Après  l’entretien avec l’ambassadeur du Mozambique en France1, Le Grand Continent poursuit sa vaste enquête auprès du personnel diplomatique. Dans cette série, nous interrogeons les ambassadeurs étrangers en poste à Paris pour les confronter sur les représentations géopolitiques de leurs pays respectifs.

Comment percevez-vous la volonté du nouveau président Zelensky de réformer en profondeur l’Ukraine ?

J’apprécie la détermination du président Zelensky ; sa volonté d’agir assez rapidement avec efficacité et dans le but de mener des réformes, de les approfondir et de les rendre irréversibles. Au cours de la première session de la Verkhovna Rada et de la première session de travail du gouvernement, il a énuméré les réformes principales. 

Il prévoit la croissance économique de l’Ukraine, au moins 5 à 7 % par an, c’est-à-dire 40 % sur cinq ans, et la création de plus d’un million de nouveaux emplois en Ukraine. Le président Zelensky a également présenté sa volonté de réformer les autorités judiciaires et les autorités chargées de l’application des lois et de lutter contre la corruption et la contrebande. Il a aussi annoncé son ambition d’élaborer et de présenter le projet de loi sur le marché foncier avant le 1er octobre, d’adopter une loi correspondante et une loi annulant le moratoire sur la vente de terrains. 

Et puis il y a la privatisation à grande échelle et la modernisation des infrastructure ukrainiennes – dont les voies ferrées et les autoroutes. Enfin, nous avons la présentation aux investisseurs étrangers d’une liste de projets nationaux intéressant tant l’investissement que la mise en œuvre. Le Parlement, ou le parti du président, comme ici En Marche, détient la majorité vraiment écrasante a donc commencé à adopter les lois nécessaires pour avancer sur la voie des réformes. On a déjà adopté la loi sur les mesures prioritaires pour la réforme de parquet, la loi sur la suppression de l’inviolabilité, la loi sur le soutien de l’État au cinéma ukrainien etc.

Percevez-vous un certain décalage entre la volonté ukrainienne d’intégrer l’Union européenne et l’enthousiasme des puissances européennes ?

Tout d’abord j’aimerais dire qu’il y a deux aspects en ce qui concerne notre politique d’intégration à l’Union européenne. Il y a, bien sûr, un aspect de politique étrangère, mais il y a également un aspect civilisationnel. Pour nous le but n’est pas simplement d’être membre à part entière de l’Union mais véritablement de réformer, de démocratiser et de développer notre pays selon les standards européens. Nous avons choisi définitivement un modèle de développement. En 2014 nous avons passé le point de non retour en ce qui concerne le choix en faveur de ce modèle européen basé sur les valeurs démocratiques et l’économie de marché. Dans ce sens, notre marche vers l’Union européenne passe par la réalisation de ce modèle. Toutefois, nous sommes lucides. Nous sommes conscients qu’il y a beaucoup de forces politiques au sein de l’Union européenne, ainsi qu’en France, qui sont sceptiques à l’égard des nos perspectives européennes. Je ne peux pas en être heureux mais j’en suis conscient et l’évolution de l’association à l’intégration complète à l’Union reste notre but stratégique. Il faut néanmoins maintenant se concentrer sur les réformes internes afin de créer une somme critique des réformes nous permettant d’être encore plus convaincants dans les discussions avec nos partenaires européens. L’Accord d’association avec l’UE signé en 2014, est le meilleur programme des réformes pour l’Ukraine.

En 2018, l’Union européenne est restée le principal partenaire commercial de l’Ukraine avec plus de 40 % du commerce international total du pays en biens et services, ce qui correspond à près de 50 milliards de dollars US. L’année dernière, nos exportations vers l’UE ont augmenté d’un peu plus de 14 %, pendant que les importations de l’UE vers l’Ukraine ont augmenté de quasiment 13 %. Sur les trois dernières années, le commerce entre notre pays et l’UE a bondi de 60 % et ce en partie grâce à la signature de l’Accord d’association entre l’Ukraine et l’UE. Cette année, on constate que les tendances pour la croissance commerciale avec l’UE restent les mêmes avec une augmentation de presque 7 % au premier semestre. Finalement, le total des investissements des pays européens en Ukraine s’élevait à 24,7 milliards de dollars américains en fin d’année dernière. 

L’Europe est-elle donc toujours une priorité pour l’Ukraine ? Que pensez-vous de la faisabilité d’un rapprochement avec l’Union européenne dans le contexte actuel ?

