« Moi, j’aime faire du polar parce que mon but, ce n’est pas d’emmerder les gens et quand même, il est rare avec un polar de totalement emmerder les gens. Je ne vois pas pourquoi on tournerait autre chose que des polars parce que tous les grands enjeux de la vie et toutes les questions morales sont contenus dans ce genre-là. »
Claude Chabrol

Comment vous est née l’idée d’un roman d’enquête sur Bruxelles ?

Maxime Calligaro

L’idée de ce roman a germé en février 2016, à la mort d’Umberto Eco. Nous avons relu Le Nom de la rose, cette enquête sur une série meurtres au cœur d’une abbaye bénédictine dans le nord de l’Italie au Moyen-âge. Ce monde un peu clos avec ses codes et ses rites nous a rappelé la « bulle européenne », et plus particulièrement le Parlement européen. Dans Le Nom de la rose, on voit converger dans une enceinte retirée des religieux d’obédiences variées venus des quatre coins de l’Europe pour débattre des questions qui agitent alors la Chrétienté. Depuis le Thalys qui mène le personnel parlementaire à Strasbourg pour la session plénière, les résonances avec notre quotidien étaient évidentes. Eco a souvent dit aussi qu’il avait écrit Le Nom de la Rose parce qu’il avait très envie de tuer un moine. Peut-être qu’après plusieurs années passées au Parlement européen, nous avions nous aussi des envies de meurtres.

Le tandem que vous mettez en scène – un jeune assistant parlementaire frais émoulu et un vieux journaliste chevronné – emprunte sa structure à une tradition du roman d’enquête. Comment vous positionnez vous par rapport à cette tradition littéraire ?

Éric Cardère

Lorsqu’on se lance dans un récit qui se déroule dans un monde dont le lecteur ne maîtrise pas les codes, on se confronte à deux dangers opposés : soit le lecteur n’y comprend rien, soit il a l’impression de lire un manuel plutôt qu’un roman. Eco explique dans son Apostille au Nom de la rose qu’il a rencontré cette difficulté dans son travail : comment faire pour éviter que le lecteur ne se sente pris de haut par le narrateur ? Comment le faire rentrer en douceur dans ce monde ecclésiastique du XIVe siècle qui nous est devenu étranger, avec ses querelles théologiques désormais oubliées ? La solution qu’il a trouvée a été de prendre pour personnage principal un jeune novice, Adso, qui a le même rapport d’extériorité que nous au monde de l’Abbaye, et qui justifie par sa présence les explications de son maître, Guillaume de Baskerville, dont nous profitons aussi. Le lecteur est pris par la main et accepte de se confronter à la nouveauté aux côtés du personnage principal. Eco parle de « prétérition ». Notre jeune assistant parlementaire et notre briscard du journalisme bruxellois jouent un peu le même rôle avec les arcanes des institutions.

Maxime Calligaro

Parce qu’il faut bien avouer que pour beaucoup de lecteurs, l’Union européenne est un univers aussi obscur que le Bas Moyen-Âge !

Éric Cardère

En outre, on évite ainsi l’écueil des explications plaquées. Aristote met le dramaturge en garde dans sa Poétique, quand il note qu’Oreste, dans Iphigénie, « dit de lui-même ce qu’exige le poète, et non l’histoire 1 ». Si la main de l’auteur se voit trop, c’est qu’on a raté quelque chose. Il faut trouver un moyen pour que, par la logique même du récit, les éléments dont le lecteur a besoin pour la compréhension de l’histoire lui soient donnés par les personnages et les événements.

La nouvelle vague du roman policier bruxellois
Les Compromis, Rivages/Noir, 2019

Le duo d’écriture que vous formez fonctionne-t-il aussi un peu sur le modèle du duo d’enquêteurs ?

