Verre à moitié vide, verre à moitié plein. Ainsi pourrait-on résumer le résultat du Conseil européen du 23 avril et les débats qui ont lieu depuis autour de la solution européenne envisagée pour faire face aux retombées économiques de la crise du Covid-19. Échéance cruciale, moment de vérité, la réunion des dirigeants européens suscitait autant d’espoir qu’elle a créé de frustrations. Deux semaines plus tôt, les Ministres des finances de la zone euro étaient parvenus, non sans efforts1, à s’accorder sur une réponse autour de quatre piliers. Alors que les trois premiers instruments semblaient pouvoir passer l’épreuve de validation du Conseil sans difficulté2, le principe d’un fonds de relance – qui doit permettre de déployer une puissance budgétaire massive et commune – restait largement à définir. 

En amont de la réunion du Conseil, les pourparlers allaient bon train. L’Espagne publiait ainsi un non-papier3 ambitieux proposant un programme commun de grande envergure, pouvant atteindre 1500 milliards d’euros sur deux à trois ans, financé par une émission d’obligations perpétuelles de l’Union européenne4 et réparti entre États membres selon une clé d’allocation définie en proportion des dommages causés par la pandémie5. Le remboursement des intérêts de la dette devait reposer autant que possible sur un ensemble de nouvelles ressources propres de l’UE indépendantes des contributions nationales. Soulignant que le fonds était destiné à soutenir le financement de la reconstruction économique d’après-crise de manière cohérente au niveau européen, le document envisageait que les sommes soient octroyées sous forme de subventions, soit de transferts directs par le biais du budget européen à partir du 1er janvier 2021.6

En appelant à une mutualisation européenne des dépenses, cette proposition permettait de contourner les querelles autour de la mutualisation de la dette, tout en focalisant l’attention sur la nécessité impérieuse d’une solution autour de transferts budgétaires plutôt que de prêts de sauvetage, inadaptés à la crise actuelle7. La France et l’Italie semblaient favorables à cette proposition. Dans une interview au Financial Times, le président de la République française indiquait ne pas être « fétichiste sur le véhicule » qui permettrait de déployer une « capacité à émettre de la dette commune avec une garantie commune » pour « financer des dépenses faites dans certains États.8 » Rome, par l’intermédiaire du ministre italien de l’Économie et des Finances, Roberto Gualtieri, indiquait soutenir le principe de prêts à long terme pour financer le fonds de relance dont les dépenses se feraient sous forme de subventions afin de réduire la charge de la dette.9

Désireux de faire émerger des éléments de solidarité européenne, mais paradoxalement paralysés par leur rejet fondamental du principe de transferts budgétaires, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Suède et la Finlande privilégient l’utilisation des instruments existants pour fournir des prêts aux États membres dans le besoin plutôt que la mise en place de mécanismes de subvention10. Au-delà de la question sensible des conditions liées à l’octroi de tels prêts, cette solution reste considérée comme inappropriée et inacceptable pour les États les plus susceptibles d’être concernés dans la mesure où les prêts s’ajouteraient au fardeau de la dette des pays bénéficiaires, impactant d’autant leurs perspectives économiques à long terme.

Alors qu’elle s’adressait au Bundestag en amont de la réunion du Conseil européen, Angela Merkel ne faisait aucun mystère sur le fait que l’échéance du 23 avril ne déboucherait pas sur une solution définitive. Prudente, elle révélait toutefois des éléments sur sa position, se déclarant favorable à ce que le fonds de relance soit lié au cadre financier pluriannuel (CFP) et indiquant que l’Allemagne « devrait être prête, dans un esprit de solidarité et sur une période de temps limitée, à apporter des contributions nettement plus élevées au budget européen11 ». Bien que fermement réticente au principe de corona bonds, estimant que cette solution prendrait trop de temps à être mise en place, la chancelière allemande s’était dite favorable plus tôt la même semaine à l’émission d’obligations européennes basées sur les garanties financières fournies par les pays dans le cadre du budget de l’UE, via la clause de solidarité de l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

La veille du Conseil européen, Charles Michel confirmait les prévisions de Merkel en annonçant que la réunion n’aboutirait pas à la publication de conclusions ou d’une déclaration commune, rendues juridiquement impossibles par la nature digitale des réunions, mais pas non plus à une déclaration commune informelle, comme ce fut le cas à l’issue de la réunion du 26 mars. Une simple déclaration de la présidence, non-contraignante et qui ne nécessite pas la validation des participants, a ainsi été délivrée après un peu moins de cinq heures de discussions. Après l’Eurogroupe, la balle a cette fois été renvoyée dans le camp de la Commission, chargée de définir les modalités du fonds de relance. Si l’étape de l’Eurogroupe a permis de faire avancer les discussions, à la question du déploiement ou non de corona bonds12 s’est désormais substituée celle des modalités de répartition d’éventuels recovery bonds13, dont les lignes de division semblent cristallisées autour des mêmes positions.

