Riyad. L’hypothèse de l’IPO d’Aramco agite régulièrement les marchés depuis plus de trois ans, et elle devrait se réaliser prochainement avec la publication par l’entreprise d’un prospectus annonçant une période de book-building du 17 novembre au 4 décembre. Fleuron de l’économie saoudienne, c’est de loin la première compagnie pétrolière mondiale et les chiffres autour de cette opération sont pour le moins vertigineux. Le profit d’Aramco en 2018, supérieur à 111 milliards de dollars, est notamment plus élevé que ceux d’Apple, Alphabet (Google) et Exxon Mobil réunis.

L’introduction en bourse est un élément important de Vision 2030, le plan de modernisation du pays à marche forcée engagé par Mohammed ben Salmane depuis son arrivée au pouvoir en 2017. Le prince héritier s’est personnellement impliqué sur ce dossier, notamment en s’immisçant à plusieurs reprises dans le processus de valorisation, au coeur de tous les débats, en visant un chiffre avoisinant 2 000 milliards de dollars. Sur ce point précis, le prospectus publié dimanche 3 novembre n’avait pas apporté toutes les réponses, en ne précisant même pas la part de l’entreprise qui serait mise en vente – même si les analystes avançaient qu’elle devrait être inférieure à 5 %, voire comprise entre 1 % et 3 % – et en précisant que le prix d’introduction serait annoncé à la fin du book-building.

Étonnamment, l’entreprise a finalement publié un communiqué de presse le dimanche 17 novembre annonçant qu’elle souhaitait introduire en bourse 1,5 % des actions pour un prix avoisinant 8 dollars, ce qui valoriserait Saudi Aramco entre 1 600 et 1700 milliards de dollars. La fourchette annoncée ne permet donc pas encore de dire si les montants levés seront supérieurs à ceux du record précédent détenu par Alibaba avec 25 milliards de dollars en 2014 – l’entreprise avait alors ouvert sur le NYSE près de 13 % de ses actions aux investisseurs. Cette prise de position met fin à des mois de débats pendant lesquels les banques se sont livrées au jeu des estimations, semblant bien incapables d’évaluer précisément la valeur du géant. Par exemple, l’écart entre les estimations haute et basse de BofA était supérieur aux capitalisations boursières combinées d’Exxon Mobil Corp, Royal Dutch Shell Plc et Chevron Corp.

Au-delà de la taille sans précédent de l’opération, plusieurs facteurs expliquent la difficulté à évaluer la valeur de l’entreprise nationale saoudienne. Tout d’abord, les liens entre l’entreprise et le gouvernement local sont de nature à inquiéter les investisseurs, alors qu’elle représente la majorité des revenus du royaume. Le choix de la lister sur la bourse de Riyad et pas à Londres ou New-York n’est en ce sens pas anodin. En amont de l’introduction, il a été fait état de pressions importantes sur les Saoudiens pour les pousser à acheter massivement les parts d’Aramco et atteindre ainsi les objectifs fixés par les dirigeants, en faisant appel à leur patriotisme. De même, les dirigeants saoudiens ont fait pression sur les bookrunners en se disant insatisfaits de la demande étrangère pour cette IPO1. Des dividendes annuels de 75 milliards de dollars ont d’ailleurs été récemment annoncés pour rassurer les investisseurs potentiels. Enfin, la question des royalties indexées sur le prix du Brent, payées par Aramco à l’Etat et qui ont fait l’objet d’un accord avec le gouvernement, sont un sujet de discussion actuellement2.

Le rôle de l’Arabie Saoudite dans les tensions géopolitiques qui secouent le Golfe fait également douter les investisseurs. Le pays reste engagé depuis 2015 dans la guerre au Yémen où il appuie le gouvernement face aux rebelles Houtis qui seraient soutenus par l’Iran. Or, cette guerre “proxy” (par procuration) s’est matérialisée récemment sur son territoire avec l’attaque d’Abqaïq et de Khurais le 14 septembre 2019. Si elle a été revendiquée par les Houtis, les États-Unis accusent l’Iran d’en être l’auteur direct. Des drones, et peut-être des missiles de croisière, ont bombardé les installations pétrolières de ces deux villes saoudiennes, amputant de 60 % la production immédiate d’Aramco – soit près de 5 % de la production mondiale. Si les opérations ont été rétablies en un temps record et le rythme maintenu grâce à l’utilisation des stocks de réserve, cet événement a révélé les fragilités de l’Arabie Saoudite, voire pour certains son incapacité à protéger ses infrastructures.

Mais le principal facteur d’incertitude autour de la valorisation financière d’Aramco reste l’état actuel du marché pétrolier mondial, qui laisse planer de nombreuses incertitudes quant au prix du baril à court et moyen terme. L’année 2019 a vu se succéder plusieurs épisodes de risque sécuritaire sur l’approvisionnement mondial, comme l’attaque des infrastructures saoudiennes cet automne, ainsi que le sabotage de navires iraniens dans le détroit d’Ormuz, point de passage maritime essentiel des cargos pétroliers à destination des marchés internationaux, et notamment asiatiques. Les sanctions américaines contre le Venezuela et l’enlisement de la production en Libye ont aussi contribué à alimenter la crainte d’une rupture d’approvisionnement.