Comme je l’ai déjà dit, nous sommes déterminés à surmonter tous les obstacles sur notre marche vers l’UE. Nous sommes déterminés à avancer vers notre but stratégique, coûte que coûte. Je veux également ajouter que nous sommes conscients que cette adhésion n’est pas pour aujourd’hui, pas pour demain mais peut-être pour après demain. En parlant de contexte, je voudrais dire aussi que nous tenons compte des problèmes actuels au sein de l’UE. Nous souhaitons que l’Union trouve les réponses efficaces aux défis les plus complexes. De même, une Ukraine réformée et forte sera un des éléments clés d’une Europe réussie, stable et unie.

Que pensez-vous de l’argument défendu par le président Emmanuel Macron qui estime que la Russie doit être un membre de l’institution afin de ne pas priver les citoyens russes de la protection de la Cour européenne des droits de l’Homme ? 

À mon avis, la décision de la réintégration de la Russie à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ne pourra pas produire d’autres résultats que, de facto, soulager Poutine et même l’encourager à continuer la politique agressive. Ceux qui espèrent que la réintégration de la délégation russe dans l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe élargisse l’utilisation du recours à la Cour européenne des droits de l’Homme pour les citoyens russes, sont malheureusement mal renseignés par leurs conseillers. 

Nous sommes d’ailleurs tous au courant que la Russie ne s’astreint pas régulièrement aux décisions de la Cour. Et nous sommes bien conscients de l’existence en Russie d’une interdiction d’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui contredisent la Constitution russe – la loi sur la priorité des décisions de la Cour constitutionnelle de la Fédération de la Russie par rapport aux verdicts d’instances internationales a été approuvée par la Douma d’État et le Conseil de la fédération en décembre 2015. Donc, tous les recours faits par les citoyens russes, sont nuls pour les pouvoirs russes. Ainsi, pour moi, ce premier argument est inexistant.

Aussi, il suffit de comparer l’évolution de la situation en Russie après la réintégration de leurs délégations pour me conforter dans cet argument : je parle ici des manifestations démocratiques autour des élections municipales à Moscou. C’est donc le résultat, entre guillemets, positif, de cette mesure. Je pense, en général, que cette mesure, à savoir le retour de la délégation russe, sans aucun pas de la part des russes pour remplir leurs obligations vis-à-vis du Conseil de l’Europe, sans changement des comportements agressifs et inacceptables de la Russie, c’était une faute grave. C’était une faute grave et un coup dur pour le Conseil de l’Europe comme un des garants principaux des Droits de l’Homme, du droit international en Europe !

Rappelons-nous que le 10 avril 2014, cette même Assemblée parlementaire décide de condamner « sans réserve la violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie au début du mois de mars 2014 ». Persuadés qu’il y a eu une grave violation des principes fondamentaux du Conseil de l’Europe, ils se prononcent en faveur de la suspension des droits de vote de la délégation russe. Est-ce que quelque chose a changé depuis la prise de cette décision ? La Russie n’a pas modifié une virgule de sa politique en Ukraine, elle continue d’annexer la Crimée, d’entretenir la guerre dans le Donbass, de tuer nos citoyens, de violer les droits de l’Homme. La résolution du Conseil de l’Europe exigeait des gestes concrets sur l’Ukraine. Si cette organisation a pour rôle de défendre les droits de l’Homme, les valeurs et la démocratie, je ne vois pas une seule raison pour laquelle elle pourrait prendre la décision de réintégrer la Russie dans l’Assemblée parlementaire.

Il faut toujours être conscient que, selon la mentalité russe, ce que nous pouvons, nous, traiter comme compromis, est traité par les Russes comme concession. Ces concessions encouragent seulement les pulsions agressives de la Russie et je crains que ce ne soit aussi le cas pour cette décision.

Craignez-vous que la volonté affichée du président Emmanuel Macron de renouer un dialogue entre la France et la Russie se fasse aux dépens de l’Ukraine ? 

En ce qui concerne la politique française, nous tenons compte des déclarations claires et fermes des dirigeants français en ce qui concerne les conditions à remplir par la Russie pour voir l’amélioration des relations. Le président français a, à plusieurs reprises, qualifié la Russie d’agresseur. Emmanuel Macron a également déclaré que, sans la mise en œuvre des accords de Minsk, le retour de la Russie au G7 sera considéré comme une erreur stratégique et une preuve de faiblesse. Récemment, à Moscou, Jean-Yves Le Drian a dit qu’aucun rapprochement durable ne se ferait entre la France et la Russie sans progrès sur le dossier ukrainien. Nous en sommes rassurés, mais je souligne que nous n’accepterons aucune décision élaborée ou prise concernant l’Ukraine, faites et prises sans l’Ukraine, sans les ukrainiens, contraire à nos intérêts nationaux. Pour nous c’est une ligne rouge, et une ligne rouge en gras !

Quelle est la place de l’Holodomor dans la constitution de l’identité ukrainienne depuis le début de la guerre avec la Russie ?

