Tel Aviv. Ces dernières semaines, les affrontements entre azéris et arméniens ont eu une résonance particulière au bord de la Méditerranée. Le débat autour des relations qu’entretient Israël avec la République d’Azerbaïdjan, dirigée depuis 2003 par Ilham Aliyev, s’est invité dans l’agenda politique local avec le rejet par la cour suprême israélienne d’une pétition visant à mettre un terme aux ventes d’armes à l’Azerbaïdjan 1. Si cette demande n’avait que peu de chances d’aboutir, elle est l’un des signaux de l’intérêt grandissant qui se porte sur cette relation aux premiers abords particulière. Débattue dans les médias locaux qui semblent (re)découvrir les liens liant l’Etat hébreu à ce pays à majorité chiite, mise en avant jusque dans la presse française, la coopération d’Israël avec un Etat qui clame appartenir à la «  même nation  » que la Turquie surprend. D’un côté, les Turcs sont décrits comme faisant partie d’un «  axe du mal  » par des membres du gouvernement Netanyahou 2. De l’autre, ils se retrouvent main dans la main avec les Israéliens dans leur soutien à l’Azerbaïdjan sur le front du Haut-Karabakh. Paradoxal  ? Les explications sont plus complexes, et aux yeux d’Israël, les intérêts concordants avec Bakou justifient bien ces contorsions.

En réalité, la coopération entre l’Azerbaïdjan et Israël est loin d’être récente. En 1993, au lendemain de l’indépendance de cet état du Sud-Caucase, Israël y ouvre une ambassade. Alors que l’Azerbaïdjan est fragile économiquement, instable politiquement et faible sur le plan militaire face au voisin arménien, Tel Aviv se propose pour assister Bakou dans le développement de son arsenal3. Du fait du traumatisme créé par la défaite en 1994 au Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan investit en masse dans son armement et est à la recherche de partenaires internationaux. Pour Israël, nouer une telle relation avec un pays musulman non arabe faisant partie d’un «  grand Moyen-Orient  » est un objectif stratégique. Dans le cadre de sa «  Diplomatie de la périphérie  », l’Etat hébreu cherche ainsi à déjouer son encerclement par des pays arabes en s’alliant à d’autres puissances concurrentes de la région4. Les liens antérieurs noués avec l’Iran du Shah ou la Turquie ont ouvert la voie au développement d’une relation de cette nature, culminant avec la visite de Benyamin Netanyahou à Bakou en 1997.

Les relations nouées se développent rapidement, et s’étendent à d’autres domaines suivant les promesses mutuelles de renforcement des liens commerciaux. Les matières premières azéries sont exportées en nombre toujours plus importants vers Israël, qui envoie dans l’ex-nation soviétique des experts médicaux, technologiques et agricoles. Dans le même temps, l’Etat hébreu n’hésite pas à partager avec les officiels azéris ses réseaux de lobbying aux Etats-Unis, permettant à ces derniers de disposer de forts canaux pour contrer l’influence arménienne à Washington et signer des contrats commerciaux5. Enfin, la présence d’une communauté juive en Azerbaïdjan (environ 20 000 personnes) sert alors d’argument complémentaire justifiant cette relation pour Israël, et mène à la création en 1992 d’une société pour les liens israélo-azéris à Bakou, transformée en «  Association Internationale de l’Amitié Israélo-Azérie  » après l’immigration vers Israël de nombreux juifs d’Azerbaïdjan dans les années 19906.

Ces échanges commerciaux «  civils  » se structurent aussi autour de l’approvisionnement d’Israël en pétrole et en gaz. La question de la sécurité énergétique et de la diversification des sources apportant ces énergies est essentielle dans un pays comme Israël, pauvre en ressources énergétiques (même si les gisements de gaz découverts dans sa ZEE en Méditerranée pourraient venir changer la donne)7. Dans ce cadre, l’Azerbaïdjan offre à l’Etat hébreu une voie privilégiée permettant de sortir de la dépendance à la Russie et aux pays arabes voisins. Véritable «  clé  » de la sécurité énergétique israélienne, le gaz provenant de la république du Sud-Caucase représente jusqu’à 40 % des importations israéliennes8, alors que le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan, passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, permet de facilement approvisionner Israël en pétrole. Le renforcement des liens entre les deux pays en découlant, permet à Israël d’impliquer des spécialistes azéris dans ses projets autour des gisements de gaz en mer Méditerranée9. L’union entre les deux pays est devenue quasi «  fraternelle  ».

A ces relations se superposent une coopération accrue en matière de défense, dont la portée est en partie tenue secrète, comme le soulignait le président Aliyev lui-même dans un document rendu public par Wikileaks en 201010. La nature laïque du régime azéri, autant que les tensions fortes entre celui-ci et l’Iran, notamment autour de la question de la gestion des minorités azéries d’Iran11, permettent à Israël de s’engouffrer dans le voisinage direct de son ennemi le plus menaçant. Les ventes de matériel militaire par Israël débouchent ainsi sur des échanges d’informations avec l’Azerbaïdjan, dans un jeu gagnant-gagnant pour les deux parties. Dès les années 1990, les Israéliens construisent des stations de renseignement électronique le long de la frontière azéro-iranienne. En 2011, Israël commence à fournir à l’Azerbaïdjan des drones pour surveiller cette même frontière, tout en y obtenant également l’accès à des bases aériennes12. De tels éléments renforcent les capacités des renseignements israéliens à surveiller les déploiements de troupes iraniennes, tout en disposant de postes avancés dans leur affrontement avec la république islamique

Cette véritable collaboration interétatique s’est avant tout développée à coups de milliards de dollars de contrats d’armements, bien aidée par la hausse exponentielle du budget militaire azéri dans les dernières décennies (d’environ 100 millions en 1992 à 1,5 milliards d’euros en 201913. Avec la guerre russo-géorgienne d’août 2008, une partie des partenaires traditionnels de l’Azerbaïdjan (Turquie, UE, Biélorussie…) décident de diminuer leurs approvisionnements militaires dans la région face à la posture menaçante de la Russie.

