En tant qu’écrivain, choisissez-vous de vous défier du débat politique, ou considérez-vous au contraire que vos fictions sont un moyen d’y prendre part ?

Ma génération était très engagée politiquement. Le roman noir, comme genre littéraire, est à mon avis un bon point de départ pour parler de la société et de la politique. Plusieurs auteurs de romans noirs contemporains, surtout du romans noirs méditerranéens, suivent la même trajectoire.

Quand la crise a touché la Grèce, en 2010, le gouvernement a essayé de calmer les esprits en disant que la crise n’était pas si grave, qu’après deux ans et l’adoption de quelques mesures la situation économique serait revenue à la normale. Mais je savais que quand la crise touche une économie faible, elle ne vient pas en visite touristique, mais avec un permis de résidence. Cette pensée fut le point de départ de ma décision d’écrire une trilogie sur la crise économique. Une journaliste m’a demandé si je croyais que la crise durerait suffisamment longtemps pour que j’aie le temps d’écrire trois romans. Ma trilogie est devenue une tétralogie et la crise est loin d’être derrière nous.

Avec à vos côtés Manuel Vásquez Montalbán, Andrea Camilleri, GIanrico Carofiglio, Jean-Claude Izzo, vous appartenez aux grands noms du renouveau de la littérature noire de l’Europe latine. Comment expliquez-vous, dans cette perspective, que le noir, né des représentations gothiques et dans le brouillard des villes du nord, soit devenu un genre si créatif et populaire en s’acclimatant à la Méditerranée ?

Les écrivains du roman noir de la Méditerranée ont renouvelé le roman policier traditionnel. A mon avis, le grand changement est intervenu lors de l’introduction d’un point de vue et d’une réalité sociale et politique dans le roman noir méditerranéen. Le grand innovateur à ce titre a été le romancier Italien Leonardo Sciascia.

Le deuxième changement est l’importance des villes dans le roman noir : Barcelone dans les romans de Montalbán, Marseille dans les romans de Jean-Claude Izzo, Athènes dans mes romans… Ces villes ne sont pas seulement des lieux ou des toiles de fond mais elles sont des protagonistes à part entière.

Enfin, la troisième nouveauté, à mes yeux, est la cuisine. Que ce soit dans les romans de Montalbán, d’Izzo ou de Camilleri ou dans les miens, la dimension culinaire vient compléter ce qui est décrit du caractère des protagonistes.

La crise économique et sociale traversée par la Grèce est-elle à votre avis à l’origine d’une effervescence intellectuelle nouvelle dans tous les domaines de l’art et de la culture ?

La crise économique a créé parmi les Européens un sentiment très négatif envers la Grèce. Néanmoins, la crise a en effet eu des conséquences bénéfiques sur la vie culturelle du pays, surtout dans le théâtre et la littérature.

Je pense également que les Européens, qui avaient perdu leur confiance envers la classe politique grecque, se sont mis à tenter de comprendre la réalité grecque à partir de la littérature de ce pays. Cela explique peut-être l’intérêt pour les écrivains grecs de ces dernières années.

Mais l’intérêt pour la poésie grecque moderne existait déjà avant la crise, avant les textes regroupés par Karen van Dyck dans son anthologie Austerity Measures. Les œuvres de Georges Seferis, Odysseas Elytis ou Yannis Ritsos, pour donner quelques exemples, existaient bien avant la crise.

Dans votre trilogie romanesque, vous choisissez de raconter la crise économique en mettant en scène trois types différents de meurtres qui ont tous à voir avec un conflit entre les générations. La crise a-t-elle fait apparaître un conflit générationnel au sein de la société grecque ?

« Plus de 500.000 jeunes ont déjà quitté la Grèce : une génération entière. Une génération qui paie aujourd’hui le prix des erreurs des générations précédentes. »

petros markaris

Après la Deuxième Guerre mondiale et l’occupation nazi, et après la guerre civile, la Grèce était un pays très pauvre, mais avec un niveau culturel très élevé. Les Grecs étaient à cette époque les maîtres de la « culture de la pauvreté ».

L’arrivée de la richesse virtuelle au début des années 1980 a remplacé cette longue expérience et tradition. Les subventions du Marché Commun étaient le départ de cette richesse virtuelle, âge d’or du consumérisme. Pendant les années 2000, les subventions ont été remplacées par les crédits bancaires à faible taux d’intérêt. C’est cette « richesse virtuelle » que la crise économique de 2010 est venue détruire.

