Madrid. La formation du nouveau gouvernement progressiste espagnol la semaine dernière, a finalement mis fin à plusieurs mois d’attente entre Pedro Sanchez (PSOE) et Pablo Iglesias (Unidas Podemos). Comme l’a rappelé Íñigo Errejón au Congrès des députés, une collaboration progressiste entre les deux grandes forces aurait pu avoir lieu il y a quatre ans, évitant ainsi la montée de l’extrême droite Vox au Congrès en décembre dernier1. Le rythme intense qui a caractérisé les deux dernières années de la vie politique espagnole a fait surgir de nombreux clivages chez les progressistes, tout en alimentant les sentiments proto-patriotiques de la droite. Comme elle l’a montré ces dernières semaines, la droite espagnole sera en première ligne de défense contre toutes les initiatives de Sánchez pour reconstruire l’agenda social ou entrer en dialogue avec les politiciens catalans.  Cependant, l’une des vraies surprises de ces dernières élections a été la chute du Más País d’Íñigo Errejón. Cette question n’a pas fait l’objet de beaucoup d’analyses en Espagne ou ailleurs. Le Más País, une ramification de la plateforme du Más Madrid dirigée par l’ancienne maire Manuela Carmena, n’a finalement obtenu que trois sièges au Congrès, alors que les sondages en prédisaient plus de dix. Ce fait pourrait signaler un assombrissement de l’horizon pour la plateforme politique d’Errejón a lancée au Congrès du Parti à Vistalegre au début de 2017, afin de transformer la portée électorale de Podemos.

Il est certainement vrai que l’initiative d’Errejón, qui proposait d’approfondir l’électorat bien au-delà d’une division populiste « eux contre nous », aurait pu modifier les relations avec le Parti Socialiste, évitant ainsi les écueils qui se sont produits tout au long de 2019. Dans le même temps, Pablo Iglesias a fait preuve de résilience et de capacités tactiques, témoignant de son charisme impulsif hérité des habitudes politiques de son militantisme communiste précoce. Il est important de rappeler ici que la fragilité de l’actuelle coalition PSOE-Podemos est due, en partie, à la marginalisation de l’option démocratique « transversale » d’Íñigo Errejón. Depuis 2016, il s’est engagé dans une sérieuse transformation politique et démocratique afin d’apporter une nouvelle légitimité étatique à la politique nationale2. L’échec du Más País d’Íñigo Errejón et l’impasse de l’errejonismo en général doivent donc être lus dans ce contexte des luttes politiques internes et des plans divergents de la gauche sur la scène nationale. Ce n’est pas seulement en raison de la tendance d’Iglesias à condenser le pouvoir politique à l’intérieur de son parti (se présentant par la même occasion comme vicaire irremplaçable de la volonté populaire, fustigeant le républicanisme d’Errejón qui aurait fuit la réalité et les institutions). Il y a aussi un problème de visibilité et d’aspirations. Dans une certaine mesure, Iglesias s’est conçu comme un « homme d’État », tandis qu’Errejón est plus enclin à la lente construction organisationnelle sociale et culturelle de la base vers le sommet, un phénomène dépassant la temporalité d’une élection. “Susciter” des « illusions » (la devise du programme politique errejoniste), est une volonté basée sur un long terme, qui ne s’inscrit pas bien dans les cycles électoraux3.

Le fait que le Más País d’Errejón soit créé huit semaines avant les élections du 10 novembre, a trahi sa propre nature et son contour politique. Comme l’a déclaré la politologue Lucia Cobos (Universidad Complutense, Madrid) au Grand Continent : « Ce qui est assez surprenant, c’est qu’après avoir lu autant de Gramsci, ils [Más País] sont tombés dans la fureur électorale, évitant le lent itinéraire de la construction politique, où la lutte pour le bon sens est d’une temporalité plus lente, et bien sûr, plus instable. Je ne veux pas dire que les batailles électorales sont inutiles, mais cette fois-ci, le soin de l’ensemble a été perdu sur le chemin de l’immédiateté politique ». Il ne suffit pas de dire que Más País avait pour objectif une stratégie uniquement électorale, car il serait absurde d’imaginer un parti politique qui ne souhaite pas gagner. Le dilemme est tout autre ; le Más País d’Errejón a surtout cherché à projeter une option politique novatrice à travers un ensemble de moyens techniques qui se sont avérés déficients et qui ont semé la division au sein de ses propres alliés4.

