À Bloomington (Indiana)
Le 25 avril 2020
Cette immorale analogie martiale
Nous sommes en guerre, disent tous les présidents, les présidents réfléchis et quasi-libéraux comme Emmanuel Macron en France et Moon Jae-in en Corée, autant que les présidents irréfléchis et quasi-fascistes comme Donald Trump aux États-Unis et Viktor Orbán en Hongrie. Une guerre terrible. Mais le pire n’est pas la guerre contre la maladie et ses dommages collatéraux, l’écrasement de l’économie, aussi catastrophiques soient-ils. Le pire, c’est la probabilité d’un triomphe de l’étatisme après la guerre, puis celle du fascisme auquel l’étatisme triomphant donne régulièrement naissance. La maladie est l’affaire d’une année, 2020. Le fascisme est une affaire sans fin.
Le jeune historien Eliah Bures a écrit il y a six mois dans Foreign Affairs une critique de livres de gauche et de droite, qui ont tous utilisé de façon proéminente ce qu’il « l’autre mot en F », le fascisme. Il note que ce mot peut être utilisé avec inconséquence et légèreté pour dire « la politique que je n’aime pas ». D’où le mouvement « Antifa », c’est-à-dire « antifasciste », d’une gauche américaine insensée. Bures a raison. Mais la glissade vers les extrêmes du nationalisme, du socialisme, du racisme et du reste des sables mouvants des années 1930 est loin d’être impossible. Après tout, les années 1930 ont eu lieu. Dans les années 1930. En guise de conclusion réconfortante, témoignage de l’apparente sécurité dans laquelle nous vivions en novembre 2019, Bures écrit dans son essai une phrase qui résonne aujourd’hui d’une façon terrifiante : « À moins que nous ne connaissions une crise du capitalisme et de la représentation démocratique de l’ampleur des années 1920 et 1930, il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que le populisme d’aujourd’hui revienne au fascisme ».
Dans 1984, George Orwell fait expliquer à O’Brien, l’homme du parti, ce que signifierait un futur fasciste, que celui-ci soit de gauche ou de droite : « Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura toujours l’ivresse croissante du pouvoir, toujours plus subtile. […] . Si vous voulez une image de du futur, imaginez une botte écrasant un visage humain… éternellement. » De nos jours, certaines personnes, les fascistes au sens propre ou presque, l’Action française ou l’Alt-Right américaine, semblent aspirer à un tel résultat. Ils pensent, je suppose, qu’ils seront les gens du Parti qui se délectent de l’ivresse du pouvoir. Mais d’autres, des Français et Américains qui n’ont pas des désirs aussi abjects, pourraient se faire écraser le visage. Pour toujours.
À cause d’un vote à la majorité.
Le journaliste et littérateur américain H. L. Mencken admirait il y a un siècle la dignité de la participation à une démocratie, ce que Benjamin Constant appelait en 1819 « l’ancienne liberté ». Mais il n’en disait pas autant des décisions qui sortent du vote à la majorité, que l’on parle de l’expédition athénienne à Syracuse ou de la défense obstinée mais populaire de l’impérialisme français après la Seconde Guerre mondiale. (Cela dit, on pourrait en dire autant de tous les autres systèmes de décision qui ont été éprouvés dans l’histoire. La vie est complexe, et la prise de décisions collectives sensées l’est encore plus). Mencken a écrit à propos du vote à la majorité qu’il supposait que « le peuple sache ce qu’il veut, et qu’il mérite de l’obtenir largement ». Comme le peuple italien sachant qu’il voulait Mussolini ou le peuple allemand qu’il voulait Hitler méritaient largement ce qui leur est arrivé.
Dans son article, Bures souligne que le populisme électoral à tendance fasciste a été inventé par Juan Perón, qui a vu s’effondrer en 1945 les fascismes militaristes européens. Bien qu’il fût issu de l’armée, Perón a réalisé depuis la lointaine Argentine que se faire élire avec des programmes populistes était plus sûr pour l’avenir de l’État autoritaire que d’essayer d’envahir le Brésil. C’est pourquoi nous pouvons être pratiquement sûrs que Trump ne suivra pas la voie de Mussolini en Libye ou d’Hitler en Pologne, et qu’il ne pensera pas à étendre son régime en envahissant le Canada. Quel est le résultat de la perspicacité de Perón ? L’Argentine, près d’un demi-siècle après sa mort, est toujours hantée par le péronisme, et ne cesse d’y retomber. Un nouvel homme, ou une nouvelle femme, harnaché dans un costume de sauveur. Pour toujours.
En d’autres termes, on peut craindre que les États ne renoncent pas aux pouvoirs exceptionnels qu’ils auront exercés — avec de bons ou de mauvais résultats — pendant la crise. Cela tient au fait que deux des trois grands courants idéologiques depuis 1789 traitent les adultes comme des enfants, ce qui justifierait qu’ils soient toujours privés de leur liberté. Le fascisme est l’expression la plus extrême de ces courants de pensée. La rencontre du nationalisme le plus virulent et du dirigisme économique aboutit toujours à des visages écrasés par des bottes. Seul le libéralisme est une politique adulte, qui donne le droit et la possibilité de se réaliser sans l’aide du parti, ou de Perón.
La politique à l’ère du Covid-19 est une question grave. Cette crise peut constituer un tournant dans l’histoire politique. À nous de faire attention.
Les intellectuels européens, de Voltaire à Lénine, n’ont eu que trois grandes idées en politique. L’une d’elles, le libéralisme conçu au XVIIIe siècle par Voltaire et Adam Smith, et repris par des gens comme Mary Wollstonecraft, John Stuart Mill et Claude-Frédéric Bastiat, a construit le monde moderne. Les deux autres, le nationalisme et le socialisme, conçues au XIXe siècle par Hegel et Marx, et portés au XXe siècle par Lénine et Mussolini, l’ont presque détruit. La pandémie que nous vivons est une menace pour le libéralisme tempéré, car elle vient encourager le nationalisme et le socialisme et, en dernière instance, l’autoritarisme.