La crise a été une sorte de réveil pour les parents ainsi que pour les enfants, qui ont grandis dans cette période de la richesse virtuelle. Cette génération est maintenant désespérée, pour la plupart sans boulot et sans aucune perspective. Plus de 500.000 jeunes ont déjà quitté la Grèce : une génération entière. Une génération qui paie aujourd’hui le prix des erreurs des générations précédentes.

Néanmoins, il ne s’agit pas d’un conflit entre générations. Les jeunes d’aujourd’hui en Grèce sont désabusés, voire désespérés. Ils n’ont aucun intérêt pour les enjeux. Ils ont des intérêts très concrets : faire des études ou trouver un emploi.

Quel est votre rapport à la tradition littéraire du roman policier ?

Je suis un grand admirateur des romans de Georges Simenon. Simenon était le grand innovateur du roman noir. Il a introduit la cuisine avec Mme Maigret et aussi les villes.

Mais je suis aussi un lecteur engagé des romans noir de la Méditerranée : les romans de Leonardo Sciascia, Manuel Vasquez Montalbán, Jean Claude Izzo et Andrea Camilleri. J’aime aussi énormément Arne Dahl, un auteur scandinave.

En ce qui concerne les classiques du genre, mes auteurs préférés sont les Américains comme Dashiell Hammett et Raymond Chandler. Je n’ai pas de sympathie pour les détectives géniaux comme Sherlock Holmes ou Hercule Poirot. Je préfère plutôt Miss Marple d’Agatha Christie.

« Je n’ai pas de sympathie pour les détectives géniaux comme Sherlock Holmes ou Hercule Poirot. »

Petros markaris

Au sein de votre œuvre, un ouvrage comme Offshore livre une vision amère de la situation sociale et économique de la Grèce, que les profits du système capitaliste enfoncent plus encore dans l’inégalité. Croyez-vous à la possibilité d’une résistance, voire à celle d’une renaissance de la vitalité de la société grecque ?

J’ai essayé d’expliquer les effets de la crise dans les familles grecques à travers la famille du commissaire Kostas Charitos et de sa femme Adriani. Tous les deux sont originaires d’Épire, région traditionnellement très pauvre, et connaissent l’art de vivre dans la pauvreté. Mon but était de donner aux lecteurs, dont une grande partie viennent de la période de la richesse virtuelle, l’exemple d’une famille qui connaît les moyens de résistance contre la pauvreté.

Offshore est un roman triste, parce qu’il tient à expliquer l’incapacité et l’impuissance du commissaire envers certaine dérives du nouveau système capitaliste mondial qui n’a aucun scrupule à blanchir de l’argent sale tant que celui-ci se trouve réinvesti.

En ce qui concerne la résistance et à la sortie de crise, le problème critique en Grèce est la destruction de la classe moyenne par la crise. La Grèce n’est pas un pays avec une grande industrie ou un système financier efficace. L’économie est fondée sur le tourisme et la classe moyenne. Quand la classe moyenne est en péril, on ne peut pas s’attendre une renaissance dans le futur proche.

Face à l’Europe du Nord, l’Europe méditerranéenne peut-elle être porteuse d’une vision ou d’un discours neuf, original ?

Où voyez-vous une vision originale ? Ce que je vois, c’est la poussée de l’extrême-droite un peu partout autour de la Méditerranée. Plutôt qu’une vision originale, c’est un retour au passé. Si vous me dites que je ne suis pas optimiste, je vais vous répondrais en citant l’écrivain allemand Heiner Müller, qui disait que « l’optimisme n’est qu’un manque d’information ».

L’Europe méditerranéenne a été submergée par le modèle social et surtout économique de l’Europe du Nord et il a oublié que les racine de la culture, en Europe, plongent la culture du monde méditerranéen. Les pays de l’Europe du Nord, par leur force industrielle, ont imposé un modèle dans lequel la performance économique passe largement avant tout. Le regard des Européens du Nord sur les pays de la Méditerranée est encore celui du « Grand Tour » : des monuments classiques et des merveilles de la nature. En revanche, il ne se départissent jamais d’une certaine distance exotique quand ils regardent notre mode de vie et notre culture avec un air de supériorité. Aux pays de la Méditerranée revient donc la responsabilité de chercher un souffle nouveau, de ramener l’homme et la nature au centre et d’affirmer la diversité culturelle comme une valeur fondatrice.