Je ne suis pas un épidémiologiste et c’est avec une certaine réticence que je prends la parole dans une période où la compétence joue un rôle crucial. Mais, je m’y connais un peu en politique et il me semble qu’en ce moment nous ne sommes pas seulement confrontés à des enjeux de caractère technique et scientifique mais aussi – et peut-être même surtout – à des choix éthiques et politiques qui risquent d’avoir un impact considérable sur le futur de nos sociétés.
Le retard et les contradictions dans l’adoption de mesures radicales pour contraster la propagation du Coronavirus en France ne s’expliquent pas que par une sous-estimation flagrante de la situation italienne et par des considérations politiques liées aux élections municipales. Ils s’expliquent aussi par une sorte de tournant stratégique dans la lutte contre la pandémie qui semble s’être amorcé dans plusieurs pays européens.
Les premiers pays qui ont été touchés par le virus, à commencer par la Chine et en passant par la Corée du Sud, Singapour et Taiwan, jusqu’à l’Italie, avaient tous décidé, non sans certaines hésitations et graves erreurs, de faire tous les efforts possibles pour arrêter sa propagation jusqu’à risquer de paralyser complètement la vie économique et sociale de certains pays. Le Royaume-Uni, l’Allemagne et (du moins jusqu’aux dernières annonces faites par le Premier Ministre hier soir, qui pourraient signaler un important, peut-être définitif, changement de cap) la France, ont quant à eux décidé d’adopter une stratégie différente.
Dans ces pays, on tient pour acquis que l’épidémie est destinée à se diffuser, et on vise seulement à en ralentir la course afin de la rendre plus supportable pour le système sanitaire. Voilà pourquoi les mesures de social distancing ont été adoptées seulement de manière partielle et parfois contradictoire. Et voilà pourquoi la politique de tests systématiques, qui est en train de donner d’excellent résultats dans les pays asiatiques, n’a pas été adoptée. En France, par exemple, il est pratiquement impossible de se soumettre à des tests à moins de présenter des symptômes graves.
Certes, les mesures mises en place dans les trois pays présentent des différences très importantes, et le gouvernement britannique a été beaucoup plus radical dans son refus d’adopter des mesures de prévention. Mais, sous l’une ou l’autre forme, Angela Merkel, Boris Johnson et même Emmanuel Macron ont tous affirmé (dans le cas de la chancelière allemande) ou fait comprendre qu’il faut s’attendre à ce que des millions de leurs citoyens soient contaminés par le Covid-19 au cours des prochaines semaines et des prochains mois 1.
Cette ligne est présentée comme une preuve de bon sens et de rationalité face à l’émotivité latine qui aurait pris le dessus dans le cas italien ou, depuis hier soir, espagnol. Elle est également présentée comme la seule capable de ne pas paralyser l’économie et de garantir une gestion ordonnée de la crise.
Il est possible qu’il en soit ainsi et, très honnêtement, je le souhaite. Mais, quelques présupposés – et certaines implications – de cette stratégie méritent, me semble-t-il, d’être élucidés.
En réalité, personne ne peut sérieusement soutenir que l’épidémie ne peut pas être arrêtée.
Le cas chinois et celui de diverses démocraties asiatiques démontrent le contraire : le Coronavirus peut être arrêté. Pourtant, Johnson, Merkel et peut-être même Macron, bien que depuis les déclarations du Premier ministre d’hier soir on puisse en douter, semblent penser que le coût pour arriver à l’arrêt de l’épidémie est trop élevé, pour au moins quatre raisons.
En premier lieu, en termes économiques, parce qu’on risquerait la paralysie, comme cela s’est produit en Chine et comme c’est en train de se produire en Italie.
En second lieu, en termes politiques, parce que les Européens ne sont pas des Chinois (ni des Coréens). Ils accepteraient difficilement une réduction, même temporaire, des libertés personnelles comme celle qui pourrait être imposée par une politique de lutte efficace contre le virus.