À cela certains seraient tentés de répondre : « Au diable le libéralisme ! » À droite, on est heureux que la peur de la maladie fasse s’effondrer l’Union européenne, pousse au rétablissement des frontières nationales ou au retour des haines nationalistes. À gauche, on est tout aussi heureux que le confinement renverse le capitalisme et rétablisse une économie dirigée comme celle dont jouissaient nos heureux ancêtres qui vivaient entre des villes fortifiées et des champs bien labourés, à ceci près que la science viendrait maintenant à notre secours. Pourtant, je suppose que vous accordez de l’importance à la liberté et à l’épanouissement de l’homme. (Si ce n’est pas le cas, nous n’avons rien à nous dire, et nous pouvons directement aller nous battre dans la rue). Vous savez que l’idée originale du libéralisme était que les gens devaient être libérés de la tyrannie humaine. Mais vous ne savez peut-être pas que le résultat – immense, mondial, surprenant, totalement inattendu – a été de libérer les gens de la pauvreté dans des proportions étonnantes. Il a donné aux plus pauvres d’entre nous une bien meilleure chance de s’épanouir. Le libéralisme de Smith et Wollstonecraft et de Benjamin Constant, lorsqu’il s’est incarné dans la pratique politique, telle que la libération des esclaves, a poussé des millions de personnes à tenter d’innover, comme Joseph Monier en 1867 qui inventa le béton armé ou Malcolm McLean en 1956 qui a trouvé la conteneurisation. Le résultat a été l’explosion du revenu réel par tête. Les chemins de fer. Les stéthoscopes. Les machines à coudre. Le taille-crayon. La photographie. Le braille. La pasteurisation. Les piles. Les lumières électriques. Les bicyclettes. Les bonbonnes d’oxygènes. La pilule, et un million d’autres petites révoltes contre la routine. Ce n’est pas l’État mis au service du nationalisme ou du socialisme qui a fait de telles choses. Ce furent des individus, libéré de la tyrannie humaine.
La capacité réelle des plus pauvres à acheter des biens et des services a augmenté de 3 000 % entre 1800 et aujourd’hui. Littéralement. Une multiplication par trente. Ce chiffre est choquant, difficile à croire si l’on n’est pas habitué au résultat des intérêts composés (ce qui nous a d’ailleurs été indiqué par la vitesse à laquelle s’est propagé le nouveau coronavirus). Aucune autorité compétente ne contesterait l’exactitude de cette affirmation. Ce sont les pauvres qui ont le plus bénéficié en confort réel. Liliane Bettencourt s’est juste achetée un nouveau yacht. Les pauvres ont mangé à leur faim. On appelle cela le Grand Enrichissement, il est bien plus important que la révolution industrielle, très souvent citée, et qui, entre 1750 et 1850, a laissé la plupart des gens dans une immense pauvreté. En 1844, un fonctionnaire français rapportait au sujet des vignerons de Bourgogne que pendant l’hiver « ces hommes vigoureux passaient leurs journées au lit, serrant leurs corps les uns contre les autres pour rester au chaud et manger moins ». En 1878, Hippolyte Taine pouvait écrire : « Quand un fleuve coule à pleins bords, il suffit d’une petite crue pour qu’il déborde. Telle est la misère au dix-huitième siècle. L’homme du peuple, qui vit avec peine quand le pain est à bon marché, se sent mourir quand il est cher. » Ce fleuve avait besoin d’un déversoir pour cesser, en débordant, de menacer l’humanité. C’est la croissance économique moderne. À ce jour, et selon ce que l’on considère — la médecine, le logement ou les transports — celle-ci a multiplié par 20, 30 ou 100 fois, la qualité de ce que nous utilisons. Ce n’est pas le fruit de l’accumulation du capital ou de prédations impériales, mais des innovations réalisées par des personnes libres.
Le nationalisme et le socialisme, quant à eux, ont réinventé la tyrannie, celle de la Nation ou celle de la Volonté générale. Les gens ordinaires devaient être asservis aux idéologies de certains héritiers de Rousseau et de Hegel.
Ne nous laissons pas faire.
Bien que la maladie et les nécessaires confinements de population soient aujourd’hui très graves, ce ne sont pas les menaces les plus importantes auxquelles nous faisons face. Après un temps, le Covid-19 disparaîtra et deviendra un souvenir qui continuera peut-être de vivre dans des œuvres d’art aussi immortelles que La Peste de Camus ou A Journal of the Plague Year de Daniel Defoe.
On espère néanmoins que les gouvernements du monde entier tireront au moins deux leçons permanentes et pratiques de cette pandémie, l’une d’épidémiologie et l’autre d’économie. Elles nous ramènent à la politique.
L’épidémiologie enseigne qu’une action précoce et honnête de l’État peut arrêter un fléau, et peut l’arrêter encore plus rapidement si l’État a déjà investi massivement dans la recherche médicale et les installations médicales. La leçon est mathématique et biologique : nous comprenons la logique de la contagion que nous avons appris à appeler un « R0 inférieur à 1 » et nous maîtrisons une microbiologie capable, entre autres innovations, de séquençages génétiques. Tout cela fait que, face à cette maladie, nous ne devrions pas tâtonner comme des enfants égarés, ou comme les gouvernements du monde entier face à l’épidémie de grippe espagnole il y a un siècle. Et pourtant, la plupart des gouvernements tâtonnent face au Covid-19.
Mais si les gouvernements ne prennent pas sérieusement la leçon de cette épidémie, si des tyrannies comme la Chine continuent à cacher leurs maladies avant de les propager, et si des populistes comme Trump aux États-Unis et Jair Bolsonaro au Brésil continuent à mépriser la science avant de serrer des mains et de tousser sur les gens, l’humanité est condamnée. Le prochain fléau, ou celui d’après, ou celui d’ encore après, pourrait être bien pire. Ce pourrait être l’acte final. C’est le moment où nous devrions entendre la musique effrayante d’un film dystopique dépeignant la fin des temps.
L’évolution des conditions de commerce et de voyage au cours des derniers siècles ont aujourd’hui abouti, de fait, au rassemblement de toutes les terres du monde en un seul et unique continent, la Pangée, comme ce fut le cas il y a 176 000 000 ans. Les conséquences épidémiologiques sont immenses. Un prédateur supérieur ou un insecte supérieur peut se propager rapidement aux quatre coins de la planète. Un virus, une bactérie ou même une plante exotique comme l’eucalyptus australien introduit en Californie ou un animal exotique comme le python africain introduit en Floride peut prendre le contrôle de l’écosystème mondial.
C’est déjà arrivé. La Colombie a donné à l’Europe le maïs, les pommes de terre, les piments, le chocolat et les tomates en échange de quoi les Européens ont gentiment donné aux Amérindiens la variole, la rougeole, la peste bubonique, la varicelle, le rhume, la diphtérie, la grippe, le paludisme, la scarlatine, les maladies sexuellement transmissibles (sauf la syphilis, qui est sans doute allée dans l’autre sens), la typhoïde, le typhus, la tuberculose et la coqueluche. De petites bandes d’Européens sous Cortes et Pizarro ont pu renverser de grands empires parce que les indigènes étaient pour la plupart déjà morts. Lorsque les pèlerins anglais débarquèrent dans le Massachusetts, ils trouvèrent des villages entiers déjà vidés par les épidémies. Lorsque les Français se sont aventurés en Haïti ou au Canada, la résistance fut affaiblie par la maladie.
