Le samedi 24 octobre, le pape François a reçu le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez et sa délégation lors d’une audience publique qui a duré environ quarante minutes. Il est important de rappeler que la dernière fois que le Vatican a rencontré un représentant de l’État espagnol, c’était en 2013, lors d’une rencontre privée et sans signification particulière avec l’ancien dirigeant conservateur Mariano Rajoy. Cette fois-ci, les choses ont été différentes compte tenu du contexte européen particulier. Cette rencontre a lieu quelques jours après le Forum Espagne-Italie, au cours duquel Giuseppe Conte et Pedro Sánchez ont convenu d’une collaboration durable entre les deux pays du Sud de l’Union les plus durement touchés par la pandémie. Comme le note Francesco Olivo dans La Stampa, les relations entre les pays n’ont pas connu un tel niveau de collaboration depuis de nombreuses décennies1. On peut dire que Rome est revenue à la politique espagnole, et que l’Espagne est revenue à Rome, et ce, d’une manière qui s’écarte des positions traditionalistes et ultramontaines préférées par le catholicisme espagnol. Le nouvel axe Rome-Madrid déplace cette posture monarchique archaïque, en optant pour des collaborations communes dans lesquelles l’équilibre institutionnel triomphe des extrêmes idéologiques. 

Il n’est donc pas surprenant que l’audition publique du pape François avec le ministre Sánchez, qui a duré un peu plus de neuf minutes, ait souligné la nécessité de s’éloigner de la confrontation idéologique en citant le livre Sindrome 1933 (2019) de Siegmund Ginzberg comme un avertissement d’une possible perpétuation de la crise politique à l’échelle européenne similaire à celle de la République de Weimar. Bien que François n’ait fait allusion à aucun acteur de la politique intérieure espagnole de façon directe, tout spectateur attentif aura perçu un message envoyé de façon manifeste au parti politique d’extrême droite Vox qui, pas plus tard que cette semaine, a déposé une motion parlementaire ratée pour que la coalition gouvernementale de Sánchez commence, dans un effort pour délégitimer davantage la gestion gouvernementale de l’épidémie du virus2. Comme l’a déclaré le pape François à Sánchez et à sa délégation : « La patrie (patria) est une chose que nous avons reçue de nos pères, et en tant que telle, nous devons la construire avec le consentement de notre peuple en dehors de toute manœuvre idéologique ». Bien que la mission globale de l’Église de François ait été établie, il est particulièrement pertinent de témoigner d’une intervention où le patriotisme était au centre. Ce n’est que récemment que des forces politiques de gauche, comme le parti vert Más Madrid d’Íñigo Errejón, ont brisé le monopole de la droite espagnole sur le patriotisme en faveur d’une alternative engagée dans des valeurs telles que l’environnement, le plurinationalisme et le bien-être social3

Afin d’éviter toute ambiguïté sur ses motifs en matière de patriotisme, le pape a également évoqué « la fantaisie traditionaliste qui veut revenir aux sources », soulignant que l’essence théologique du « pater » (père) n’est pas seulement sédimentée dans un passé pétrifié, mais aussi capable d’évoluer dans le présent vers le futur. Cette distance extrême par rapport à la position traditionaliste ou intégriste adoptée par une nouvelle droite catholique nationaliste confirme la vision de l’Église de François comme une institution vivante qui ne se préoccupe pas seulement de la « science des dernières choses » – comme Erik Peterson, le théologien central pendant le mandat du Pape Benoît XVI, a défini l’essence de l’Église – mais plutôt de l’exercice d’une activité pastorale globale immergée dans les affaires géopolitiques4. Suivant les leçons du théologien du XXe siècle Hans Urs von Balthasar, François n’a pas hésité à considérer les idéologues catholiques traditionalistes comme des « je-sais-tout, qui pensent avoir le monopole du jugement infaillible et des prophètes autolégitimés »5. De cette façon, l’Église de François est devenue un médiateur entre les nations et les grands desseins régionaux pour un plus grand équilibre interétatique. De même, l’accent mis sur le patriotisme complique tout récit qui cherche à réduire l’Église de François à un instrument de préservation de l’ordre mondial multiculturel axé sur le marché. Le message du Vatican à l’Espagne s’éloigne de cette dichotomie, en suggérant que le maintien d’une patrie n’est possible qu’en minimisant la confrontation idéologique et en renforçant les efforts de collaboration supranationale. 

Il ne fait aucun doute que la rencontre entre le pape François et le Premier ministre Sánchez aura des conséquences importantes sur la politique intérieure espagnole, en particulier sur les secteurs de la droite, qui se trouve dans une double ambition contradictoire d’attaquer la légitimité du gouvernement Sánchez, tout en se présentant comme véritable loyaliste de l’UE, comme on l’a récemment affirmé dans ces colonnes6. Dans ce contexte, la position patriotique de François envoie un message très clair à la droite espagnole : il est incohérent pour toute force politique de défendre les deux positions à la fois. Plus important encore, le pape François voit cette contradiction en contradiction avec la mission actuelle de l’Église. En même temps, nous ne serions pas surpris que le message de François soit instrumentalisé par le leader conservateur Pablo Casado (PP) afin de prendre une distance politique supplémentaire par rapport à la radicalisation de l’extrême droite Vox. 

Ce qui est clair, c’est que le Vatican, dans le sillage de la pandémie, est devenu un nouveau centre d’influence pour les pays du Sud qui pourrait réorienter le futur proche de la Méditerranée en tant que région intégrée cohésive. C’est la vision préconisée par Josep Vincent Boira, géographe valencien et directeur du plus grand projet d’infrastructure espagnol, in Roma i nosaltres (2019). M. Boira a lui-même participé au Forum hispano-italien de la semaine dernière, où il a donné des conseils sur les ressources du corridor méditerranéen en tant qu’opportunité d’intégration dans le temps7. À la surprise des idéologues politiques, la nouvelle centralité de Rome est désormais investie dans des modèles d’organisation territoriale et infrastructurelle, ce qui relaxe la flexibilité institutionnelle et neutralise la tentation d’un grand espace impérial. La nouvelle centralité de Rome dans les affaires régionales ne se projette plus comme une autorité archaïque et providentielle, comme le favorisait historiquement la politique catholique traditionnelle ultramontaine. L’Église de François s’est éloignée de cette tradition, favorisant une nouvelle réinvention politique tout en facilitant les efforts de collaboration entre l’Espagne et l’Italie au-delà des contraintes temporelles des mandats présidentiels. 

Sources
  1. Francesco Olivo. “La nuova alleanza tra Italia e Spagna per cambiare gli equilibri europei« , La Stampa.
  2. Xosé Hermida. “La moción de censura de Vox es derrotada con el menor apoyo de la democracia”, El País.
  3. Gerardo Muñoz. “Podemos or the Rise of Progressive Patriotism in Spain An Interview with Íñigo Errejón”, Public Seminar.
  4. Benedict XVI. “Address to participants in the International Symposium on Erik Peterson”, 2010.
  5. Hars Urs von Balthasar. The Office of Peter and the Structure of the Church (Ignatius, 2007).
  6. Gerardo Muñoz. “La déclaration de Perpignan et le mouvement indépendantiste catalan”, Le Grand Continent.
  7. Laura Ballester. “España e Italia ya suman 300 proyectos del Eje Mediterráneo que aspiran a los fondos de la UE”, La Nueva España.