Éric Cardère

Comme un duo d’enquêteurs peut-être, nous nous autorisons des choses que nous n’oserions pas faire chacun de son côté. Et lorsque l’un est bloqué, l’autre trouve la solution. Dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, notre duo fonctionne parce que nous sommes très différents. Nous abordons l’écriture de manière opposée : Maxime part des situations, des personnages, pour chercher des scènes puis des chapitres. De mon côté, je me fais d’abord une idée d’ensemble pour descendre petit à petit au particulier. Quand on arrive à se rencontrer à mi-chemin, on sait qu’on va parvenir à faire fonctionner une scène.

En quoi la machine bruxelloise vous semblait-elle un terrain propice au déploiement d’un roman noir  ?

Éric Cardère

J’aurais tendance à prendre votre question à l’envers : qu’est-ce que le polar permet de faire dans la machine bruxelloise qu’on n’arriverait pas à faire autrement ? Très simplement, pour commencer, le polar permet d’attraper tout de suite l’attention du lecteur. Chabrol disait qu’« il est rare avec un polar d’emmerder les gens ». Quand on a l’inconscience de parler d’Europe, c’est précieux.

« C’est la fonction du polar : soulever le couvercle »

Éric Cardère

Et une fois qu’on a l’attention du lecteur, le polar nous raconte ce qui se passe sous la surface. Vous avez peut-être en tête l’introduction de L.A. Confidential par le narrateur : « Come to Los Angeles ! The sun shines bright, the beaches are wide and inviting (…) Every working man can have his own house, and inside every house, a happy, all-American family. You can have all this, and who knows, you can even be discovered, become a movie star, or at least see one. » Ça, c’est Los Angeles telle qu’elle veut paraître, la Los Angeles rêvée. La voix off continue encore quelques phrases sur le même ton, et puis : « Life is good in Los Angeles… it’s paradise on Earth. Ha ha ha ha. That’s what they tell you, anyway. » Et c’est là que l’histoire commence. Ce dont le film va nous parler, c’est de l’envers du décor : les flics ripoux, la drogue, les prostitués. Bref, tout le L.A. underground. C’est la fonction du polar : soulever le couvercle.

L’envie d’enquêter sur les dessous du monstre froid que sont les institutions européennes vient-elle d’une volonté de montrer l’envers réel du décor, ou d’un désir de jouer de la fiction noire avec un objet a priori gris (le noir introduirait un rythme que la vie administrative n’aurait pas par définition)  ?

Éric Cardère

On ne peut pas construire un récit sur la manière qu’ont les institutions européennes de se présenter au monde, parce que l’essence même de la construction européenne, c’est d’éviter le conflit, c’est de recoder le conflit en normes, déclarations communes et compromis larges. Et il faut bien l’admettre : jugée à cette aune, la machine bruxelloise fonctionne remarquablement bien. Les conférences de presse sont remarquablement ennuyeuses. Pas de petites phrases. Pas de revirements. Rien qui dépasse. Comme Yanis Varoufákis l’a appris à ses dépens, vous pouvez faire des pieds et des mains pour être en conflit avec la Commission européenne, mais la Commission, elle, ne sera jamais en conflit avec vous. Or, une bonne histoire implique du conflit. D’où la question à laquelle Les Compromis essaient de répondre : peut-on tuer pour l’Europe ? Un meurtre au milieu d’un Parlement, ça c’est un point de départ pour une histoire.

Pseudonyme Eurocrate jeune écrivain Cardère Fisal compact

Maxime Calligaro

Et nous voulions donner à voir les institutions telles que nous les vivons de l’intérieur. C’est Frédéric Krivine, le scénariste de séries télévisées comme PJ ou Un village français, qui dit que le désir de raconter une histoire c’est avant tout l’envie de procéder à un règlement de compte. On veut régler son compte à la façon dont un sujet est traité. On veut changer un mode de représentation. On veut montrer par le récit pourquoi un discours dominant est faux. Or, quand on parle de Bruxelles, on parle toujours d’une machine froide et de technocrates sans visage. Pourtant, les technocrates ont chacun un visage, un nom, des espoirs, des faiblesses. Les institutions sont un concentré d’humanité, avec tout ce que ça peut avoir de décevant et de réjouissant.