Si vous pensez que le Covid 19 est une catastrophe épidémiologique, pensez plutôt virus Ebola. Imaginez si le président Obama, l’OMS et d’autres n’avaient pas pris cette épidémie sérieusement. Pour vous donner une idée, supposons qu’aux États-Unis, à l’automne 2014, Donald Trump ait été aux commandes, et qu’il ait dédaigné les pays africains comme des « pays de merde » sans conséquence, ou si en France le président avait été Marine Le Pen, hostile à tous les étrangers. Le Covid-19 est facile à attraper mais n’a pas un taux de mortalité très élevé, au maximum 2 %, un peu plus pour les personnes âgées. Le virus Ebola est plus difficile à attraper, mais une fois que vous êtes infecté, son taux de mortalité est de 50 %, pour tout le monde. Si l’épidémie d’Ebola de 2014 n’avait rencontré que l’ignorance et l’insouciance de Trump et Le Pen au lieu d’une action intelligente de l’État et des entités non étatiques, nous aurions pu imaginer des décès dans le monde entier de, disons, 1,8 milliard. Dieu merci, Obama était au pouvoir. Et aujourd’hui encore, il est préférable d’avoir des chefs d’État comme Macron, qui est au moins quelque peu rationnel.
De même, l’économie enseigne aux gouvernements que les externalités négatives justifient l’intervention de l’État, une justification admise même si le politicien ou l’économiste est un « libéral » comme Macron et moi. Le mot « libéral » vient du latin liber, qui signifie, selon l’Oxford Latin Dictionary, « posséder le statut social et juridique d’un homme libre (par opposition à un esclave) », c’est-à-dire par opposition au fait d’avoir un maître humain qui a le pouvoir d’exercer une contrainte physique. Sous le vrai libéralisme, aucun adulte ne doit être traité comme un esclave ou un enfant, en tout cas en théorie, une théorie mise en œuvre lentement et inégalement depuis 1789. Au XIXe siècle, un voyageur européen pouvait demander à un Américain libre qui était son maître. Celui-ci répondit : « Il n’est pas encore né ». En 1935, le poète afro-américain Langston Hughes a bien exprimé l’idée centrale du libéralisme : « O, que l’Amérique soit à nouveau l’Amérique, / La terre qui n’a jamais été — / et qui doit être — la terre où chaque homme est libre. »
Depuis qu’elle a été formulé dans les années 1920, l’idée que les externalités justifient les interventions de l’État dans la vie des liberi a été appliquée avec un enthousiasme croissant par les économistes. Mais il est facile de l’appliquer à tort. De nombreux économistes anti-libéraux le font de plus en plus. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, qui eut autrefois de belles choses à dire sur le socialisme chaviste du Venezuela, dit que toute retombée justifie une intervention. N’importe laquelle. C’est ce que diraient les mathématiques.
Mais arrêtons-nous. Aucun homme n’est une île, entière par elle-même. Chaque homme est un morceau du continent, une partie du tout. Si une motte est emportée par la mer, l’Europe en est diminuée. Nous faisons peser des externalités les uns sur les autres, massivement, à chaque instant, directement ou indirectement, sans même parler de se faire la bise en période de maladie respiratoire ultra-contagieuse. Supposez que vous soyez profondément offensé, consterné, outragé par une hideuse robe orange pétard que je pourrais porter. (Je ne commettrais jamais un tel faux pas, c’est promis. Tout cela n’est que théorique.) C’est évidemment une externalité. Votre utilité, dirait un économiste, est réduite chaque fois que je me présente. Ou chaque fois que cette robe apparaît dans votre esprit.
Mais il est tout aussi certain que nous ne voulons pas mettre en place un ministère du vêtement d’inspiration saoudienne pour m’empêcher de porter ce que je veux. Pourtant, le principe de l’externalité est imparable, même dans une société de marché. Lorsque vous achetez une baguette, une autre personne ne peut pas acheter la même. Votre action d’acheter augmente, même légèrement, le prix de la baguette pour cette personne et pour des millions d’autres qui, une fois additionné, arrive exactement au prix que vous avez payé pour cela. L’État doit-il vous empêcher de répercuter les hausses du coût d’opportunité sur tous ces gens ?
Vous voyez le problème. Si la définition d’externalités que nous retenons n’est pas sévèrement restreinte, toute action humaine cesserait immédiatement, car nous sommes tous impliqués dans l’humanité. Il y a quelque chose de complètement faux dans le fait de suivre les mathématiques en elles-mêmes. L’économie pertinente reconnaît que ce que nous qualifions d’externalité procède d’une décision politique. En votant, par exemple. La « correction » complète de toutes les externalités possibles conduit directement au totalitarisme tel que le conçoit Xi Jinping, dans laquelle l’État voit tout, gouverne tout — non pas pour arriver à l’égalité, qui est rejetée par le fascisme littéral et le communisme réel, mais pour augmenter le pouvoir du parti, et les avantages matériels qu’il procure. La personne la plus riche à Cuba était Fidel Castro, et il ne fait guère de doute que Poutine est l’homme le plus riche de Russie. Les historiens découvriront les preuves plus tard sur Xi Jinping. Les tyrans capables de saisir ce qu’ils veulent, indépendamment de toute notion de propriété ou de contrat, font passer Liliane Bettencourt et Bill Gates pour des paysans.
Pourtant, il arrive parfois, bien que cela soit beaucoup moins courant que ne le pensent mon ami Joe Stiglitz ou la plupart de mes chers amis français, que l’État nous contraigne à faire ce qui est une bonne idée, comme par exemple contraindre les parents à vacciner leurs enfants contre la rougeole. Nous, les libéraux, disons : « Faites venir la police municipale. Obligez-les à le faire. Entrez par effraction chez eux si nécessaire ». Un cas de rougeole infecte 12 à 18 autres personnes, et il est souvent fatal pour les personnes souffrant de malnutrition. À ce sujet, demandez aux Indiens d’Amérique après 1492. On a récemment découvert que la région amazonienne était autrefois très peuplée.
Pour le coronavirus, et en l’absence de distanciation sociale et de quarantaine, le R0 est de deux ou trois, ce qui est déjà assez mauvais. Celui de la grippe est plus bas, entre un et deux, ce qui explique que pendant les grippes saisonnières normales, pour lesquelles nous avons parfois des vaccins, il n’est pas très logique de contraindre les gens. Les gens, en particulier les personnes âgées comme moi, sont incités à se protéger en se faisant vacciner, et lorsque la protection par inoculation contre la grippe ne fonctionne pas, comme c’est le cas pour des milliers de personnes chaque année, et provoque leur mort, il n’y a rien de plus que l’autoprotection ou un État actif puisse accomplir.