En parallèle, les relations commerciales entre Israël et Turquie se complexifient, dans le contexte de la guerre à Gaza fin 2008, violemment dénoncée par Ankara. Israël investit alors le champ laissé libre, et redouble d’efforts dans sa coopération militaire avec Bakou, remplaçant la Turquie par l’Azerbaïdjan dans les débouchés de son industrie d’armement. Dans la dernière décennie, des acteurs publics et privés israéliens vont ainsi vendre à l’Azerbaïdjan une large gamme de missiles et de systèmes de guidage de ceux-ci, puis de drones militaires toujours plus sophistiqués. Une «  joint-venture  » est même créée en 2011 entre le gouvernement azéri et une société israélienne, Aeronautics Defence Systems, pour produire des drones14. Ceux-ci s’ajoutent à l’achat de drones israéliens Hermes 450 et 900Heron et Harop considérés comme très efficaces, notamment pour les derniers cités pouvant faire office de «  kamikazes  ». Sur un terrain semi-montagneux comme au Haut-Karabakh, ces drones combinés aux missiles balistiques israéliens LORA, utilisés pour bloquer les voies d’approvisionnement des forces armées arméniennes, procurent à l’Azerbaïdjan un avantage décisif.15

Dès lors, le poids de cette relation fructueuse apparaît bien trop important pour que les récents évènements puissent remettre en cause la stratégie israélienne vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. Le rôle capital que revêtent les équipements israéliens dans la guerre, et notamment leurs drones, ne fait que renforcer l’influence de Tel Aviv à Bakou et sa capacité à opérer dans le pays à ses propres fins. Pouvoir cumuler surveillance rapprochée de l’Iran avec l’obtention de contrats lucratifs représente une opportunité exceptionnelle pour l’Etat hébreu qui n’a aucune volonté de de se passer de celle-ci. Mais alors que l’Azerbaïdjan profite à la fois d’avions F-16 et de mercenaires syriens fournis par la Turquie et de l’armement achetés à Israël, la situation pourrait cependant ne pas être tenable à long terme et Bakou être contrainte de faire un choix entre ses deux alliés. Selon le témoignage d’une source diplomatique anonyme à l’Orient-Le Jour, «  La Turquie est en train de pousser Bakou à s’éloigner de Tel-Aviv  »16. Au vu de l’adhésion totale de la population azérie à la politique étrangère turque, une telle perspective ne semble pas totalement hors de propos.

Pour autant, tant que la guerre au Haut-Karabagh fait rage et que l’Azerbaïdjan capitalise sur son avantage militaire pour y gagner du terrain, la collaboration avec Israël ne devrait pas se voir mise en danger.  Dans le quotidien de la relation entre les deux pays, la Turquie, aussi vénérée soit elle dans la république du Caucase, n’a pas voix au chapitre, étant (pour l’instant) placée devant le fait accompli.

Sources
  1. «  Israël : la Cour suprême rejette une pétition visant à mettre un terme aux ventes d’armes à l’Azerbaïdjan  », i-24 news, 13/10/2020.
  2. Yonah Jeremy Bob, “Intel. minister : Iran, Turkey, Palestinians speaking against peace”, The Jerusalem Post, 24/09/2020.
  3. Alexandre Murinson. «  L’allié d’Israël dans la région caspienne  », Outre-Terre, vol. 48, no. 3, 2016, pp. 331-341.
  4. Juliette Rech, «  L’amitié atypique entre Israël et une République chiite  », L’Orient-Le Jour, 25/05/2018.
  5. Ilya Bourtman, “Israel and Azerbaijan’s Furtive Embrace”, Middle East Quarterly, Ete 2006, pp. 47-57.
  6. Alexandre Murinson “The Ties between Israel and Azerbaijan” Rapport, Begin-Sadat Center for Strategic Studies, 2014.
  7. Clémence Pèlegrin, Marion Messador, « Premier gaz pour Léviathan« , Le Grand Continent, 14 janvier 2020
  8. Juliette Rech, op.cit.
  9. Ilya Bourtman, op.cit.
  10. «  Les neuf dixièmes sont sous la surface. », Dans  :  Mark Perry, « Israel’s Secret Staging Ground », Foreign Policy, 28/03/2012.
  11. Benoit Filou, «  L’Iran écartelé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan  », Orient XXI, 15/10/2020.
  12. Mark Perry, op.cit.
  13. «  Budget prévisionnel 2019 de l’Azerbaïdjan : hausse des dépenses publiques sur fond de prix ascendants des hydrocarbures  », DG Trésor, Ministère de l’économie, des finances et de la relance, 4/04/2019.
  14. Alexandre Murinson “The Ties between Israel and Azerbaijan”, op.cit.
  15. Joseph Trevithick, “Video Points To Azerbaijan’s First Use Of Israeli-Made Ballistic Missile Against Armenia« , The Drive, 2/10/2020.
  16. Noura Doukhi, «  Haut-Karabakh : Israël et la Turquie dans le même camp, mais jusqu’à quand ?  », L’Orient-Le Jour, 3/10/2020.