djihadiste et la crise des réfugiés — et une date, janvier 2015, qui éblouit le lecteur français comme une fusée de détresse — toutes les quinze à vingt pages, Carrère ressent le besoin de se rappeler que tout ce calme et cette détente vont prendre fin, que la moelle de l’histoire est à venir. S’il s’agissait d’un gadget pour créer une atmosphère, la première page (ou encore la quatrième de couverture, identique) aurait suffi. Il est évident qu’il y a quelque chose de plus : Carrère a peur que le lecteur s’ennuie. L’idée du « petit livre souriant et subtil », qui lui semblait bonne quand il se sentait bien, lui semble terne et ennuyeuse. Ici aussi, il invite le lecteur à «  supporter que les auteurs racontent ce genre de choses », en lui promettant que les feux d’artifice arriveront bientôt.Parallèlement à sa désarticulation structurelle, le livre présente également un texte fragmenté, divisé en chapitres très courts qui ont pour titres des bouts de phrase qui reprennent — en les anticipant, en les commentant, ironiquement — le contenu du court texte à venir. La technique, en soi, est plus ou moins traditionnelle, mais pour Carrère, c’est une nouveauté et il est difficile de ne pas la considérer, au vu de l’atmosphère générale du livre, comme une sorte de résignation épistémique. Le signe littéraire des vingt dernières années de la production de Carrère était la composition de l’insoluble — en combinant par exemple son autobiographie et une enquête sur l’Évangile, la vie d’un écrivain bourgeois et celle d’un imposteur devenu meurtrier, et en synthétisant dans ces unions une conscience éclairante ou une vérité profonde. Dans Yoga, il y a bien une combinaison d’éléments hétérogènes, mais elle ne s’accompagne d’aucune confiance dans la possibilité de leur synthèse productive. Voici, semble dire l’auteur, un résumé de mon premier stage de tai-chi. Voici mon discours d’enterrement pour Bernard. Voici la quatrième de couverture du livre que je n’ai pas écrit. Voici un rapport sur les électrochocs. Voici une scène de sexe. Il doit y avoir un fil conducteur dans tout cela, lecteur. Je n’ai aucune idée de ce que c’est.

J’ai dit «  insécurité », j’ai dit «  résignation ». Carrère parle de «  dépression », en se référant uniquement au contenu d’une certaine partie du livre. Le sentiment en le lisant est qu’ici la dépression est d’abord formelle. Il fait face à une forme hésitante, incertaine tant du mérite des parties qu’elle assemble que de sa propre capacité à les réunir en un tout qui serait en quelque sorte valable et compact.

Cela fait de toute analyse du livre une opération moralement ambiguë, car en signaler les problèmes signifie peut-être pointer et blâmer les effets du mal dont il parle. De plus, ce qui, d’un certain point de vue, est une défaillance objective, apparaît, d’un autre point de vue, inséparablement, bien qu’involontairement, lié à sa raison profonde, à son thème. D’une certaine manière, un « petit livre souriant et subtil » sur la dépression, écrit dans un style clair et maîtrisé, serait peu sincère et finalement contradictoire.

Il ne fait aucun doute que ce livre sur un livre raté est lui-même, en un sens, raté. Les matériaux qu’il assemble sont hétérogènes et disjoints. La voix qui les raconte semble parfois presque une imitation de celle de Carrère, tout aussi talentueuse en surface mais avec un manque de profondeur, une partition interprétée avec la virtuosité creuse d’un plan mécanique. Mais ce n’est pas tout. Il y a quelque chose d’obscène à juxtaposer la douleur d’un homme riche et dépressif à la souffrance d’un enfant réfugié, ou à se concentrer sur sa propre douleur lors de la mort d’une connaissance dans un attentat terroriste. Carrère est conscient de cette obscénité, comme il est apparemment conscient de tout, et l’attribue à un désespoir si profond qu’il lui a été impossible d’avoir accès à autre chose qu’à sa propre douleur. Cette excuse a quelque chose de creux, tout comme l’ellipse couvrant les raisons de sa dépression, motivée par le désir de respecter l’intimité des autres : ce désir est clairement en conflit avec l’idée même d’écrire un livre comme celui-ci, à tel point que dans ce vide, la presse française s’est fait l’écho d’un tourbillon de ragots, probablement plus douloureux pour les personnes concernées que toute explication qu’il aurait pu donner. Carrère a souvent utilisé une sorte de franchise sans scrupules pour désarmer ses critiques, admettant et affichant ses défauts afin de les revendiquer avant qu’ils ne puissent lui être reprochés. Dans Yoga, il recourt, mais pas assez, à ce procédé, notamment parce que les mensonges et les silences qu’il dévoile ne sont pas intégralement dévoilés, comme le souligne Devynck. L’excès, l’obscénité, la partie de ses faiblesses qui est évidente non pas au service de sa stratégie mais malgré ses efforts, est peut-être l’élément le plus puissant et le plus authentique du livre. Il est possible que Yoga échoue à décrire la dépression et la lutte pour la paix intérieure. Mais il est éblouissant comme illustration ou comme exemple de ses effets.