Voilà pour l’épidémiologie et l’économie. Considérez la politique implicite. Pour des raisons menckéniennes, la plupart des gouvernements ne sont pas très bons pour prendre des décisions collectives avec justice ou rationalité. Comme l’a fait remarquer l’économiste libéral américain Leland Yeager, le gouvernement est lui-même « le prototype du secteur dans lequel les décideurs ne prennent pas précisément en compte de manière tous les coûts ainsi que tous les bénéfices de chaque activité ». Évidemment. C’est la nature même de la coercition étatique, lorsqu’elle tourne mal, de ne pas décider rationnellement et en fonction du bien commun, mais de prendre à Pierre pour payer Paul, ou de réglementer les affaires de Pierre jusqu’à ce qu’il fasse banqueroute. Lors de la brève participation américaine aux côtés de la France à la Première Guerre mondiale (« Lafayette, here we come »), les gouvernements américain, fédéral et locaux, ont décidé d’interdire les prêches en allemand, de mettre fin à tous les récitals de Beethoven, puis, après la guerre, d’interdire la bière, allemande ou non. Mencken, qui aimait Beethoven et la bière allemande, protesta. Il eut de la chance de ne pas avoir été emprisonné, comme le fut le philosophe anglais Bertrand Russell pour avoir protesté contre la Guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral américain a décidé de mettre tous les Américains d’origine japonaise de la côte ouest dans des camps de concentration. Et ainsi de suite.
Nos amis étatistes de gauche ou de droite imaginent, dans une naïveté caractéristique du XXe siècle, que le gouvernement a la capacité de « réguler » les marchés avec justice et bon sens. Ce n’est pas le cas. Il y a quelques années, le Parlement italien proposa d’introduire un strict système de licence gouvernementale, appliqué par la police, pour encadrer les hommes qui tiennent littéralement le bien-être de la nation entre leurs mains expertes : les pizzaiolos. En fin de compte, la proposition n’aboutit pas, mais l’UNESCO a inclus l’art de manipuler et de cuire la pizza dans le « patrimoine immatériel de l’humanité ». Comme le disait le cow-boy-humoriste américain des années 20 et 30, Will Rogers, « je ne fais pas de blagues. Je me contente d’observer le gouvernement et de rapporter les faits. »
Et donc, si le gouvernement n’a pas réussi à exercer une coercition rationnelle sur le plan épidémiologique et économique au début d’une épidémie avec un grand R0 — ce qui signifie prendre le problème à bras le corps le plus tôt possible en testant et en traçant le plus possible, comme l’ont fait la Corée et Singapour, Hong Kong, la Nouvelle-Zélande, la Grèce ou le Vietnam — alors tout ce qui reste à faire, même de manière approximativement rationnelle, est de confiner en masse. C’est la technique médiévale. Elle fonctionne, avec l’horrible conséquence d’appauvrir davantage les pauvres. Pour que cela fonctionne, si vous vivez au Moyen-Âge ou si les tests ont été mal gérés pendant deux mois d’affilée comme ce fut le cas sous l’empire de Trump le Sceptique et de ses Centres pour le contrôle des maladies incompétents, la quarantaine doit être imposée à tout le monde. En l’absence de tests rapides et peu coûteux (pour lesquels il nous faut continuer de prier), tout le monde est suspect. Ce raisonnement implique que l’État qui a pris du retard applique la coercition aussi rapidement qu’il est possible de rassembler la volonté politique, un raisonnement qui, en mai 2020, a échappé aux gouverneurs de la Floride, de la Géorgie, du Tennessee, du Texas et de la Caroline du Sud (un état « trop petit pour être une nation, trop grand pour être un asile de fous ») décidés à rouvrir leurs économies. Même la France, de culture rationaliste, n’a pas été assez rapide.
C’est comme un gardien de but faisant face à un attaquant solitaire. Le conseil de l’entraîneur est le suivant : « Coupez l’angle. Ne laisse pas l’attaquant se jouer de toi. » Cela signifie qu’il faut se rapprocher de l’attaquant pour fermer le plus possible son angle de tir. Il ne faut pas rester immobile sur sa ligne de but. Les États-Unis et la France sont restés immobiles sur leurs lignes. Certaines autres démocraties, comme la Corée du Sud, ont choisi de bouger et n’ont pas eu à adopter la contrainte médiévale du confinement de masse.
Des tyrannies comme la Chine et la Fédération de Russie ont essayé très tôt de s’en tirer en niant la vérité, comme c’est leur nature. Leur ami Trump fit de même. (Le Vietnam, qui est aussi une tyrannie, a choisi la vérité) C’est un peu comme si le gardien de but prétendait que la balle ne s’était jamais approchée de lui. Comme l’a dit Trump, « je n’assume aucune responsabilité ». Ou s’il disait que le tir était une fake news, ou une conspiration de CNN ou d’autres ennemis du peuple. En 1954, à son retour d’Union soviétique, Jean-Paul Sartre déclarait : « La liberté de critique en URSS est totale »… Finalement, la Chine, tout comme le fera la Russie le mois prochain, est revenue à la coercition globale, comme le font les tyrannies, depuis toujours. Mais maintenant, même les démocraties raisonnablement libérales comme les États-Unis et la France doivent recourir à la coercition, « pour le moment », disent-ils.
En d’autres termes, même nous, les libéraux, pensons que la coercition n’est pas si mauvaise, pas plus qu’il n’est mauvais d’empêcher votre enfant de deux ans de courir devant un bus. Si vous l’avez stupidement laissé s’approcher du bus, la coercition est votre seule politique sensée, même si elle n’est pas celle que vous eussiez d’abord choisi. Parfois, dans une guerre qui engage notre survie, par exemple, nous devons nous forcer à contraindre les gens. Le sabordage de la flotte française à Toulon en 1942, le bombardement de Belgrade en 1999, la distanciation sociale contre le Covid-19 en 2020. Les renoncements à exercer une telle coercition rationnelle sont scandaleux, comme ce fut par exemple le cas lorsque le bataillon néerlandais à Srebrenica en 1995 ne protégea pas les musulmans, comme des soldats honorables ont juré de le faire, mais se retirèrent précipitamment à Schiphol, où ils furent accueillis avec des bières et des applaudissements du gouvernement : Nos garçons sont en sécurité. Scandale à nouveau, l’année précédente, lorsque, les gouvernements belge, français et américain échouèrent à faire pression au Rwanda. Ou encore Chamberlain en 1938, promettant la paix à notre époque… Nous, les libéraux, ne sommes pas des stricts pacifistes ou des anarchistes.
