Madrid. On sait que les moments d’urgence définissent la substance du leadership politique. Le juriste allemand Carl Schmitt est allé jusqu’à suggérer que le moment exceptionnel était au cœur de toute prise de décision politique, ainsi que la force déterminante dans toute relation avec la réalité. 1 Alors que le virus COVID-19 se propage rapidement en Espagne (le pays européen qui a le taux le plus élevé en ce moment), le Premier ministre Pedro Sanchez se trouve confronté à la première urgence politique de son mandat.

Lors de son intervention publique de vendredi 13 au Palais de la Moncloa, M. Sanchez a annoncé un ensemble de « mesures exceptionnelles », qui entreront en vigueur aujourd’hui, afin de synchroniser et de coordonner les fonctions administratives du gouvernement fédéral avec celles des autonomies régionales. 2 Dans son discours succinct de six minutes, Sánchez a déclaré que le virus se propagerait très probablement au-delà de la limite des 10 000 personnes, bien qu’il ait également transmis de l’équanimité et de l’espoir : « Ensemble, nous serons capables de surmonter cette première phase de cette pandémie qui nous affecte tous », a-t-il remarqué. À la fin du discours, M. Sanchez a également demandé la collaboration des jeunes, en évitant les interactions sociales en cette période difficile. Il a souligné la nécessité d’un nouvel « héroïsme collectif ». Dans l’ensemble, c’est un discours que beaucoup attendaient au début de cette semaine, et il a montré un leadership politique exprimant la plus pleine compétence de ses pouvoirs sur le risque de pandémie.

Cette déclaration intervient un jour après que les dirigeants de droite se sont violemment prononcés contre la passivité et la prétendue « procrastination » de Sánchez. Ainsi, Pablo Casado, chef du Parti Populaire, a appelé à l’unification immédiate d’un « commandement politique » central capable de dépasser les ouï-dire des techniciens et des scientifiques.3 Ce parti de droite, héritier d’une tradition de pouvoir exécutif fort (Donoso Cortes, Cánovas del Castillo, Álvaro D’Ors) n’a pas attendu longtemps pour promouvoir sa vision traditionnelle d’un pouvoir centralisé. Comme il est apparu clairement ces deux dernières années dans la politique espagnole, la césure entre les défenseurs de l’État national centralisé et ceux qui soutiennent les administrations des autonomies régionales, coupe à travers les lignes partisanes et idéologiques. Il est intéressant de noter que c’est Ada Colau, maire de Barcelone et aujourd’hui en quarantaine après avoir rencontré plusieurs personnes infectées par le coronavirus, qui s’est plainte hier des incongruités administratives entre les niveaux national et régional.4 En effet, les régions de Galice, de Catalogne et du Pays Basque ont pris des mesures de leur propre chef sans coordination avec le gouvernement national, créant ainsi une confusion tout en sapant un pouvoir exécutif unifié. Nous savons depuis longtemps que les problèmes territoriaux en Espagne sont dus, en partie, à un déficit de fédéralisme. Un déficit qui pourrait maintenant avoir un impact sur les actions entreprises par le gouvernement national pour faire face à l’augmentation exponentielle du COVID-19. Il se pourrait que les partis de droite (PP et Vox, mais aussi des secteurs de l’opinion publique qui sont contre la coalition Sanchez) convoquent également le passé aux efforts imprudents de Rodriguez Zapatero pour faire face à la crise économique de 2008.5

évolution de cas de coronavirus courbe en dehors de la Chine

Crise politique, crise économique

Par ailleurs, la déclaration de l’état d’urgence nationale par Sánchez, telle que prévue par l’article 116 de la Constitution espagnole, pourrait très bien constituer un leadership d’appoint qui veut transmettre l’idée que le gouvernement national diffère substantiellement de celui de Zapatero lors de l’effondrement économique de 2008. D’une part, Sánchez ne gouverne plus seul ; il partage sa capacité de décision souveraine avec les membres du conseil d’administration de sa coalition, où il est rejoint par Unidas Podemos, et avec les partis nationalistes régionaux. Cette pluralité au niveau du gouvernement national rendrait plus difficile d’ignorer ou de différer une réponse à une crise aussi délétère que celle du COVID-19. Deuxièmement, il ne faut pas oublier que Sanchez est un franc-tireur politique qui, même au sein de son propre parti, a montré sa capacité à se maintenir à flot dans une crise où tout semblait perdu. En effet, dans son discours, il a affirmé qu’il était capable de rassembler la nation sans crainte d’être battu ou de provoquer des rivalités politiques. Si l’administration Sánchez parvient à contenir et à faire baisser sensiblement le nombre de cas de contamination, cela pourrait très bien accroître sa popularité dans tous les domaines.