En troisième lieu parce que, contrairement à la Chine, les grands États européens peuvent compter sur des systèmes de santé publique universels, capables de limiter l’impact de la crise.
Enfin, parce que la diffusion du virus finira par produire une forme d’immunité collective, comme cela arrive pour toute forme virale de ce type quand un certain stade de diffusion est atteint.
Il s’agit certainement d’arguments de poids, mais on se rend compte, si on les analyse, qu’ils présentent un degré de certitude catastrophiquement décroissant.
Le premier argument, économique, est le plus solide. Vouloir bloquer la propagation du virus signifierait, en effet, paralyser l’économie pendant un certain nombre de semaines, voire de mois. Même si des exemples comme celui de la Corée du Sud et de Singapour démontrent qu’une stratégie de tests systématiques peut permettre d’éviter un lockdown complet.
Le deuxième argument, politique, est déjà plus faible. Le cas italien démontre que, après le chaos des premiers jours, même un peuple connu pour sa réticence à la discipline collective peut accepter une réduction temporaire de ses propres libertés au nom d’un intérêt général supérieur. La viabilité sur une longue période de cette situation reste encore à démontrer – et dépendra en partie des mesures d’accompagnement économique qui seront mises en action par les autorités – mais l’évolution de la mentalité collective actuellement en cours en Italie est, pour qui connaît le pays, pour le moins étonnante.Le troisième argument, celui de la capacité des systèmes sanitaires publics à gérer l’urgence, est la vraie inconnue contre laquelle se heurte la stratégie de la « pandémie contrôlée ». Les systèmes de santé publics des trois pays en question sont certes très avancés, mais seul le système allemand se démarque des autres par son nombre de lits de thérapie intensive (29,2 pour 100 000 habitants, face aux 11,6 français et aux 6,6 de la Grande-Bretagne).
Le système de santé italien présente des disparités régionales beaucoup plus grandes que les autres pays, mais il possède, dans l’ensemble, 12,5 lits pour 100 000 habitants et, surtout, ses pôles d’excellence sont justement concentrés dans la région qui a été le plus durement touchée par le Coronavirus, la Lombardie. Si on prévoit que des millions de personnes contracteront le Covid-19, et les données actuelles nous disent qu’environ 5 % des malades auront besoin de soins intensifs, il faudrait vraiment préfigurer une capacité miraculeuse d’endiguement de ce virus hautement contagieux pour imaginer que les hôpitaux publics ne seront pas, à un certain moment, débordés.
À moins qu’on ne compte, comme le font explicitement Boris Johnson et son conseiller de l’ombre Dominic Cummings, sur l’immunité collective. Cette dernière existe certainement mais elle présente des contours que la majeure partie des épidémiologistes semble considérer, à ce stade, comme très incertains. Impossible de prévoir, en pratique, si et quand elle se produira.
Face à ces doutes logiques, que personne n’est aujourd’hui en mesure de trancher, la stratégie de la pandémie contrôlée présente au moins quatre certitudes :
- On accepte l’idée que des millions de personnes seront contaminées par le virus, en partant du présupposé que les systèmes sanitaires publics seront capables de réduire considérablement les dégâts, dans l’attente que se déclenche l’immunité collective et/ou qu’on trouve un remède. On accepte donc que des milliers, peut-être même des centaines de milliers ou de millions de personnes meurent, parce qu’on considère que les coûts (économiques, politiques et peut-être sanitaires) d’une stratégie de contraste radical du Coronavirus seraient plus élevés ;
- On accepte que ceux qui paieront le prix fort de ce choix stratégique soient en particulier certains groupes de la population, plus vulnérables par rapport à la maladie : les personnes âgées et les immunodépressifs en premier ;
- On accepte de mettre en péril les systèmes sanitaires des pays voisins qui, en Europe et surtout hors de l’Europe, ne sont pas aussi avancés et qui, très difficilement, seront capables d’adopter la stratégie de la « pandémie contrôlée » ;
- On compromet les efforts des pays, l’Italie en premier, qui sont en train d’essayer, au moyen d’efforts colossaux, de contrôler la diffusion du virus.
