Paris/Berlin. Il aura fallu de nombreux actes, de sérieux quiproquos, une mise en scène balbutiante et une trame dramatique complexe, mais le rebondissement qui s’est joué lundi 18 mai 2020 est un véritable coup de théâtre

Ambigu, le Conseil du 23 avril 2020 avait renvoyé la balle du Fonds de relance européen dans le camp de la Commission européenne, chargée d’en définir les contours afin de présenter une base de négociation initialement prévue pour le 20 mai 2020. Si les spéculations ont été nombreuses depuis lors, la Commission a préféré rester prudente en repoussant le lever de rideau à la fin du mois. Par l’intermédiaire de Johannes Hahn, Commissaire au Budget et à l’Administration, le Berlaymont a toutefois rapidement évoqué de premiers éléments sur sa stratégie. En utilisant les garanties qui seraient fournies au travers de l’augmentation de la marge entre les dépenses réelles et le plafond des ressources propres du budget européen, la Commission envisageait de générer jusqu’à 1500 milliards d’euros sur les marchés financiers à partir d’une amorce d’approximativement 300 milliards d’euros au cours des trois ou quatre premières années du prochain cadre financier pluriannuel (CFP)1. Une grande incertitude demeurait sur la notion « d’instruments financiers innovants2 » qui permettraient de mobiliser de telles sommes par effet de levier à partir d’un montant initialement modeste « d’argent frais », mais aussi sur les modalités de distribution de ces fonds, notamment la proportion de prêts et de subventions, pierre d’achoppement majeure entre les États membres.3 

Lundi 18 mai 2020, lors d’une conférence de presse virtuelle4, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont lancé une initiative franco-allemande soutenant la mise en place d’un Fonds de relance de 500 milliards d’euros permettant de financer, sur la base des programmes budgétaires européens, des dépenses pour les secteurs et les régions les plus touchés par la crise du Covid-19. Grâce à l’augmentation temporaire du plafond des dépenses du budget européen, la Commission, forte d’une notation financière AAA garantissant des taux d’intérêt très bas, serait chargée dans ce scénario d’emprunter directement cette somme sur les marchés au nom de l’Union européenne afin d’effectuer ces dépenses à court terme5. Le service total de la dette serait honoré à long terme par un accroissement modeste des contributions nationales au budget de l’UE, rendu possible par des emprunts à longue maturité. Plus celle-ci sera longue, plus le service de la dette sera réduit.

Si les modalités précises de remboursement n’ont pas encore été déterminées, la chancelière évoquait non sans ambiguïté le nécessaire « remboursement de ces sommes, en accord avec les règles budgétaires européennes et en lien avec les budgets nationaux. » Il est ainsi envisageable d’imaginer que celui-ci se fasse par le biais d’une clé de remboursement similaire à celle des contributions budgétaires nationales annuelles au budget de l’UE, indépendante de la proportion des sommes perçues. « Ce qui est sûr, c’est que ces 500 milliards ne seront pas remboursés par les bénéficiaires de cet argent » insistait le président de la République.

Élément crucial, la chancelière allemande comme le président français ont fermement affirmé leur intention de voir ces sommes octroyées sous forme de dotations budgétaires directes, écartant l’hypothèse du recours à un mécanisme de prêts contractés par les bénéficiaires potentiels. Angela Merkel a ainsi clairement indiqué qu’il « ne s’agirait pas de crédits, mais de dépenses budgétaires qui seraient attribuées aux secteurs et aux régions les plus touchées par le Covid-19. » Lors de sa prise de parole, Emmanuel Macron a appuyé les propos de la chancelière, se référant à des « dotations budgétaires sur la base de notre endettement commun », allant jusqu’à parler de « vrais transferts », terme encore tabou quelques jours auparavant. Le locataire de l’Élysée a notamment fait une référence appuyée à la logique du ‘juste retour’, philosophie qui prédomine habituellement dans les négociations du cadre financier pluriannuel6 et dont le couple franco-allemand souhaite ostensiblement se départir pour la définition du Fonds de relance.