Mais si l’année 2019 a marqué le grand retour des facteurs géopolitiques dans l’actualité pétrolière, le marché n’a pas semblé s’en alerter durablement : en effet, les pics de prix observés en septembre lors des attaques des installations en Arabie saoudite n’ont pas laissé d’empreinte significative sur les différents indices de prix, qui se sont depuis stabilisés autour de 55$ (WTI) à 62$ (Brent)3. Selon le dernier World Energy Outlook de l’AIE, paru le 13 novembre, les principaux facteurs dimensionnants de l’offre mondiale de pétrole ces prochaines décennies sont, d’une part, la production non-conventionnelle américaine, qui s’est imposée en moins de dix ans comme un relais de production flexible (c. 7 millions de barils par jour en 2019) et, d’autre part, les perspectives des pays non-OPEP comme la Norvège et le Brésil, qui bénéficient d’importantes découvertes de ressources exploitables4.

La demande mondiale, quant à elle, a relativement augmenté du fait de la croissance économique des pays émergents, et plus particulièrement de l’Inde (la hausse de la demande chinoise ayant substantiellement ralenti ces dernières années) et de la demande de carburants automobiles (et notamment des ventes de SUV). L’AIE a néanmoins révisé ses prévisions pour 2020 à +1,5 million de barils par jour, misant sur le ralentissement des économies importatrices, comme les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud et les Etats européens5.

Dans ce contexte de relative stagnation des prix et de demande baissière, l’Arabie saoudite a décidé d’entreprendre une politique de pression sur les autres pays membres de l’OPEP pour qu’ils respectent les quotas de production qu’elle leur a imposés, en tant que pays de facto leader du cartel par son poids sur le marché mondial et par sa capacité historique de s’imposer comme “swing producer6.

Selon des représentants du gouvernement saoudien, le pays a manifesté aux États membres de l’OPEP, ainsi qu’aux pays partie de l’accord dit “OPEP+” comme le Kazakhstan, de respecter leurs plafonds de production afin de tirer les prix à la hausse. Si tous les pays concernés respectaient effectivement leurs quotas, leur production cumulée pourrait être réduite de près de 500 000 barils par jour. À l’heure actuelle, de nombreux membres de l’OPEP dépassent largement leur quota de production, contrairement à l’Arabie saoudite qui n’a extrait que 9,9 millions de barils par jour en octobre, pour un plafond établi à 10,3 millions7.

Ce sujet particulièrement sensible devrait être à l’ordre du jour du prochain sommet de l’OPEP en décembre prochain. Le défi diplomatique revêt une importance stratégique toute particulière dans le contexte de l’IPO de Saudi Aramco, les différentes évaluations financières de la valeur de l’entreprise publique laissant transparaître des niveaux d’incertitude très élevés.

Perspectives

  • La période de book-building de Saudi Aramco doit se dérouler du 17 novembre au 4 décembre, et le prix d’introduction autour de 8 dollars par actions valorise l’entreprise entre 1 600 et 1700 milliards de dollars.
  • Le prochain sommet de l’OPEP le 5 décembre prochain devrait être l’occasion de vifs échanges entre l’Arabie saoudite et les autres membres du cartel quant au respect des quotas de production nationaux, dans le contexte sensible de l’IPO de Saudi Aramco.
  • La tendance baissière de la demande mondiale de pétrole à moyen terme telle qu’envisagée par l’AIE dans son dernier rapport ne devrait pas jouer en faveur de Saudi Aramco, dont les analyses récentes laissent craindre une surestimation de sa valeur financière.
  • Selon le World Energy Outlook 2019 de l’AIE, la demande de pétrole devrait atteindre son pic vers 2030. Les actifs liés aux entreprises pétrolières, dont Aramco, pourraient par la suite devenir des “stranded assets” dont la valeur est nulle ou non mesurable.
Sources
  1. Saudi officials ‘unhappy’ with foreign demand for Aramco IPO, FT, November 2019 https://ft.com/content/cecbedd0-07c7-11ea-a984-fbbacad9e7dd
  2. What investors shoud know about the Saudi Aramco IPO, Barrons, November 2019, https://www.barrons.com/articles/what-investors-should-know-about-the-saudi-aramco-ipo-51572904335
  3. https://markets.businessinsider.com/commodities/oil-price
  4. Oil 2019.Analysis and forecasts to 2024, International Energy Agency, https://www.iea.org/oil2019/
  5. ibid.
  6. Un pays qualifié de “swing producer” est en capacité de piloter sa production au gré des fluctuations du marché, l’augmentant pour répondre à un épisode de pic de demande ou la limitant pour influencer la dynamique des prix. Contrairement à d’autres membres de l’OPEP qui produisent à leur capacité maximale, l’Arabie saoudite est l’unique pays à délibérément limiter sa production pour tenter de soutenir un prix suffisamment élevé.
  7. Saudis to press OPEC members for production cuts ahead of Aramco IPO, Wall Street Journal, 06/11/2019 https://www.wsj.com/articles/saudis-to-press-opec-members-for-production-cuts-ahead-of-aramco-ipo-11573036204