Nous, libéraux, approuvons par exemple la coercition par les impôts pour financer l’enseignement élémentaire obligatoire, bien que nous observions qu’il n’y a pas de raison valable pour que l’institution coercitive elle-même gère les écoles. Quelques autres domaines requièrent de la coercition. Mais à l’ère des transpondeurs électroniques, ce n’est pas le cas des routes, qui pourraient être privatisées demain, comme Chicago qui, en 2009, privatisa le stationnement dans les rues. Cela ne s’étend pas non plus à l’université soi-disant gratuite, comme en France, qui s’avère être une subvention massive payée par les contribuables ordinaires aux citoyens les plus riches, dont les enfants sont déjà mieux préparés à l’université.
Ceci dit, il est évident que la santé publique en période de pandémie doit relever de l’État.
Pourtant, la maladie et la crise économique disparaîtront. Nombreux sont ceux qui mourront dans des pays qui ne disposent pas encore d’hôpitaux et d’infirmières en nombre suffisant, et qui sont si pauvres que le confinement provoque une véritable famine. Ce sera par exemple le cas de l’Inde. Mais nous mettrons au point un vaccin. Peut-être l’année prochaine. Les volets de l’économie s’ouvriront et la lumière entrera à nouveau. Les foules se rassembleront à Marseille pour le football. Le Café de Flore et les Deux Magots feront à nouveau le plein de touristes. Ce qui ne disparaîtra peut-être pas, je le répète, c’est le triomphe de l’étatisme. L’étatisme est l’idéologie, longtemps dominante en France, selon laquelle la coercition de l’État est toujours préférable aux transactions ordinaires. Les boulangers à Paris sont réglementés depuis le Moyen Âge, les loyers parisiens sont contrôlés depuis la première guerre mondiale, etc. Dans l’ensemble, les Parisiens, comme le reste des Français, ont approuvé ces politiques. Lorsque Colbert, en 1681, demanda aux financiers et manufacturiers français ce que l’État pouvait faire pour eux, ils lui répondirent : « Laissez-nous faire ». Colbert ne saisit pas l’allusion. La France est donc devenue une nation étatiste, jusqu’à aujourd’hui. Comme l’écrivait Tocqueville en 1856 : « Pendant ce même temps, la passion pour l’égalité occupe toujours le fond des cœurs dont elle s’est emparée la première ; elle s’y retient aux sentiments qui nous sont les plus chers ; tandis que l’une change sans cesse d’aspect, diminue, grandit, se fortifie, se débilite suivant les événements, l’autre est toujours la même, toujours attachée au même but avec la même ardeur obstinée et souvent aveugle, prête à tout sacrifier à ceux qui lui permettent de se satisfaire, et à fournir au gouvernement qui veut la favoriser et la flatter les habitudes, les idées, les lois dont le despotisme a besoin pour régner. » Les Français « adoreraient l’égalité jusque dans la servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n’est bon qu’à briser. Les contrats leur inspirent peu de respect ; les droits privés, nuls égards ; ou plutôt il n’y a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement une utilité publique. »
Voilà qui rappelle les louanges que certaines personnes à gauche adressent au « modèle chinois ». Une opinion populaire à gauche est que la Chine prouve qu’il est insensé de croire au libéralisme économique — en Chine l’État y serait parvenu. « Regardez », diront certains, « tous ces travaux de terrassement, d’égouts et de construction de routes ». Ils ont tort parce qu’ils réfléchissent comme des avocats, pas comme des économistes. L’économiste fait par exemple remarquer que dans le quartier de Pudong à Shanghai, si les promoteurs privés n’avaient pas obtenu de l’État des égouts ou des routes, ils les auraient construites sans l’aide de l’État. Ce qui est parfois pour le mieux. Un ami architecte de Chicago qui a travaillé sur de tels projets en Chine et en Inde me dit que l’auto-construction de routes et d’égouts par l’entrepreneur privé est en fait ce qui se passe en Inde, où les gouvernements locaux sont encore particulièrement corrompus et incompétents. Pourtant, le revenu réel par habitant des pauvres en Inde depuis son passage au libéralisme économique en 1991 (l’Inde avait déjà bien sûr une forme un peu folle de libéralisme politique) a augmenté presque aussi vite que celui de la Chine. Récemment, l’Inde a même dépassé la Chine, si l’on excepte la crise actuelle.
Et, après tout, Shanghai et la Chine élargie ont déjà eu un État très interventionniste, tout à fait capable de conduire la charmante planification étatique qui corrigerait les affreuses imperfections du marché dont rêvent Joseph Stiglitz, Mariana Mazzucato et la plupart des économistes modernes, sans pour autant démontrer factuellement que ces imperfections sont vraiment importantes. Pourtant, l’État maoïste n’a jamais eu des résultats comparables à ceux que le développement privé a produits dans le district de Pudong, et partout en Chine, et maintenant en Inde. Si la planification était une si bonne chose, alors le communisme d’avant 1978 aurait été un paradis.
Pourtant, lorsque le parti a finalement adopté le libéralisme économique et a cessé de tuer la croissance en tuant les hommes d’affaires, le revenu réel des plus pauvres a commencé à doubler tous les sept à dix ans. L’Inde a la même histoire après 1991, après quarante-quatre misérables années de socialisme et d’égalitarisme gandhiens qui ont abouti à des taux de croissance de 1 % par an et par habitant en termes réels pour les pauvres. Ce taux ne permettait le doublement du PIB que toutes les sept décennies, au lieu d’une désormais. Aucun grand enrichissement dans l’histoire — ni celui de la Grande-Bretagne, ni celui de la France, ni celui de la Suède, ni celui du Japon, ni celui de Hong Kong, ni celui de l’Irlande, ni celui du Chili, ni celui de la Chine, ni même celui de l’Inde (bien qu’elle soit encore si pauvre que la crise économique provoquée par le confinement pourrait tuer plus de gens que le virus ) — n’a eu lieu avant l’arrivée du libéralisme économique.
Le gouvernement chinois n’a pas toujours eu des bonnes idées après sa décision d’autoriser provisoirement les améliorations soumises à l’épreuve du marché en 1978. Est-ce si surprenant ? Après tout, voilà un État qui, en l’absence de test de marché, fait des choses non rentables, réduisant le revenu national plutôt que de l’augmenter, si cela convient au parti en charge. L’économiste libéral Jeffrey Tucker fait une remarque plus douce, quoique similaire : « Si toute votre idéologie se résume à faire confiance au gouvernement pour faire des choses superbes, c’est un problème ».