Moins ambitieuse que la proposition énoncée par l’Espagne en avril7 mais très proche des premières intentions affichées par la Commission, cette initiative commune est importante car elle affaiblit considérablement la position des États membres désireux de s’en tenir aux mécanismes de prêts, clarifiant au passage l’engagement inédit et potentiellement historique de la chancelière Merkel en faveur de transferts budgétaires directs dans le cadre spécifique d’une situation de crise. En d’autres termes, cette initiative pourrait créer un précédent de réaction commune à un choc symétrique exogène au travers de l’émission d’une dette européenne d’une ampleur sans précédent dont le remboursement ne serait pas comptabilisé dans la dette individuelle des États membres. Si cet accord de principe fondamental parvient à se concrétiser, il pourrait s’agir d’un véritable « moment Hamiltonien »8 pour l’Union budgétaire européenne.

Conscients que cette initiative franco-allemande n’est en aucun cas la garantie d’un accord final, Angela Merkel a parlé d’une « impulsion pour favoriser la prise de décision commune à 27 » et Emmanuel Macron d’un « travail nécessaire pour rassembler l’ensemble des États membres ». En effet, si le moment est aussi solennel que politiquement important, le dénouement positif de cette séquence européenne n’est pas pour autant assuré. Le précédent de Meseberg9 est à ce titre une mise en garde face à l’excès d’enthousiasme que cette initiative pourrait provoquer.

Le 19 juin 2018, la France et l’Allemagne avaient présenté une déclaration européenne commune10 ambitieuse lors d’une rencontre solennelle au château de Meseberg, proche de Berlin. Suscitant un enthousiasme fort, cette déclaration avait alors été reçue comme le signe d’une volonté politique du couple franco-allemand de s’engager sur la voie d’une même ambition pour le projet européen, malgré les divergences d’appréciation sur les modalités de sa réalisation. Si ce document avait effectivement eu le mérite de poser communément les bonnes questions, la mise en oeuvre de ces intentions a été perpétuellement repoussée et s’est heurtée à une multitudes de résistances, réduisant l’exercice à une synthèse prudente des positions française et allemande, plutôt qu’à l’énonciation d’une feuille de route politique commune capable de produire des réalisations concrètes11. Triste illustration de l’insuffisance du moment Meseberg, la proposition d’établir un budget de la zone euro permettant une fonction de stabilisation macroéconomique avait ainsi accouché d’un instrument budgétaire de convergence et de compétitivité (BICC) réduit à peau de chagrin dans le cadre des négociations du budget 2021-2027 et vidé de sa substance initiale.

Il est à ce titre important d’observer que si la chancelière allemande amorce potentiellement une évolution profonde de son logiciel européen avec cette nouvelle initiative12, en assumant le risque politique d’ouvrir la voie aux prémices d’une union budgétaire13 à laquelle elle s’est toujours opposée dans les faits, le président français opère lui aussi un ajustement de sa doctrine européenne. En temporisant son obstination bilatérale avec l’Allemagne pour bâtir des positions de réforme autour et en retrait d’autres forces d’équilibre de la géopolitique européenne14, le retour au franco-allemand plus en aval des négociations lui a permis d’user de son capital politique à meilleur escient afin de combler l’écart entre deux positions antagonistes mais relativement abouties et figées après plusieurs mois de négociations. Cela permet ainsi de parier sur l’émergence d’une dynamique de compromis constructive en phase terminale, qui n’aurait pas été possible par une impulsion originelle tant les positions initiales étaient éloignées, notamment entre la France et l’Allemagne.

Cette fois-ci, la feuille de route est par ailleurs moins ambiguë qu’à Meseberg et l’implication active de la Commission pourrait changer la donne. En effet, si l’initiative franco-allemande faisait planer le risque d’une mise à l’écart symboliquement coûteuse de la Commission, le président français et la chancelière allemande se sont montrés particulièrement soucieux de ne pas donner l’impression de la réduire au simple rôle de secrétariat du Conseil, en insistant sur la répartition des rôles institutionnels et le fait qu’il appartient à la Commission de façonner un consensus opérationnel soutenu par les autres États membres.

Ursula von der Leyen bénéficie ainsi désormais de l’élan d’un consensus minimum proche de sa position et soutenu par le couple franco-allemand. Cela lui octroie le surcroît de capital politique nécessaire pour entériner la difficile phase qui s’ouvre avec la définition des termes précis d’un accord aussi politiquement que techniquement complexe15. Faire advenir un équilibre positif dans les quinze prochains jours nécessitera de s’approprier l’entière maîtrise intellectuelle du dossier afin de jouer son rôle de médiateur technique et mener d’intenses tractations politiques permettant de pousser les feux et obtenir l’assurance d’engagements financiers difficiles de la part des États membres. Loin d’être une dépossession, il s’agit d’un véritable travail d’orfèvre caractéristique de l’action de la Commission.