Quand on fait allusion à la prédominance de la technicité en politique, on sous-entend que les éléments contingents et l’énergie de l’intuition du politicien (la capacité de prévoir et de rendre lisible les différents affects qui traversent le tissu social) sont réduits à une  » idée maîtresse  » large et générique. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec l’arrivée du Más País sur la scène nationale, présenté comme le nouveau  » parti vert  » de la politique espagnole. Ce qui, au départ, était ancré dans un cadre transversal, capable d’intégrer des demandes contingentes et de multiples acteurs sociaux, est devenu un parti qui a parrainé la question écologique comme point de convergence pour l’unification. Errejón lui-même l’explique très bien dans une préface d’un livre qui a introduit le « New Deal vert » comme option politique en Espagne : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouveau conservatisme sain qui puisse affronter la race dépravée dans laquelle nous vivons actuellement »5. Bien sûr, ce passage à une position conservatrice en tant qu’hypothèse anthropologique contre la force permanente du néolibéralisme, bien que correcte, ne parvient pas à affronter la force réelle du conservatisme politique. Ce dernier offre un horizon d’affirmation communautaire, de mythologies historiques enracinées et d’affirmations autonomes contre les  » ennemis de la patrie  » (dans ce cas, les Catalans). Errejón n’a pas pris note de cette leçon malgré la victoire par chaos, en décembre 2018, du parti d’extrême droite Vox en Andalousie6.

S’il y a quelque chose à retenir du virage à droite de l’Andalousie, c’est précisément que la rhétorique de l’extrême-droite est plus productive dans les moments où la nation est mobilisée contre un même ennemi, en l’occurrence le mouvement d’indépendance catalan. D’autre part, la question écologique a été perçue comme une initiative métropolitaine exclusive, déconnectée des états ruraux de l’intérieur du pays, ce qui en Espagne est appelé la « España vacía » (l’Espagne vidée). En d’autres termes, tant que l’agenda écologique ou le Green New Deal sera perçu comme une  » force de modernisation  » (comme Errejón le définit), la transformation sera toujours contestée, la métropole essayant d’imposer son développement, son gigantisme et sa structure totalisante des formes de vie dans des territoires locaux vus comme de simples réserves d’extraction de valeur. C’est pourquoi toute tentative de discours progressiste sur l’écologie et la révolution énergétique doit être accompagnée, et par plus qu’un simple projet technique validé par l’efficacité économique et la rationalité scientifique, indépendamment de son contenu véridique, qui importe peu dans le discours politique7. Le désespoir de la politique actuelle fait qu’elle favorisera toujours les politiciens qui reviendront aux mythes, au détriment d’une administration économiste et simplement procédurière des affaires du peuple. En effet, la nouvelle écologie, dépendante d’une vision de fin du monde apocalyptique, est perçue comme la nouvelle morale compensatoire d’un capitalisme financier équarrisseur. Au moment où une robuste et solide rhétorique patriotique nationale et fédérale était le plus nécessaire, le Más País d’Errejón a fait un pas en arrière vers une identité monolithique d’un nouveau parti vert, qui d’après les résultats électoraux, a déjà entraîné de profondes divisions au sein des membres d’EQUO (les Verts espagnols d’origine) et de l’organisation errejoniste.

La faiblesse du Más País a également été aggravée par sa manière de manœuvrer la question catalane. Bien que quelques mois avant les élections, certains analystes aient envisagé la possibilité d’une alliance avec des leaders politiques modérés et anti-indépendantistes en Catalogne, comme un certain Joan Coscubiela, c’est le contraire qui s’est produit. Le candidat de Más País pour la Catalogne était Juan Antonio Geraldes, un activiste pro-indépendance qui a alimenté les tensions avec le bloc progressiste catalan, En Comú Podem, tout en élargissant le fossé avec les électeurs de Ciudadanos, le parti anti-indépendance le plus réussi de Catalogne8. En intervenant ainsi dans la région catalane, le Más País n’a pas amélioré la position officielle confuse de Podemos, déjà visible, et consistant à maintenir et à faire une série de concessions au mouvement indépendantiste catalan, tout en essayant de le désavouer et de parler davantage au niveau national de possibles nouvelles autonomies dans le pays. Le coût de cette contradiction a été plus élevé pour le Más País, car il s’agit d’une plate-forme qui, au cours des deux dernières années, a fait appel à un « patriotisme progressiste » passionné, en essayant de s’approprier l’utilisation des symboles et des imaginaires nationaux9. On pourrait donc affirmer que l’émergence de Vox sur la scène nationale a mis à l’épreuve toute possibilité de mise en place réussie d’un patriotisme progressiste hégémonique.  Une contestation qui devrait obliger Errejón et son équipe à repenser les limites du concept même d’hégémonie, qui semble aujourd’hui alimenter des positions réactionnaires dans les pires cas, ou à simplement neutraliser la politique comme simple objet permettant d’éviter le pire sans aucune chance de transformation. D’une certaine manière, la stratégie de Gramsci de traduire et de contracter un nouveau  » sujet social  » est d’emblée défaite dans notre monde actuel, puisque la nature même du néolibéralisme est l’expansion des positions subjectives en tant que conglomérats d’identités sociales flexibles et interchangeables. C’est dire que l’échec de Más País n’est peut-être pas seulement une défaite dans une période électorale de haute polarisation, mais aussi le résultat d’une insuffisance dans la conception même des fondements théoriques par lesquels ils lisent les transformations politiques en cours.