Il se peut que ces choix soient légitimes, mais il faut bien reconnaître qu’il s’agit d’une stratégie à la fois ultralibérale et complètement unilatérale. Parfaitement cohérente, donc, avec la culture politique de Donald Trump et de Boris Johnson. Un peu moins, peut-être, avec celle d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron.
Même la Chine, qui n’est pourtant pas connue pour ses valeurs humanistes, n’a pas osé porter à un tel point l’économisme : la colossale machine chinoise a choisi de ralentir, jusqu’à presque s’arrêter, pendant plusieurs mois, plutôt que d’infliger une pandémie à sa population.
Les choix que sont en train de faire, ces jours-ci, les principaux dirigeants politiques européens se présentent sous couvert de considérations de caractère technico-scientifique. Il s’agit, en réalité, de choix éminemment politiques.
En outre, ils font mine de passer pour les choix les plus raisonnables et modérés, alors qu’ils présentent, il me semble, un degré de risque et de radicalité très élevés. Le cas de la Chine et des autres pays asiatiques démontre que, en y mettant les moyens, l’épidémie peut être jugulée. À l’inverse, rien ne démontre que les calculs des apprentis sorciers de la pandémie contrôlée sont corrects (d’autant plus qu’ils n’ont pas été rendus publics). Rien ne démontre que les systèmes sanitaires des grands pays européens sont capables de soigner les malades sans devoir arriver rapidement à des formes de triage digne des temps de guerre, comme cela se passe déjà dans des hôpitaux italiens, dans lesquels les médecins sont contraints de choisir quels patients soigner ou non. Rien ne prouve que les opinions publiques européennes sont véritablement prêtes à supporter une situation de ce genre, parce que, « tôt ou tard, l’immunité collective nous sauvera et, qu’en attendant, la machine économique ne peut pas s’arrêter ».
En Italie aussi, la plupart des forces politiques, de gouvernement et d’opposition, ont longtemps prôné une approche gradualiste et la prééminence de la dimension économique, avant d’être submergées par la vague d’émotion qui a suivi l’aggravation de l’urgence dans les hôpitaux et le récit des drames qui s’y déroulaient quotidiennement.
Que se passera-t-il lorsque les conséquences des choix que certains parmi les principaux leaders européens sont en train de faire implicitement en ce moment deviendront évidentes ? Eux mêmes ne peuvent l’affirmer avec certitude, et le niveau très élevé de flottement et de contradiction que nous observons dans leurs décisions de ces derniers jours ne présente rien de rassurant.
Bien sûr, le moment que nous vivons est très difficile et personne ne peut prétendre être le seul détenteur de la vérité. Le choix fait par les pays les plus touchés jusqu’à aujourd’hui, celui de combattre avec tous les moyens possibles la diffusion du virus, n’est évidemment pas sans risques et sans inconnues.
Mais il est impératif que ces options essentielles soient mises sur le tapis et présentées pour ce qu’elles sont. Des choix éthiques et politiques, et non des décisions purement techniques.
J’ai tenté, à travers cet article, de poser quelques questions et réflexions, en termes synthétiques et peut-être même simplistes. Certains aspects et considérations déterminants m’auront sûrement échappé, et j’espère que d’autres souhaiteront les formuler et en débattre. La situation est suffisamment grave pour demander l’attention et l’implication de tous.
Sources
- Jean-Michel Blanquer a déclaré : « 50 à 70 % de la population in fine finit par être contaminée par le virus […] Et c’est d’ailleurs ça qui met fin au virus puisque ça crée une forme d’immunité majoritaire, et donc le virus s’éteint de lui-même »