Reviendra ensuite à Charles Michel, le président du Conseil européen, de faire preuve de suffisamment de sens politique pour parvenir à un accord unanime sur la forme définitive du Fonds de relance comme sur celle du prochain CFP, notamment auprès des États membres les plus réticents à la notion de transferts budgétaires16. A ce titre, les réactions des dirigeants européens ne se sont pas faites attendre. Ainsi, Giuseppe Conte qualifiait le compromis de « premier pas important dans la direction souhaitée par l’Italie » tout en indiquant que le Fonds « devra être élargi » pour surmonter la crise17. Pedro Sánchez, le chef du gouvernement espagnol, saluait également la proposition18. A l’inverse, Sebastian Kurz le chancelier autrichien, réaffirmait sa position après concertation avec ses homologues néerlandais, danois et suédois, déclarant que « leur position reste inchangée » et qu’ils demeurent « disposés à aider les pays les plus touchés par l’octroi de prêts »19 qui devraient être remboursés par les États membres bénéficiaires. Sans le soutien tacite de l’Allemagne, le front commun des « Frugal Four » semble toutefois d’ores et déjà moins assuré dans sa réponse à cette initiative que lors des précédents cycles de négociation.2021

Le dénouement reste donc très incertain et le chemin pour y parvenir périlleux, mais cette initiative franco-allemande ouvre une nouvelle séquence cruciale qui pourrait enfin permettre à l’Union de réaliser qu’elle est plus que la somme de ses parties et d’organiser un embryon de « puissance en commun22 ».

Sources
  1. FLEMING Sam, Brussels seeks EU budget overhaul to boost post-pandemic recovery , Financial Times, 8 avril 2020
  2.  Conseil Européen, Press conference by Presidents Michel and von der Leyen following the video conference of EU leaders, 23 avril 2020
  3. LUMET Sébastien, Plan de relance Covid-19, moment de vérité pour la Commission von der Leyen, Le Grand Continent, 4 mai 2020
  4. Elysée, France et Allemagne unies pour une relance européenne face à la crise, Youtube, 18 mai 2020
  5. dans les trois ou quatre premières années du prochain cadre financier pluriannuel
  6. LUMET Sébastien, Comprendre les rapports de force des négociations du cadre financier pluriannuel de l’UE, Le Grand Continent, 9 décembre 2019
  7. Spain’s non-paper on a European recovery strategy, 19 avril 2020
  8. FUNK KIERKEGAARD Jacob, Europe is at last channeling Alexander Hamilton, PIIE, 23 mars 2020
  9. ENDERLEIN Hendrik, GUTTENBERG Lucas, De l’importance de la déclaration de Meseberg, Institut Notre Europe, 22 juin 2018
  10. Elysée, Déclaration de Meseberg – Renouveler les promesses de l’Europe en matière de sécurité et de prospérité, 19 juin 2018
  11. https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/visions-franco-allemandes/de-meseberg-nulle-part-impulsions-franco
  12. L’arrêt du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande semble avoir brusquement amplifié la prise de conscience outre-Rhin de la menace pour la cohésion de la zone euro de laisser la correction des déséquilibres européens principalement entre les mains de la seule BCE : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/05/05/lideologie-de-karlsruhe-et-ses-effets-collateraux/
  13. LUMET Sébastien, Covid-19  : L’Union à l’heure des choix, une conversation avec Nicolas Véron, Le Grand Continent, 19 mars 2020
  14. GAUDOT Edouard, VALLEE Shahin, La double impasse européenne, Le Grand Continent, 14 mai 2019
  15. VALLEE Shahin, Options for a European Recovery Plan, DGAP, 11 mai 2020
  16. LUMET Sébastien, Face à la crise du Covid-19, les divisions fondamentales refont surface, Le Grand Continent, 26 mars 2020
  17. CONTE Giuseppe, Tweet du 18 mai 2020
  18. SANCHEZ Pedro, Tweet du 18 mai 2020
  19. KURZ Sebastian, Tweet du 18 mai 2020
  20. Ole Ryborg : Udspil fra Merkel og Macron presser Mette Frederiksen, DR, 19 mai 2020
  21. Franco-German recovery deal meets resistance, Politico, 19 mai 2020
  22. LUMET Sébastien, La crise du Covid-19 ouvre une nouvelle séquence politique européenne, Le Grand Continent, 6 avril 2020