Par exemple, le système chinois de chemins de fer à grande vitesse est un superbe projet d’État qui s’étend maintenant à tout cet immense pays — toutes les voies ferrées sont surélevées de vingt mètres sur des viaducs. C’est éblouissant. Mais était-ce une bonne idée ? La Chine, dont le revenu par habitant continue de ne représenter qu’un quart de celui de la France malgré ses triomphes économiques depuis son ouverture au libéralisme économique, possède plus de trains à grande vitesse que le reste du monde réuni. Comme le TGV, ces trains sont agréables pour les gens aisés, et sont massivement subventionnés à leur profit. Mais ils réduisent les revenus du reste de la nation. Bastiat a écrit en 1845 un brillant essai intitulé « Un chemin de fer négatif », dans lequel il se moquait des pressions politiques exercées par des villes intermédiaires au moment de la construction des voies ferrées : par exemple, la municipalité de Bordeaux exigeait que la ligne Paris-Madrid s’arrêtât à une Gare du Nord pour que le fret et le passager soit obligé de se diriger vers une Gare du Sud où ils reprendraient le train, en dépensant de l’argent pour les taxis, le transport, les hôtels au profit de la ville. Bastiat proposait que la logique de cette proposition fût suivie strictement et que toutes les villes et localités de l’itinéraire s’organisassent de cette manière : Poitiers, Tours, Orléans, bien sûr, mais aussi Ruffec, Châtellerault, et ainsi de suite. La logique est imparable, une fois que son idiotie a été acceptée. Le résultat serait que toute la capacité économique de la France et de l’Espagne serait consacrée au seul chemin de fer, sans que rien ne soit pensé pour l’alimentation, par exemple. Ce serait une « infrastructure » négative, pour reprendre le terme que les gens privilégient en louant les projets de l’État. C’est le cas aujourd’hui avec les chemins de fer à grande vitesse chinois.
Ce ne sont pas de superbes infrastructures qui ont amélioré la situation de la Chine, et certainement pas des entreprises d’État mal gérées, et aujourd’hui occupées sous Xi Jinping à racheter les entreprises privées afin que le Parti les contrôle au profit de ses membres, mais son expérience massive d’améliorations soumises à l’épreuve du marché et laissées entre les mains du secteur privé. Ces améliorations furent autorisées par le Parti communiste qui, comparé à l’absurdité de l’époque maoïste, se comporte modérément bien (pour changer), en tout cas en ce qui concerne les questions économiques privées.
L’aboutissement de l’étatisme peut être l’autoritarisme, voire le totalitarisme, comme c’est arrivé avec Xi. Cette conclusion n’est pas inévitable, mais elle est suffisamment commune dans l’histoire pour être inquiétante, comme ce fut le cas pendant les années 1930, et chaque fois qu’une « crise du capitalisme et de la représentation démocratique » se produit. Un renversement idéologique se produit dans lequel on considère désormais que les individus, par une quelconque justification idéologique, sont au service de l’État et non l’inverse, et que l’économie soit subordonnée à des fins « sociales ». La Nation vous dit quoi acheter et comment travailler, puis quoi penser et quels livres brûler, et quelles phrases — comme « place Tienanmen » ou « protestations de Hong Kong » — doivent être bloquées sur Internet.
Et l’État le fait pour des raisons pour le moins compréhensibles, pour ne pas dire toujours admirables. L’État est coercitif, nécessairement et par définition. En 1919, Max Weber l’a défini succinctement comme le monopole, sur un certain territoire, de l’usage légitime de la contrainte physique / force / violence / coercition (« das Monopol legitimen physischen Zwanges »). Voilà ce qu’est — et ce que devrait être — l’État. Le pouvoir coercitif dans les sociétés devrait être un monopole, et non un polypole. La « force de la loi » évince les autres groupes qui souhaitent se substituer à l’État en fournissant des services de protection, en période de confinement par exemple. Nous, les libéraux, acceptons qu’un État, même imparfait, est préférable à de multiples bandes criminelles prolifèreraient en exploitant la population — ou pire, les milices privées et autres alternatives qui surgissent lorsque l’État est, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, inefficace. La mafia est en partie issue de gardes armés engagés à la fin du XIXe siècle, compte tenu de l’incompétence de l’État italien et de l’étroitesse et du peu de temps disponible pour une récolte optimale, pour protéger les citronniers de Palerme. On est vite passé à une autre forme de protection.
Une monopolisation, même si elle est d’abord légitime et utile, est un outil tentant, et elle est facilement détournée vers une protection illégitime de groupes favorisés, comme c’est le cas aux États-Unis pour les médecins au détriment de leurs concurrents fournissant des soins de santé, les sages-femmes et les pharmaciens, qui ont perdu leur indépendance il y a longtemps. Le pouvoir est la capacité, par la coercition physique, de forcer une personne à faire quelque chose qu’elle ne veut pas faire. Ce n’est pas la douce persuasion, ni la main invisible qui développe le langage, l’art, les sciences en général, ou encore les mœurs, etc. L’impulsion étatique dans la société française est bien illustrée par la tentative de l’Académie française, depuis 1632, de gouverner la langue même. Ses combats contre « le computer » (bien que ce mot anglais dérive d’un mot français) et « le week-end » ne servent qu’à démontrer que les Immortels sont des imbéciles centralisateurs. Contre les ententes volontaires et spontanées comme la langue ou l’économie, il y a un petit fascisme et un grand fascisme. Le petit fascisme se manifeste chaque fois qu’un fonctionnaire utilise sa petite part du pouvoir de l’État pour vous contraindre à faire de lui un petit seigneur arbitraire. Vous êtes pour son esclave pour un moment. Nous l’avons tous rencontré. Essayez de traiter, avant même Trump, avec les bureaucrates de l’immigration américaine. L’anthropologue américain Laurence Wylie a fait son terrain dans le Vaucluse, et a cité le facteur local qui formulait une théorie de la relation entre l’État et le public : « Si le public n’aime pas mes méthodes, je lui chie dessus sereinement. Plus on chie sur le public, plus on sert l’État » 1.
Il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire contre le petit fascisme. Certaines personnes sont hélas comme cela et nous sommes tous tentés lorsque le pouvoir de contraindre est mis entre nos mains. Cela donne lieu aux violences conjugales, dont la fréquence a horriblement augmenté depuis le confinement. « Elle m’a insulté », dit-il, c’est-à-dire qu’elle n’a utilisé que des mots, même s’ils sont méchants. « Alors je l’ai frappée », c’est-à-dire qu’il a utilisé la contrainte physique, le pouvoir.