Pensez-vous que Les Compromis donne à ses lecteurs une image plus vivante et attrayante de la machine européenne, ou au contraire accroisse un sentiment de défiance vis-à-vis de l’univers technocratique ?

Maxime Calligaro

Nous avons laissé nos adresses à la fin du livre. Nous recevons plusieurs types de messages : il a ceux qui ont un rapport allergique à l’Europe et qui trouvent dans le roman de l’eau pour leur moulin anti-européen. Il y a ceux qui aiment l’Europe passionnément et ont été contents qu’on prenne le temps de la raconter. Il y a ceux qui se fichent de l’Europe et qui voulaient juste lire un polar. Et enfin il y a ma mère, qui comprend un peu mieux ce que son fils fabrique à Bruxelles.

Éric Cardère

Si on a une thèse à défendre, il faut écrire un essai, pas un roman. Ce qu’on peut faire dans un récit, c’est installer les grandes tensions qui traversent un lieu, planter les principaux pôles qui organisent les relations entre les personnages. Une fois que c’était fait, le plus prudent pour nous en tant qu’auteurs était probablement de s’écarter pour laisser le lecteur créer pour lui-même le sens de tout ça. D’abord parce que c’est son travail à lui – son plaisir aussi. Ensuite parce qu’en réalité, nous n’en savons pas plus que lui sur le sens qui se dégage de cette curieuse Europe de Bruxelles.

Avez-vous le sentiment qu’il se constitue aujourd’hui une constellation de fictions qui teintent le gris européen de noir (Robert Menasse, Jean-Philippe Toussaint, etc.). Comment vous situez-vous à l’intérieur de celle-ci  ?

Maxime Calligaro

Il ne faut pas oublier le père de Boris Johnson, Stanley Johnson, un ancien fonctionnaire de la Commission, a lui aussi écrit un polar sur l’UE ! Comme lui nous sommes des insiders. Toussaint ou Menasse sont des romanciers qui se penchent sur l’Europe. Nous, nous sommes des eurocrates qui avons écrit un roman.

« Toussaint ou Menasse sont des romanciers qui se penchent sur l’Europe. Nous, nous sommes des eurocrates qui avons écrit un roman. »

Maxime Calligaro

On a souvent tendance à situer la dimension littéraire du côté de l’Europe comme continent, comme idée historique, et moins du côté de la vie de l’Union. Croyez-vous qu’il soit possible que cela change  ?

Maxime Calligaro

Si je vous dis « Washington », « La Maison-Blanche » ou « le Congrès américain », votre imaginaire convoque toute sorte d’images. Vous pensez aux Hommes du président, à The West Wing ou à House of Cards. En revanche si je vous dis « Bruxelles », « Commission européenne », « Parlement européen », vous n’imaginez rien. Peut-être un grand bâtiment de verre avec des messieurs à cravate, mais c’est tout. Ce qui se passe derrière les vitres bien lavées des institutions, on ne se l’imagine pas, on ne se le représente pas. Et ça, c’est le rôle de la fiction. La littérature se penche maintenant un petit peu sur Bruxelles, il faut que le cinéma et les séries prennent le relais. C’est l’essayiste italien Giuliano da Empoli qui le dit le mieux : ce dont l’Europe a besoin c’est de « quelques bonnes séries télévisées en plus et quelques conférences sur le multilatéralisme en moins ».

Et justement, avez-vous d’autres projets ?

Éric Cardère

Nous travaillons naturellement à la suite. C’est encore très tôt pour le dire, mais cela se passera probablement plutôt du côté de la Commission européenne.

Maxime Calligaro

Et nous avons également contribué au scénario de Parlement, une série sur le Parlement européen créée par Noé Debré qui sortira sur la plateforme France.tv en France au mois d’avril, puis en Allemagne et en Belgique. Avec Parlement, on ne sera plus dans le polar, mais dans la comédie. En réalité, l’Europe est un terreau narratif très fertile. Elle se prête à tous les genres.

Sources
  1. Aristote, Poétique, chapitre XVI, V.