Jérusalem. Découvert en 2010, et situé à 130 km de la ville côtière de Haïfa, le champ gazier du Léviathan a commencé sa production le 31 décembre 2019. Le projet, qui a mobilisé près de 3,5 milliards de dollars pendant la première phase de son développement, doit atteindre un pic de production à 21 milliards de mètres cube de gaz par an, soit deux fois la capacité actuelle du champ voisin, Tamar. Selon Delek, l’une des entreprises du consortium, Léviathan doit permettre de doubler le volume de gaz naturel disponible et doubler le nombre de systèmes de traitement et de transport de gaz pour Israël, de façon à d’une part, accroître la part d’électricité générée à partir de gaz, et d’autre part à accueillir de nouveaux consommateurs, notamment dans le domaine industriel.1

Projets contestés Leviathan Aphrodite Zohr

Depuis plusieurs années, le consortium négocie des contrats de vente de gaz à des acteurs publics et privés, israéliens et frontaliers. Un premier contrat a par exemple été signé en 2016 entre le consortium et la Jordanian National Electric Power Company (NEPCO), prévoyant la livraison de 45 milliards de mètre cube de gaz sur 15 ans. Cet accord a suscité la controverse en Jordanie, où certaines forces politiques, à l’instar du Front pour une Action Islamique, l’ont considéré comme une entrave à la souveraineté nationale2. Les exportations ont néanmoins commencé dès le 1er janvier 2020. Signé en 2018, un deuxième contrat signé avec la structure égyptienne Dolphinus Holdings doit permettre la livraison de 64 milliards de mètres cube à l’Égypte sur 10 ans34.

Cet accord soulève des enjeux économiques et énergétiques importants pour les pays de la région. Pour la Jordanie, qui a commencé à bénéficier des premiers mètres cube de gaz deux jours à peine après le début de la production, il s’agit tant d’alléger le déficit public que de réduire les dépenses énergétiques, alors que 95 % de la demande est satisfaite grâce à des importations ; en effet, l’Egypte, fournisseur régional historique de la Jordanie, a fait face à plusieurs attaques sur ses infrastructures gazières, interrompant le contrat d’approvisionnement liant les deux Etats et ajoutant à une situation de dépendance élevée une crise énergétique durable. A cet égard, l’approvisionnement par Israël représente a minima deux atouts : une plus grande proximité géographique et un climat sécuritaire moins précaire qu’en Egypte. Pour cette dernière, la demande de gaz doit croître de 30 % ces vingt prochaines années, selon le cabinet WoodMackensie5. Par ailleurs, l’Egypte dispose des infrastructures nécessaires à la re-exportation du gaz vers l’Europe sous forme de gaz naturel liquédié, ce qui n’est pas le cas du pays hébreu à date. Inédites dans l’histoire d’Israël, les découvertes de ressources gazières comme Tamar et Leviathan permettent à Israël de devenir exportateur net de gaz, après plusieurs décennies de très forte dépendance énergétique, en particulier vis-à-vis de l’Égypte, avec qui les premiers accords de vente de gaz naturel datent de la fin des années 1970, après la signature de l’accord de paix bilatéral.

Les actionnaires du projet envisagent depuis plusieurs mois de faire construire un terminal de liquéfaction flottant sur la côte israélienne pour se positionner sur le marché du gaz naturel liquéfié, destiné à des marchés plus lointains. Une telle perspective permettrait de diversifier les sources de revenus du projet, outre les contrats de long terme signés avec les partenaires régionaux, vers des transactions spot ou des contrats avec des clients dans des États à forte demande, comme le Japon et la Corée du Sud.6

Au-delà des retombées économiques, le lancement de la production de Léviathan représente un succès géopolitique pour Israël dans un contexte de fortes tensions autour de l’exploitation des ressources naturelles en Méditerranée orientale. En janvier 2019 en effet, le Forum sur le gaz en Méditerranée orientale, instance multilatérale destinée à permettre la coopération entre les pays riverains, n’était pas parvenu à intégrer le Liban, la Syrie et la Turquie.

Les tensions entre le Liban et Israël, deux pays toujours officiellement en guerre, ont été exacerbées par les récentes découvertes de gisements offshore d’hydrocarbures. En effet, certains blocs d’exploration et d’exploitation attribués par le Liban à un consortium (Total, Eni, Novatek) en 2018 empiètent sur une zone également revendiquée par Israël. Cette zone disputée mise à part, un accord sur la répartition de la ressource reste nécessaire, les gisements se présentant généralement sous la forme de vaste poches transfrontalières. La méfiance qui pèse sur les relations diplomatiques entre les deux États a jusqu’à présent empêché tout accord sur la frontière maritime commune et sur une éventuelle répartition de la ressource, malgré d’importantes concessions de la part d’Israël en 2012. De nouvelles négociations ont cependant été entamées en mai 2019.

Si la Turquie aurait théoriquement intérêt à tirer partie de la production gazière israélienne, elle a jusqu’ici refusé de coopérer pleinement avec l’Etat hébreu pour des raisons géopolitiques. Sa volonté ancienne de faire du pays une zone importante de transit des hydrocarbures vers l’Union européenne (qui cherche à diversifier son approvisionnement, la Russie fournissant près de 40 % du gaz naturel importé par l’Union) se heurte au soutien indéfectible d’Erdogan à la cause palestinienne.

Alors que le projet de gazoduc reliant Israël à la Grèce et l’Italie est freiné par son coût potentiel et par le contentieux frontalier avec la Turquie, Israël peut compter sur l’Egypte et la Jordanie pour assurer la rentabilité de l’exploitation de Léviathan. A terme, cette réussite économique devrait rebattre les cartes et accélérer le dialogue avec le Liban, voire la Turquie.

Sources
  1. Leviathan gas field, Delek Drilling
  2. AL-KHALIDI Suleiman, Jordan gets first natural gas supplies from Israel, Reuters, 1 janvier 2020
  3. ELLIOTT Stuart, Gas production starts from Israel’s giant Leviathan field : Delek, S&P Global, 31 décembre 2019
  4. DE NUZZO Carlo, NILSSON Cyril, Contre-exode du gaz, Le Grand Continent, 9 octobre 2019
  5. MAGDY Mirette, Israeli Gas Shares Soar After Egypt Planned Supply Boost, Bloomberg, 2 octobre 2019
  6. Leviathan partners considering LNG facility offshore Israel, Reuters, 30 juillet 2019