Mais le grand fascisme résulte d’une idéologie qui s’impose. Elle n’est pas exclusivement de droite. Raymond Aron, un authentique libéral français, une rareté au XXe siècle, a exprimé dans L’Opium des intellectuels en 1955 son attachement à une tempérance sceptique en politique : » le libéral tient pour permanente l’imperfection des hommes, il se résigne à un régime où le bien sera le résultat d’actions innombrables et jamais l’objet d’un choix conscient. » Et plus loin : « II ne donne pas son âme a une humanité abstraite, a un parti tyrannique, a une scolastique absurde, parce qu’il aime des personnes, participe à des communautés vivantes, respecte la vérité. » L’opium des intellectuels fut longtemps une foi aveugle dans le communisme qui refusait la liberté économique au nom de la « totale liberté de critique en URSS ». Au contraire, Vassili Grossman (lui aussi était une rareté, un écrivain soviétique célébré devenu libéral), dans le portrait qu’il donna de la vie sous Staline et ses successeurs dans son dernier roman censuré, exprima ce qu’est la liberté pour la plupart des gens : non pas la liberté de haut vol des intellectuels d’écrire ce qu’ils veulent dans des revues littéraires, mais la liberté des gens ordinaires de faire des affaires. « J’ai longtemps pensé que la liberté était la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Voici en quoi elle consiste vraiment : vous devez avoir le droit de semer ce que vous voulez, de fabriquer des chaussures ou des manteaux, de faire du pain avec la farine moulue à partir du grain que vous avez semé, et de le vendre ou de ne pas le vendre comme vous le souhaitez ; pour le tourneur, le sidérurgiste et l’artiste, il s’agit de pouvoir vivre comme vous le souhaitez et de travailler comme vous le souhaitez et non comme ils vous l’ordonnent. »
Certaines personnes bien-pensantes croient qu’elles sont prêtes à sacrifier les richesses réelles, en tout cas celles qui furent gagnées par d’autres, pour une égalité imaginaire. Le résultat normal est qu’ils n’obtiennent ni l’un ni l’autre. En citant ce passage de Grossman, le critique franco-bulgare Tzvetan Todorov a noté que le cousin de Grossman au goulag découvrit que le régime carcéral variait selon la position du prisonnier au sein du Parti. Il valait mieux être un commissaire déviant qu’un travailleur déviant. Il est surprenant de constater à quel point certains ont vite oublié ce que même les naïfs de l’extérieur ont découvert après la chute du communisme. Un État total, indépendamment de son idéologie officielle égalitaire, a donné, selon Todorov, « un règne d’intérêts personnels effrénés (…) qui a corrompu les institutions politiques, ravagé l’environnement, l’économie et les âmes humaines. »
Au vu de ces faits bien connus, alors, pourquoi cette tendance à l’étatisme, s’il peut conduire au fascisme ? L’économiste et historien américain Robert Higgs a soutenu, il y a quelques décennies, que les guerres du XXe siècle ont entraîné une expansion permanente de l’État. Il doit y avoir une raison pour laquelle, en moyenne, les États dépensent aujourd’hui 40 % de leur PIB alors qu’ils en dépensaient à peine 10 au début du XXe siècle. En France, la dépense publique se situe aujourd’hui à 56 % du PIB, et de grandes parties de l’économie sont rigoureusement réglementées et monopolisées, tout comme, bien sûr, aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Allemagne. Henry Kissinger avait l’habitude de dire que la France était « le seul pays communiste qui ait réussi ».
L’étatisme est-il donc causé par les guerres, telles que l’entendait Kissinger ? À l’époque moderne, la guerre était considérée comme un passe-temps royal. Regardez les premières scènes de la pièce patriotique de Shakespeare sur l’invasion anglaise de la France en 1315, Henry V. Mais en 1815, la Grande-Bretagne venait de passer plus d’un siècle, du règne de William et Mary à celui de George III à combattre et finalement écraser la France militairement. Pour ce faire, le gouvernement s’était approprié une part étonnamment importante du PIB britannique privé pour conduire ces guerres. Mais une fois la victoire acquise, il s’arrêta. Le poids dans l’économie des dépenses gouvernementales et des supervisions et coercitions diminua instantanément. En quelques décennies, le gouvernement put rembourser sa dette consolidée, qui, comme celle des États-Unis en 1945, représentait en 1815 le double du PIB britannique. Aux États-Unis, par contre, le ratio a ensuite diminué. Mais il a augmenté à nouveau pendant la guerre de Corée. Et surtout ce ratio ne s’est jamais approché de 0. Avec la pandémie actuelle, il vient de faire un nouveau bond en avant.
Il y a quelque chose d’étrangement étatiste dans le XXe siècle, une étrangeté ravivée au XXIe siècle dans les écrits des rénovateurs du socialisme démocratique, comme Thomas Piketty. Après tout, la guerre est une constante, elle peut donc difficilement être la cause centrale de cette résurrection étatiste. Non, l’étrangeté est idéologique, tout particulièrement dans le socialisme, qui a introduit de la coercition dans le domaine économique. J. M. Keynes, qui a puissamment contribué à l’épanouissement du socialisme démocratique dans les pays libres, en lui donnant une assise parmi les personnes sensées et de bonne volonté, et dont l’influence se ressent jusqu’à aujourd’hui — ses idées de miraculeux repas gratuits miraculeux n’ont-elles pas récemment été reprises par la Nouvelle théorie monétaire ? —, disait sagement en 1936 que « Les illuminés du pouvoir qui se prétendent inspirés par des voies célestes distillent en fait des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque scribouillard de Faculté. Je suis sûr que le pouvoir des intérêts particuliers est largement exagéré par rapport à l’empiètement progressif des idées. »
Les guerres, comme celle contre le nouveau coronavirus, n’ont jamais servi que d’excuses pour mettre en œuvre les idées bizarres de professeurs européens du XIXe siècle et de leurs étudiants révolutionnaires des XXe et XXIe siècles. Même dans les pays où il n’y a pas eu beaucoup de guerres, comme en Amérique latine, les idées socialistes associées au nationalisme ont fait leur chemin et ont gonflé la taille de l’État. Le vote à la majorité a certainement aussi contribué, en bien et en mal. Si vous avez voté pour le socialisme et le nationalisme dans leurs formes actualisées au XXe siècle, il était facile de voter pour le populisme, le péronisme, le national-socialisme et l’État régulateur. C’est ainsi que le président américain Wilson a fortement étendu le contrôle de l’État sur l’économie en 1917-18, tout en utilisant sa machine de propagande dirigée par le brillant George Creel pour supprimer les nouvelles de la grippe « espagnole ». (Cela a commencé, il faut le savoir, dans une ferme porcine du Kansas. Ma grand-tante Tillie, de l’Illinois, en est morte).
Lorsqu’il s’agit de mener une guerre, les pays totalitaires comme la Chine maoïste ou le Troisième Reich sont meilleurs au début de la guerre que des pays capitalistes comme la Suède ou les États-Unis. Évidemment. Une guerre, surtout dans ses conditions modernes de totalité, contrairement aux guerres passe-temps d’autrefois, a un but unique et clair pour la nation, comme un match de football. C’est un système de coercition visant à diriger des ressources données, ce qu’est le socialisme, et ce que les gouverneurs américains exigent de Trump (mais n’obtiennent pas) dans l’attribution des équipements de protection individuelle, sera évidemment plus efficace pour atteindre ce but unique qu’un système d’accords mutuels élargissant le sens même des ressources, ce qu’est le capitalisme.
