Une recomposition du champ politique en Andalousie
Les élections parlementaires andalouses du 2 décembre 2018 ont mis fin à la domination politique du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) en Andalousie, alors que la région constituait depuis des décennies le bastion le plus important du PSOE. En effet, la victoire du centre droit – issu de l’alliance tripartite entre le Parti Populaire (PP), Ciudadanos et Vox – a pris au dépourvu un parti politique qui semblait, encore récemment, confiant et tout à fait capable de gouverner grâce à une foi accumulée dans les institutions durant des décennies. L’échec d’une apparatchik comme la socialiste Susan Díaz s’apparente par certains aspects à la chute d’Hillary Clinton lors des élections de l’automne 2016.
La récente hégémonie du centre droit en Andalousie représente un nouveau moment de rupture dans les transformations politiques de ce pays du sud de l’Europe. Deux inflexions se distinguent. Tout d’abord, les tensions en Andalousie annoncent la fin d’un cycle de mobilisation qui a commencé avec l’irruption du 15M1. Sa traduction politique la plus durable a été, d’une part, la création du parti Podemos et, d’autre part, la régénération de certaines municipalités qui ont su pallier le manque de légitimité du gouvernement en contribuant au renforcement des accords budgétaires contre l’austérité. D’après l’analyse de la journaliste et sociologue Cristina Vallejo, la victoire du centre droit en Andalousie illustre l’essoufflement de la mobilisation de 2011, ce qui inaugure une trajectoire nouvelle, aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle atlantique2.
Deuxième inflexion importante : l’Andalousie était jusqu’à présent la seule province autonome espagnole à n’avoir pas connu de modification significative de sa composition politique. Alors que la Catalogne, la Communauté valencienne ou la Galice ont connu des ajustements très divers dans leur classe politique, celle de l’Andalousie est longtemps restée inchangée, apparaissant comme une relique de ce pivot qu’est l’année 19783, disposant de ressources suffisantes pour résister aux évolutions du climat politique contemporain. La chute définitive du « susanato », la politique mise en place par Susana Diaz en Andalousie – après une campagne « soft », ennuyeuse, probablement parce qu’ elle envisageait, à l’instar d’Hillary Clinton, une victoire sans difficulté –, ajoute un nouvel élément à une carte politique déjà complexe et marquée par une crise territoriale qui a remis en cause les fondements de la transition démocratique.
D’une hégémonie politique à l’autre
Il y aurait beaucoup à dire sur les déficits politiques et charismatiques de Susana Díaz, lesquels peuvent expliquer l’ascension de la nouvelle majorité parlementaire de droite. D’ailleurs, comme l’a noté le constitutionnaliste sévillan Sebastián Martín, la chute du PSOE s’explique surtout par l’ossature d’un projet politique verticaliste qui a été incapable de lutter en bonne et due forme contre la réarticulation d’une nouvelle droite patriotique et très au fait des tendances de l’électorat4. Fidèles à la tradition politique espagnole, les classes dirigeantes raisonnent toujours en termes de possession d’hégémonie politique et négligent les dispositifs institutionnels qui garantiraient flexibilité, élaboration de consensus et meilleure prise en compte des aspirations populaires.
Cette hégémonie politique est aveuglante, non pas parce qu’elle cherche le pouvoir éternel ou parce qu’elle assure l’inamovibilité d’une personne, mais parce qu’elle vise à neutraliser le débat politique, sapant ce qui stimule pourtant les désaccords, les comportements et les passions au sein des sociétés. Le centre droit, qui, il y a encore quelques mois, paraissait incapable de trouver son propre rythme suite à la motion de censure contre Mariano Rajoy, tire parti d’un moment de faiblesse du gouvernement que seuls des alliances très fragiles maintiennent encore. Il est à prévoir que le PSOE essaiera d’implanter des modifications de natures diverses, tout comme Podemos, depuis son aile « errejoniste » à Madrid5.
L’ascension du parti d’extrême droite Vox
La rénovation récente du leadership du Parti Populaire avec le jeune Pablo Casado n’a pas été suffisamment profonde pour remettre en question l’organisation des pouvoirs politiques et du système d’alliances6. La grande surprise concernant la situation andalouse tient donc à l’ascension du parti d’extrême droite, Vox, dirigé par Santiago Abascal, qui a contribué à conclure l’accord de coalition tripartite entre le PP, Ciudadanos et Vox. Suite à la motion de censure contre Rajoy, le centre droit espagnol savait qu’il ne pouvait pas négliger une nouvelle opportunité de changement, permise au-delà du jeu de ses dissensions internes. Héritière d’un imaginaire impérial, catholique et monarchique, Vox se veut l’incarnation d’une droite sans complexe qui reprend des thèmes de la droite conservatrice : critique du politiquement correct, nouvelle politique anti-immigration, mépris de la violence sexiste et de sa codification légale, et opposition frontale à l’éducation publique. Vox ajoute à cette liste des revendications propres à la tradition espagnole, à commencer par destruction du système de Communautés autonomes , défendant ainsi une homogénéisation des territoires au détriment de tout pluralisme confédéral.