Carrère est l’un des plus grands écrivains vivants. De ce point de vue, un livre raté de sa plume a autant de valeur que les autres, ne serait-ce que parce qu’il met en lumière, à contre-jour, tout ce qui est réussi dans les précédents, comme une sorte de clé d’interprétation.

Carrère lui-même écrit que Yoga sera intéressant surtout pour ceux qui ont lu ses autres livres, et il ne fait aucun doute que c’est le cas. Non seulement parce que, centré comme il l’est sur Carrère, il suppose un intérêt pour sa personne et une familiarité avec ses écrits passés ; mais surtout parce qu’à bien des égards, Yoga semble être le point d’aboutissement du chemin d’autofiction commencé avec L’Adversaire. C’est une expérience radicale à laquelle sa machine littéraire, qu’il a affinée pendant vingt ans, a été soumise. Comme ses lecteurs l’ont découvert, c’était une machine très puissante, capable de générer du savoir et de l’émerveillement ; et elle était, ou semblait, extrêmement ductile, capable de s’adapter avec la même agilité et la même élégance aux contenus les plus disparates — autobiographiques ou non.

Carrère y a mis une histoire brûlante. La machine a fondu.

Voilà le résultat, peut-être le plus intéressant, que Yoga laisse au lecteur. La découverte des zones d’ombre conduit à réévaluer la lumière. Dans ses livres de non-fiction, Carrère a développé avec beaucoup d’habileté une technique littéraire quelque peu nouvelle : une voix à la première personne à la fois intime et prosaïque, amusée et sage, ironique et fascinante, faisant autorité non pas à cause d’un excès de confiance mais par la sincérité avec laquelle elle affichait ses insécurités. Ses déclarations, les critiques, mais surtout le son de cette voix ont amené les lecteurs à la cataloguer comme une voix de non-fiction, non pas tant parce que ce qu’il disait était vrai mais parce que la façon dont il le disait paraissait aussi vraie que spontanée. Dans Yoga, cette voix s’est avérée insuffisante, révélant, rétrospectivement, ce qui était construit et contrôlé dans sa spontanéité et sa vérité. Cela ne veut pas dire qu’elle était fausse et mensongère. Cela signifie que dans cette voix non-fictionnelle, il y avait une forte composante d’invention : non pas des faits au sens strict du terme, mais d’un «  je  » narratif et d’un point de vue sur le monde.

Dans une interview publiée en 2013 dans la Paris Review, pour la série The Art of Non-Fiction, on demande à Carrère s’il a l’intention de réécrire des romans, et il répond sans hésiter oui. Yoga donne le sentiment d’être un livre de transition, et je ne serais pas surpris si, rétrospectivement, Carrère voyait là une raison d’abandonner un certain chemin littéraire autobiographique — non pas comme une filon qui s’épuiserait, mais comme un monde lointain que l’on a fini d’explorer, avant d’avoir l’envie d’en explorer un nouveau.

L’article de Devynck montre clairement qu’il avait déjà commencé à quitter ce chemin. La révélation de la manière dont Carrère a abusé de ses droits a un poids dans le jugement éthique qui peut être porté sur ce livre. La découverte d’une altération du récit sur une question aussi brûlante que la crise des réfugiés ne peut que conduire à un jugement politique. Mais d’un point de vue littéraire, plus qu’un jugement, on doit faire le simple constat que Carrère fait déjà quelque chose d’autre — ou peut-être l’a-t-il toujours fait. La notion d’autofiction présente des caractéristiques qui la rendent difficile à appliquer dans ce cas (par exemple, on suppose généralement qu’elle se déclare comme telle), mais elle semble indiquer la voie à suivre. 

En décrivant le pic de sa dépression, Carrère annonce au passage qu’il a besoin d’une image consolatrice et optimiste pour clore le livre, et elle lui semble impossible à trouver. Pourtant, dans le dernier fondu rose, cette image est là. On peut se demander si c’est «  vrai » ou non, mais en fin de compte, s’il y a bien quelque chose que la lecture de Yoga prouve, c’est que répondre simplement par oui ou par non à cette question est inévitablement insatisfaisant.

Crédits
Une version originale de ce compte-rendu, né d’une série de conversations avec Chloé Thomas, a paru dans Il Tascabile. La version française a été revue et adaptée par l’auteur pour Le Grand Continent.
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