La question à long terme est de savoir comment la diffusion du COVID-19 dans les territoires espagnols (la Communauté de Madrid, La Rioja, le Pays Basque et la Navarre en tête de l’indice territorial des cas par habitant) affectera les niveaux prévus de développement national et de stabilité économique jusqu’à l’été.6 Bien que le porte-parole du gouvernement Sánchez, Fernando Simón, ait estimé qu’elle durerait jusqu’à deux mois, il est définitivement trop tôt pour fixer un cadre temporel à un virus qui a eu une portée mondiale sans précédent.7 Dans un pays où le tourisme d’été représente près de 12 % du PIB, l’émergence du COVID aura des effets économiques et politiques décisifs. Au cours des deux prochains mois, nous verrons comment Pedro Sánchez pourra faire face au problème de responsabilité posé par ses responsables politiques et les membres de la société civile dans les régions les plus pauvres ; ces mêmes régions qui, pendant la crise économique, ont subi les pires effets des coupes d’austérité. Les quatre prochains mois seront un test décisif pour le leadership politique de Pedro Sánchez.

Deux leçons politiques

Enfin, il y a au moins deux leçons à tirer de l’impact du COVID-19 en Espagne, qui pourraient être considérées comme des ouvertures sur les limites de la position progressiste. Premièrement, une crise de l’ampleur de la COVID-19 met en évidence la nécessité de penser sérieusement le pouvoir exécutif dans la pratique politique. Comme la gauche a discuté du fédéralisme et de l’action politique au niveau local au cours des deux dernières années, elle a marginalisé le pouvoir de l’exécutif en tant que, précisément, la branche qui peut agir sur l’exception, et à son tour, est capable de traiter efficacement la contingence de la temporalité dans la vie politique. Les nouvelles forces progressistes ne devraient pas permettre au droit d’être le seul porte-parole des desseins de l’État, du présidentialisme et du pouvoir exécutif.

Deuxièmement, le coronavirus montre que les anciennes tactiques politiques de la modernité – fondées sur le militantisme idéologique, la division entre le public et le privé, la construction de la subjectivité ou l’émergence d’un « événement » – sont moins vendeuses qu’autrefois pour transformer un état de fait contemporain. Comme l’ont soutenu Giorgio Cesarano & Giani Collu dans un livre presque oublié, Apocalypse et révolution (Éditions la Tempête, 2020), récemment réédité, toute transformation sociale exige aujourd’hui une transformation au niveau de l’espèce, capable de repenser la relation même entre les organismes et le monde dans le cadre du modèle actuel d’accumulation et d’extraction pour la survie. C’est pourquoi, peut-être, la stratégie de « solidarité globale », de « retour aux communautés », ou de « défense du public » n’est qu’un bavardage oiseux. Une nouvelle réorientation de nos présupposés intellectuels sur la vie et la nature est nécessaire. Dans la mesure où une pandémie telle que le COVID-19 met les gouvernements occidentaux en échec, elle constitue également un défi pour tout horizon progressiste désireux de penser en dehors des clichés idéologiques préétablis.

Sources
  1. Au sujet du moment d’exception en tant qu’autodéfinition d’une figure existentielle (gestalt), voir son essai autobiographique Ex Captivate Salus (Duncker & Humblot, 2002)
  2. Comparecencia de Pedro Sánchez, 13 mars 2020
  3. Declaración institucional de Pablo Casado, 13 mars, 2020
  4. Colau critica la descoordinación ante el virus : « Madrid hace una cosa, Murcia hace otra », 13 mars, 2020, El independiente
  5. Enric Juliana, El Covid-19 muta en infección polītica en una España casi paralizada, 13 mars 2020, La Vanguardia
  6. Coronavirus en España : cifras por comunidades autónomas, 13 mars 2020, ABC
  7. Carlos Cué, La política española entra en estado de excepción por la crisis del coronavirus, 12 mars 2020, El País