Sans aucun doute, l’intensification du souverainisme catalan ces dernières années a contribué à crédibiliser l’opposition entre l’Espagne et ses « ennemis ». Celle-ci a nourri l’affirmation de ce nouveau populisme de droite qui, selon l’analyse du professeur José Miguel Burgos Mazas, témoigne de l’insuffisance du schmittianisme comme force dynamique de la scène politique. Comme l’a remarqué le politologue Jorge Verstrynge, bien que Vox dépasse les positions d’un néo-nationalisme protectionniste européen – le lepénisme français, les grillini italiens ou les ilibéraux d’Europe de l’Est – puisque le parti ne cherche ni la destruction des relations transatlantiques, ni la modification de la structure de l’Union7, Vox ne semble pas non plus intéressé à contester la totalité de l’échiquier politique. Du moins pas pour le moment.
En réalité, cette force politique est la dernière option de la droite espagnole, qui pourrait bénéficier de ses potentialités d’innovation et d’adaptation face à la conjecture. Comme l’a proposé l’historien Mark Lilla dans un récent essai sur les mutations du lepénisme en France, la nouvelle droite entreprend aujourd’hui une véritable transformation afin d’augmenter son électorat, dans un contexte où les anciens supports des idéologies politiques modernes ont cessé de structurer l’espace politique8. Bien que l’ascension de Vox illustre un tel mouvement, il est encore tôt pour prédire ou fixer clairement ses transformations à venir.
Par exemple, la tentative de Vox de se débarrasser du système d’autonomies hérité du pacte de 1978 reflète une ombre hispanique qui vient de loin : la défense d’une forme étatique qui ignore la diversité sociale propre à tout pouvoir constituant. Ainsi, plus qu’une rupture, l’affirmation de Vox dans l’espace politique est symptomatique de l’expérimentation de la droite face aux phénomènes politiques d’inspiration populaire, qu’il s’agisse de l’ascension d’un parti patriotique de gauche comme Podemos, ou du souverainisme catalan, dont le point le plus dramatique a été atteint lors de la célébration du référendum du 1er octobre 2017. Celle-ci a donné lieu à l’application de l’article 155 de la Constitution et à l’emprisonnement de plusieurs des leaders politiques catalans. Le naufrage du processus indépendantiste catalan est un des points cardinaux qui menacent la stabilité nationale et les relations entre les forces politiques9.
En définitive, on ne peut expliquer ce qui s’est passé en Andalousie, et ce qui se passe plus généralement en Espagne, sans prendre en compte les échos de la mobilisation indépendantiste des dernières années.
Quelles réactions des mouvements progressistes pour renouveler le contrat social ?
Comment réagiront les forces progressistes face à la consolidation d’une coalition tripartite hégémonique de centre droit en Andalousie ? Elles auront au moins trois options différentes, certaines plus fragiles que d’autres. Une première possibilité pour le progressisme serait de se positionner comme un front d’opposition – il a été question de l’articulation d’un « bloc antifasciste » par exemple –, qui consisterait à exagérer chaque mouvement des partis de droite afin d’empêcher la mise en œuvre de leurs stratégies électorales ou de leurs initiatives dans le calendrier politique. Cette stratégie cantonnerait le progressisme, représenté principalement par Podemos, à une posture de rattrapage, puisqu’il s’agirait d’être toujours en attente de chaque mouvement de l’adversaire, sans être porteur d’un projet d’avenir innovant et concret.