Mais vous devez savoir que les mots mêmes de socialisme et de capitalisme sont profondément trompeurs. Ils sont tous deux produits par les ennemis de la liberté. Comme la Nation ou la Volonté générale ou la Balance du commerce international, leur usage nous égare. Le capitalisme devrait plutôt être appelé « innovativisme », ce qu’il est aussi, un système de libération de l’innovation qui a tellement enrichi les pauvres. L’appeler « capitalisme », c’est tomber dans l’idée historiquement et économiquement erronée que c’est l’accumulation pure et simple qui a fait cela. Non. C’est l’innovation, les nouvelles idées, des moustiquaires à la vaccination, qui ont fait son succès. L’accumulation du capital est nécessaire, mais aussi une force de travail, l’absence de guerre civile, la présence d’eau liquide pendant l’été, le cours du temps ou l’existence d’un univers… L’innovativisme était plus que nécessaire. Dans un système juridique protégeant la propriété privée, il suffit largement à faire notre richesse. Le « capitalisme » est une erreur scientifique comprimée en un seul mot. C’est un mot qui a une connotation méchante et égoïste, et c’est pour cela qu’il a tant séduit les ennemis de la liberté. « Innovativisme », en revanche, est scientifiquement exact et politiquement plus doux. Innovons, et sauvons les pauvres de cette terre.
Le « socialisme », en revanche, paraît doux et coopératif. Il m’a séduit lorsque j’étais un chanteur de folk de gauche au lycée. Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Marie-George Buffet et moi avons tous 70 ans. Au début des années 1960, nous avions la même opinion sur le « capitalisme » : renversez-le. Ah, les joies de Paris en mai 1968. Depuis, j’ai un peu appris. Le socialisme, après tout, est littéralement et véritablement l’utilisation du monopole du gouvernement sur la contrainte physique pour forcer les gens à faire ce qu’ils ne choisiraient pas de faire autrement. C’est la coercition dans l’économie. Si votre camarade socialiste ne le pense pas, et qu’elle rechigne à utiliser le mot « contrainte », achetez-lui une copie du roman de Grossman, et aidez-la à apprendre comment se déroule réellement la vie sous le socialisme. Le pouvoir a tendance à corrompre, et le pouvoir absolu sur l’économie corrompt absolument. Le socialisme devrait donc être appelé « coercitionisme économique ».
Dans une société d’adultes libres, il s’avère que traiter les gens comme — voyons voir — des adultes libres fonctionne plutôt bien. Même les lecteurs français de cette revue ne seront peut-être pas en désaccord. Même si certains d’entre eux, les vrais conservateurs, héritiers de Joseph de Maistre et Thomas Carlyle, douteront qu’il est adéquat que la majorité des gens se voit accorder le statut d’« adultes » de manière appropriée. Carlyle, ami personnel et ennemi politique du libéral John Stuart Mill, est à l’origine de la description de l’économie libérale classique comme « la science ». Comment cela ? Ce n’était pas parce que ses conclusions étaient pessimistes, même si elles l’étaient, mais parce que Mill et ses alliés libéraux ont approuvé la libération en 1833 de tous les esclaves de l’Empire britannique. Carlyle estimait que les esclaves, comme les serfs médiévaux, avaient besoin d’une douce supervision de la part de leurs maîtres. Quelle joie ! Par conséquent, refuser cette douce supervision était « lugubre ». C’était comme un régime de coercition économique dans lequel des bureaucrates supervisaient des citoyens enfantins. Quelle joie ! Après tout, il est tellement lugubre d’imaginer que les bureaucrates fédéraux américains et leur maître actuel à la Maison Blanche puissent avoir leurs propres intérêts sans rapport avec le bien public, comme se faire réélire et reconduire dans leurs fonctions en sous-estimant le nouveau coronavirus. Il est certain qu’ils sont nos parents aimables et aimants.
Ainsi, en 1999, un économiste français provoqua un tollé national par la simple mention du bon sens de la soi-disant école d’économie des choix publics aux États-Unis, lancée par le vrai libéral James Buchanan (Prix Nobel 1986). Cette école avançait que les hommes politiques et les responsables économiques et juridiques pourraient parfois avoir aussi leurs propres intérêts à l’esprit, et que ceux-ci fussent parfois imparfaitement corrélés au bien public. Peut-être. Comme l’ont dit Geoffrey Brennan et James Buchanan, « Dans tous les cas pratiques pertinents, les gouvernements — ou plus précisément les individus impliqués dans le processus gouvernemental — possèdent le pouvoir de contraindre. Ils exercent un véritable pouvoir discrétionnaire, et il est à la fois empiriquement raisonnable et analytiquement nécessaire de supposer que, dans une certaine mesure, ils exploiteront ce pouvoir à leurs propres fins, quelles qu’elles soient ». Les clercs français étaient scandalisés par la simple mention d’une idée anglo-saxonne aussi folle et libérale. Et si lugubre.
Ainsi, un autre bon nom pour le système favorisé par les vrais libéraux — ceux parmi nous qui ne sont ni conservateurs, ni socialistes — serait « l’adultisme ». Les Hollandais ont défendu très tardivement leur empire indonésien en affirmant que les Indonésiens, si enfantins, avaient besoin d’un long apprentissage auprès de leurs maîtres avant d’être prêts pour l’indépendance. Combien de temps ? Peut-être encore un siècle ou deux.
L’innovation et l’adultisme, outre leur mérite intrinsèque d’élever un peuple en leur conférant la dignité de se définir par eux-mêmes, ont le mérite extrinsèque de rendre les gens ordinaires comme vous et moi très riches par rapport à nos ancêtres. Peut-être descendez-vous des Bourbons. Mais mes ancêtres étaient des paysans irlandais et norvégiens, d’une pauvreté indicible. Le Grand Enrichissement, de 1800 à nos jours, cette multiplication par trente de la production des biens et des services, n’a pas été causé par la coercition, qui est ancienne, mais par la liberté, qui était nouvelle. Son ampleur fut encore multipliée par la libération des échanges, la libération des circulations (et donc des migrations) et la libération de la presse que Trump et ses conseillers Peter Navarro et Stephen Miller dédaignent tant. De telles richesses font que même le confinement, cette solution d’urgence, est loin d’être désastreux. Nous nous en remettrons, bien sûr, et nous ne devrions pas avoir à sacrifier nos libertés à jamais pour y parvenir. Ne le faisons pas. Conservons un vrai libéralisme qui soutient l’innovation et nous considère comme des adultes. Ne retombons pas dans les bras d’un papa ignorant aux goûts autoritaires. Ne supposons pas qu’une coercition parfois nécessaire justifie un futur de coercitionnisme, la botte fasciste sur le visage, pour toujours.