Alors que les débats n’ont pas perdu en intensité depuis le Conseil du 23 avril, les contours de la proposition de la Commission commencent doucement à se révéler, malgré les grandes précautions qui doivent être prises quant à la faisabilité des hypothèses et le caractère définitif des montants envisagés. En utilisant les garanties qui seraient fournies au travers de l’augmentation de la marge14 entre les dépenses réelles et le plafond des ressources propres du budget européen, qui pourrait temporairement15 passer de 1,2 % du RNB de l’UE à 2 %16, la Commission européenne prévoit d’emprunter sur les marchés financiers à faible taux d’intérêt. Selon Johannes Hahn, le commissaire au Budget et à l’Administration, cette solution permettrait de dégager une amorce d’approximativement 300 milliards d’euros afin de garantir des dépenses et des investissements pouvant atteindre 1 500 milliards d’euros, dont une grande partie de capitaux privés, au cours des trois ou quatre premières années du prochain CFP, en ayant recours à des « instruments financiers innovants17 ». Une partie de cet argent pourrait être dépensée sous forme de subventions dans le cadre du budget de l’UE, l’autre partie sous forme de prêts. Les subventions et les prêts seraient destinés aux régions les plus touchées par les effets du Covid-19. La proportion de fonds distribués sous forme de prêts ou de subventions reste indéterminée, mais une réponse associant ces deux modalités semble privilégiée par la Commission. S’il faut se réjouir de l’évolution majeure des capacités budgétaires européennes que ces hypothèses permettent d’envisager18, le diable est dans les détails du mode de financement, des capacités à générer un effet de levier approprié sur le plan macro-économique et politique, mais aussi tout particulièrement sur la proportion de véritables transferts budgétaires résultant de la solution finalement retenue.

Les chefs d’État et de gouvernement ont ainsi pris la décision de se donner du temps afin de traiter le sujet de façon plus apaisée plutôt que d’exposer à nouveau leurs divisions au grand jour mais les réactions face à cet énième ajournement sont mitigées. En effet, si ces derniers développements peuvent permettent de considérer que les lignes de divisions commencent progressivement à bouger et qu’une solution commune se dessine, il est également possible d’y voir le signe d’un atermoiement de plus et d’un défaussement de responsabilité du Conseil sur la Commission qui, face à la permanence des divisions et en l’absence d’orientation politique claire, risque de tourner à vide. Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, n’a pas manqué d’avertir les dirigeants européens des risques du « too little too late » lors de la dernière réunion du Conseil, estimant que la production de la zone euro pourrait chuter jusqu’à 15 % en 2020. 

Dès lors, le mandat donné à la Commission est d’une importance capitale, et sa capacité à établir une proposition ambitieuse sera un test fondamental pour Ursula von der Leyen, mais aussi pour Charles Michel, le président du Conseil européen, tous deux ayant jusqu’ici eu des difficultés à entrer pleinement dans leurs rôles respectifs1920. L’exercice est particulièrement périlleux tant il est pluridimensionnel. Au-delà de la difficulté politique de concilier les positions afin de permettre une action commune qui ne se limite pas au plus petit dénominateur commun, il sera nécessaire d’en définir les contours technique et juridique en cohérence avec le prochain CFP, dont la négociation est elle-même très en retard et dans l’impasse depuis le mois de février.