Une seconde possibilité serait que le progressisme s’enferre dans une « résistance par le bas » en se satisfaisant des fruits du pouvoir municipal comme ressort d’une bataille de type « culturel. » Cette posture a également ses défauts, dans la mesure où les municipalités tendent à s’inscrire dans une temporalité lente et ne bénéficient pas forcément des conditions nécessaires pour fonder une « grande politique » à l’échelle nationale. Le pouvoir municipal pourrait certes être le réservoir du progressisme, mais cela mettrait fin à toute possibilité de réforme au niveau national. Il n’est pas certain non plus que la construction d’une force hégémonique puisse être contrée par l’établissement d’une contre-hégémonie culturelle, comme cela a été démontré par les mouvements populaires latino-américains de la dernière décennie. Toutefois, la persistance du souverainisme catalan au cours des dernières années s’est notamment manifestée par une stratégie d’hégémonie politique non seulement pensée à court terme, mais favorisant également, au bout du compte, le repli des droites. La victoire de la coalition tripartite en Andalousie devrait pousser à abandonner la logique hégémonique dès qu’il s’agit, pour toute formation politique, de contribuer à un approfondissement démocratique.
Enfin, les forces progressistes pourraient reprendre l’initiative et miser sur la construction d’un projet patriotique national parachevant le renouvellement du contrat social de manière transversale, plurinationale, avec des garanties constitutionnelles. Cela signifie que la seule politique véritablement porteuse de transformations serait une politique capable de dépasser les revendications exclusives d’un seul sujet politique, et dès lors de renforcer les liens qui rapprochent les aspirations des peuples coexistant dans un même État
Cependant, comme l’a défendu l’économiste galicien Antón Costas, cela nécessiterait l’impulsion de leaders politiques non conventionnels, capables de recul et de pragmatisme dans les moments d’incertitude. En d’autres termes, il s’agirait d’un leadership anti-autoritaire qui abandonnerait le carcan idéologique et qui, plutôt que de persister dans des formes d’action narcissiques, s’attacherait à sortir d’une crise de légitimité10. Seule une transformation à l’échelle nationale et permettant une révision constitutionnelle pourrait non seulement neutraliser la dérive réactionnaire, mais aussi ouvrir la voie à la promotion d’un pacte social soucieux des exigences d’une époque qui se caractérise par un profond désenchantement.
Sources
- Le Mouvement 15M (pour 15 mai), plus connu en France sous le nom de Mouvement des Indignés, est un important mouvement de contestation sociale qui a secoué l’Espagne en 2011 et qui a inspiré d’autres mouvements à travers le monde, comme Occupy Wall Street aux États-Unis. Depuis 2011, le 15M structure une partie de la vie politique espagnole, notamment à travers les différents partis qui en ont émergés, au premier rang desquels Podemos.
- Cristina Vallejo. « Un 15-M activo hubiera dificultado el ascenso de la ultraderecha en España ? », in FronteraD, 11 janvier 2019, disponible en ligne.
- L’année 1978 représente un moment décisif dans le processus de transition démocratique espagnole, engagé à la mort de Franco en 1975. En effet, le 6 décembre 1978, les Espagnols approuvent par référendum une nouvelle constitution, rédigée par le premier Parlement élu (1977) depuis l’accession au pouvoir de Franco en 1936. Cette constitution, toujours en vigueur, fait de l’Espagne une monarchie parlementaire et pose les règles d’un État décentralisé : 17 régions accèdent ainsi au statut de Communautés autonomes et disposent alors d’un Parlement propre.
- Sebastián Martin. « Andalucía : motivos desapercibidos de un fracaso », 27 décembre 2018, Cuarto Poder, https://www.cuartopoder.es/ideas/2018/12/28/andalucia-motivos-desapercibidos-de-un-fracaso/
- Ces changements ne semblent pas avoir été faits et on a assisté au détachement d’Íñigo Errejón du parti Podemos en faveur d’une alliance indépendante avec le maire actuel Manuela Carmena, portant le programme électoral « Más Madrid ». Voir le programme : https://www.masmadrid.org/carta_de_manuela_carmena_e_igo_errej_n
- Voir mon analyse sur le profil de « Pablo Casado : liderazgo a la derecha y experimentación », 28 juin 2018 El desconcierto : http://www.eldesconcierto.cl/2018/07/28/pablo-casado-liderazgo-a-la-derecha-y-experimentacion/
- Jorge Verstrynge : « Yo he sido fascista y por eso se que Vox no lo es », Kamchatka, 28 décembre 2018, https://www.kamchatka.es/es/entrevista-jorge-verstrynge
- Mark Lilla. « Two Roads for the New French Right », 20 décembre 2018 NYRB, https://www.nybooks.com/articles/2018/12/20/two-roads-for-the-new-french-right/
- Le meilleur témoignage de la crise catalane depuis 2012 est sans doute El naufragio : la déconstrucción del sueño independentista (Ediciones Península, 2018) de Lola García.
- Antón Costas. « Tiempos no convencionales », 3 janvier 2019, El País, https://elpais.com/economia/2019/01/03/actualidad/1546538174_199560.html