L’Holodomor, ou famine artificielle et génocidaire, pour nous c’était la plus grande tragédie subie par le peuple ukrainien au XXe siècle : au moins 7 millions d’Ukrainiens ont été anéantis par le régime stalinien.

Avec la restauration de l’indépendance en 1991, l’Holodomor a été découvert en quelque sorte par le Ukrainiens eux-mêmes. Car cette information était soigneusement cachée par les autorités soviétiques. Depuis, le travail de mémoire et d’étude continue et les révélations `sur cette famine génocidaire de 1932-1933, retrouvées dans les archives, sont choquantes. Mais en même temps c’est, pour la société ukrainienne, un élément très important dans la formation de notre identité ukrainienne, non seulement car c’est une tragédie mais également car c’est un mobile en plus pour rejeter des principes soviétiques, des vestiges du soviétisme et du communisme. Dès le début de notre guerre avec la Russie, en 2014 nous tenons compte du fait que le régime russe a choisi la voie de la presque réhabilitation de Staline, plus grand bourreau du peuple ukrainien. La lutte contre l’agression russe forge aujourd’hui l’identité ukrainienne. C’est aussi la conscience de vouloir défendre sa liberté, son indépendance et les valeurs démocratiques.

Dernièrement, c’était il y a deux ans, à l’occasion du 85e anniversaire de l’Holodomor, le Parlement ukrainien a envoyé une lettre aux Parlements des pays démocratiques amis, notamment la France, contenant une demande de reconnaissance de l’Holodomor comme génocide du peuple ukrainien. 17 pays reconnaissent aujourd’hui l’Holodomor comme un acte de génocide, le Parlement européen a d’ailleurs reconnu l’Holodomor comme « crime contre l’humanité ». 

Olexandre Danyliuk, secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de défense de l’Ukraine a annoncé vouloir organiser un Forum afin d’attirer les investisseurs dans le Donbass et ainsi développer la région. Pensez-vous qu’il y ait une réelle possibilité d’amélioration de la situation régionale ?

Le rétablissement du Donbass est l’une des priorités du président Zelensky, comme en témoigne l’organisation de la Conférence sur l’investissement que vous avez mentionné.  

Nous avons beaucoup souffert à cause de l’agression russe, non seulement de la perte de 13 000 Ukrainiens à la suite de la guerre déclenchée et menée par la Russie mais aussi de beaucoup de richesses. 20 % de notre PIB a été détruit à la suite de l’agression russe. La zone des combats dans le Donbass, surtout les zones non contrôlées par les autorités ukrainiennes, est une zone de désastre ; beaucoup d’infrastructures, beaucoup de bâtiments et d’usines sont totalement détruits. Beaucoup de machines sont dérobées par les Russes. 

Au fil du temps et depuis 2014, nous sommes devenus beaucoup plus efficaces dans nos efforts militaires ; nous avons réussi à arrêter la progression russe. Nous essayons également d’assurer le développement dans le Donbass dans les zones contrôlées par les autorités ukrainiennes. C’est pourquoi nous avons décidé de convoquer cette réunion.

Nous voyons l’intérêt des investisseurs français pour le développement de cette région. Un certain nombre de projets y sont déjà mis en œuvre ou sont en cours de réalisation, notamment un projet d’investissement dans le secteur de l’eau potable à Marioupol. En face de cette problématique, on trouve une volonté de développer des projets humanitaires et il y a également des projets intéressants pour la communauté d’affaires française. Je peux par exemple citer les contrats signés par Air Liquid avec une entreprise ukrainienne de 80 millions d’euros ; c’est donc important ! C’est pourquoi nous pensons aussi qu’il sera intéressant pour les milieux d’affaires français et européens, et peut être même américains, d’investir dans le Donbass. Nous voulons démontrer davantage les perspectives de développement de cette région et les initiatives qui y sont menées.

Bien entendu, la sécurité de la région revêt une importance primordiale. C’est pourquoi, au niveau diplomatique, l’Ukraine veut redynamiser les processus de Minsk et mettre en œuvre complète des arrangements de Minsk. Maintenant l’Ukraine travaille sur le désengagement des troupes dans le Donbass afin de parvenir à un cessez-le-feu global. Nous attachons aussi une grande importance à la mobilisation des efforts internationaux pour garantir la sécurité et la liberté de navigation dans le détroit de Kertch, la mer Noire et la mer d’Azov.2

Sources
  1. Construire la paix : entretien avec S.E.M Alberto Maverengue Augusto, Ambassadeur du Mozambique en France, Le Grand Continent, 17 septembre 2019
  2. RAHARIMBOLAMENA Eric, L’incident du détroit de Kertch, Le Grand Continent, 28 janvier 2019