Si seul un Conseil en présentiel permettra d’entériner les termes de cette discussion, encore faut-il que ceux-ci soient pertinemment posés. Lors de la conférence de presse à l’issue du Conseil européen du 23 avril, la présidente de la Commission annonçait que le plan de relance devrait permettre de générer « non pas des centaines de milliards mais des milliers de milliards d’euros21 ». Cette déclaration a suscité de nombreuses interrogations quant à la provenance envisagée de ces montants, et au risque pour la Commission de « retomber dans le piège de la sorcellerie financière pour éviter d’avoir à demander aux États membres les fonds supplémentaires nécessaires22 ». Cette stratégie financière qui consiste à mobiliser des sommes importantes par effet de levier à partir d’un montant initialement modeste « d’argent frais » ou de garanties a notamment été celle envisagée par la Commission von der Leyen pour financer son plan d’investissement pour une Europe durable, ou encore celle effectivement employée par la Commission Juncker avec plus ou moins de succès pour son plan d’investissement d’après crise de la zone euro23. Or, ces montants après potentiel levier financier demeurent hautement théoriques et la pertinence du recours à un tel mécanisme dans les circonstances actuelles fait pour le moins débat.

Consciente de l’enjeu et de l’exercice de funambule dont elle a désormais la charge, la Commission a d’ores et déjà repoussé l’annonce de ses propositions à une date ultérieure que celle initialement envisagée24. Si le sens du leadership politique des responsables communautaires relève de leur capacité à conjuguer les forces au service d’une action cohérente et décisive afin de permettre à une réaction commune et effective d’émerger, la semaine à venir sera décisive pour les équipes de la Commission, et tout particulièrement pour sa présidente.

Sources
  1. LUMET Sébastien, L’eurogroupe a fait son travail mais la route est encore longue sur le chemin de la solidarité européenne, Le Grand Continent, 10 avril 2020
  2. Elles seront mises en oeuvre au 1er juin 2020
  3. Spain’s non-paper on a European recovery strategy, 19 avril 2020
  4. soutenues par les mécanismes du budget de l’UE qui sous-tendent la notation AAA des institutions de l’UE
  5. sur la base d’indicateurs tels que le pourcentage de la population touchée, la baisse du PIB, l’augmentation des niveaux de chômage, etc…
  6. notamment afin de préserver le marché intérieur, dans un contexte d’assouplissement des règles de l’UE en matière d’aides d’État, de la concurrence déloyale des États disposant d’une plus grande marge de manoeuvre pour soutenir les sauvetages d’entreprises et les plans de relance
  7. VALLEE Shahin, What is at stake is… well, everything !, The Progressive Post, 27 avril 2020
  8. MALLET Victor, KHALAF Rula, Transcript : ‘We are at a moment of truth’ (French), Financial Times, 17 avril 2020
  9. FLEMING Sam, KHAN Mehreen, A bluffer’s guide to the EU’s coronavirus response, Financial Times, 23 avril 2020
  10. ces pays sont notamment particulièrement préoccupés par la problématique du remboursement de l’argent emprunté sur les marchés dans l’hypothèse où il serait distribué sous forme de subventions
  11. Deutscher Bundestag, Merkel sieht Coronakrise noch nicht überwunden, 23 avril 2020
  12. Dette communément garantie par l’ensemble des États membres mais individuellement contractée
  13. dette contractée par l’Union européenne à une échelle considérablement élargie puis dépensée selon plusieurs modalités envisageables
  14. Facteur important pour les agences de notation de crédit qui évaluent la solvabilité de l’Union européenne sur cette base
  15. Sur une période de quatre ans maximum
  16. Sous réserve de l’acceptation de ce principe à l’unanimité du Conseil européen mais aussi de la ratification des parlements nationaux
  17. Dont les propriétés et les effets multiplicateurs restent largement indéterminés
  18. Si elle est retenue, l’hypothèse de travail de la Commission entraînerait un accroissement sans précédent de ses pouvoirs en matière d’émission de dettes
  19. Le Grand Continent, Le Podcast, 26 avril 2020
  20. LUMET Sébastien, Levée commune des mesures de confinement, bis repetita  ?, Le Grand Continent, 17 avril 2020
  21. Conseil Européen, Press conference by Presidents Michel and von der Leyen following the video conference of EU leaders, 23 avril 2020
  22. WEBER Alexander, DENDRINOU Viktoria, Smoke and Mirrors of EU Budget Math May Not Cut It After Virus, Bloomberg, 29 avril 2020
  23. European Court of Auditors, European Fund for Strategic Investments : Action needed to make EFSI a full success, mars 2019
  24. Initialement prévue le 6 mai, la nouvelle date n’a pas encore été arrêtée au moment de la rédaction de cet article