En réalité, les mutations sociétales complexes d’aujourd’hui sont de nature expérientielle, plutôt qu’un ensemble lisible d’identités politiques qui peuvent être saisies et ordonnées par leurs exigences10. Il va sans dire que cela n’implique pas que le populisme de droite, comme celui de Vox, ne puisse pas se mobiliser autour des questions de l’identité et d’un prisme ami-ennemi ; mais cela signifie plutôt que toute force progressiste devrait être suffisamment mature pour dépasser la reproduction paresseuse des théories politiques modernes pour s’accommoder du présent. C’est pourquoi il n’est pas très logique d’évoquer un parallèle avec la crise de Weimar des années vingt, tout en offrant simultanément un soutien à la nouvelle alliance de gauche entre Podemos et le PSOE11. Une fois que la rhétorique de l’exceptionnalisme et de l’interrègne est normalisée, l’inimitié absolue et les réductions idéologiques extrêmes nourrissent une nouvelle manière d’administrer une condition ingouvernable, à l’image d’une sorte de guerre civile interne. Les récentes mises en accusation de la droite espagnole contre la coalition gouvernementale « communiste », « illégitime » et « Frankenstein », mettent déjà en évidence cette weimarisation infuse de la politique qui alimente le récit de l’hégémonie comme simple volonté de pouvoir. Les progressistes devraient être capables de s’en détacher.

Comme m’a confié le professeur José Miguel Burgos Mazas (Valladolid) : « le problème de Más País est son culturalisme latent, qui fait appel à une tradition qui est aujourd’hui complètement vidée de son sens ». En effet, parler aujourd’hui d’Antonio Gramsci, le “national-populaire” de la politique, ne dit pas grand-chose sur le moment expérimental qui traverse les sociétés contemporaines. Il suffit de mentionner le “national-populaire” d’aujourd’hui pour distinguer le vide dans lequel il s’est voilé. Cela ne veut pas dire qu’Errejón ou Más País doivent abandonner leur horizon patriotique après l’échec de cette élection. Mais si un patriotisme progressiste solvable veut avancer bien au-delà du mandat de la nouvelle administration Sánchez, il aurait intérêt à abandonner les anciennes catégories et le répertoire conceptuel qui s’est avéré incapable de s’adapter pour générer un changement institutionnel irréversible et durable. Le Más Madrid aura une première chance de modifier certaines de ses stratégies lors des prochaines élections catalanes de mai. Si elle ne modifie pas son appareil conceptuel, cela consoliderait très probablement l’avenir politique d’Íñigo Errejón comme d’une simple béquille permanente pour les grands acteurs progressistes qui gouvernent actuellement à la Moncloa.

Sources
  1. Íñigo Errejón, Debate de investidura, janvier 2020
  2. PORTA CABALLE Adrià, JIMENEZ Luis, Discurso, política y transversalidad : leyendo a Errejón, Contexto, 18 mai 2016
  3. Podemos, Recuperar la Ilusion – Documento Organizativo, février 2017
  4. GIL Ivan, El revés electoral de Más País abre una lucha interna y pone en jaque su franquicia verde, El Confidencial, 16 novembre 2019
  5. Íñigo Errejón, « Ocasio-Cortez feats Gramsci » (Prologue), in Tejero & Santiago, Que hacer en caso de incendio ?(Capitán Swing, 2019)
  6. MUNOZ Gerardo, Vox et la nouvelle hégémonie des droites en Espagne, Le Grand Continent, 28 avril 2019
  7. MUNOZ Gerardo, ¿Qué podría aprender Ocasio-Cortez de los errejonistas españoles ?, El Desconcierto, 11 avril 2019
  8. COSTANTINI Luca, Errejón quiere a Coscubiela como el hombre fuerte de Más País en Cataluña, Voz Populi, 27 septembre 2019
  9. MUNOZ Gustavo, Podemos or the Rise of Progressive Patriotism in Spain : An Interview with Íñigo Errejón, Public Seminar, 19 décembre 2017
  10. Une politique expérientielle : Entretien avec le sociologue Michalis Lianos, Lundimatin, 19 décembre 2019
  11. RAMAS Clara, Weimar y la Junta Electoral Central, Huffington Post, 7 janvier 2020