Istanbul. Dimanche 31 mars, l’AKP, le parti au pouvoir, qui s’était allié pour la circonstance avec les ultras nationalistes du MHP, a remportés les élections locales turques par 51,64 % des voix. En face, l’« alliance de la nation » (CHP et İyi Parti) collecte 37.57 % des suffrages 1. Si le taux de participation est en baisse par rapport aux dernières élections de 2014, il reste très élevé : 84,67 % pour 89,19 % en 2014. Quels enseignements peut-on tirer des résultats de ces élections locale, les premières sous le nouveau système présidentialiste ?

L’AKP vainqueur mais « ébranlé ».

La première remarque que l’on puisse faire est que l’AKP a gagné. Pour la 10e élection d’affilée 2, le parti de la justice et du développement s’est arrogé la victoire avec plus de 44 % des voix, dépassant la majorité grâce à son allié du MHP (7,31 %). Derrière, le CHP de centre-gauche gagne près de trois points par rapport à 2014, le İyi Parti arrivant au niveau des 7 % du MHP. Pourtant, ce CHP semble sortir de sa torpeur. Moribond depuis des années sous la présidence d’un Kemal Kiliçdaroğlu peu charismatique et incapable de rassembler, il s’est adjugé des victoires de prestiges à Antalya, Adana, Ankara et Istanbul, villes sous contrôle de l’AKP depuis les années 1990. En tout, l’AKP vient de perdre neuf villes.

La prise d’Istanbul est cependant un coup de semonce pour le président Erdoğan. D’autant plus qu’elle s’est déroulée dans des conditions rocambolesques : 21 000 voix d’avance sur huit millions, des revendications de victoires de part et d’autre, l’Agence Anadolu publiant des résultats erronés, un résultat définitif annoncé le lendemain, etc… R.T. Erdoğan y est né, y a fait ses armes politiques, y a été maire et a modelé la ville à l’image de la Turquie moderne qu’il voulait voir naître. Qui plus est, c’est un petit « maire d’arrondissement inconnu » 3 jusqu’alors qui vole le pion à l’un des hommes forts de l’AKP, l’ancien Premier ministre Binali Yıldırım. Avec ces victoires, le CHP l’emporte sur un plan symbolique. Il contrôle deux fois plus de villes qu’en 2014, des villes qui concentrent 70 % du PNB de la Turquie 4, des réseaux qui ont largement contribué à façonner le système AKP et la capitale administrative du controversé Melih Gökçek.

Alors oui, « le pouvoir [est] ébranlé », comme le titrait Cumhurriyet le 1er avril, mais l’AKP est loin d’avoir subi la « cinglante défaite » mise en avant par France Culture 5. La base de l’AKP est toujours solide, surtout dans ses fiefs « ruraux » d’Anatolie centrale et de la mer Noire (malgré un avertissement à Giresun). Il possède encore plus de districts que n’importe quel parti (535 sur 960, là où le CHP n’en a gagné que 191), y compris à Istanbul, où il est majoritaire. C’est une centaine de plus qu’en 2009. Il est normal qu’après 17 ans de pouvoir, une érosion naturelle voie le jour, mais l’AKP est encore bien loin devant ses opposants.

Des enseignements mineurs sans grandes évolutions politiques.

Le premier enseignement notable se trouve dans les bons résultats du MHP. Le parti, qui a perdu la moitié de ses électeurs par rapport à 2014 à cause de son alliance avec l’AKP, remporte sept villes face à des candidats AKP. Un véritable coup de force pour Devlet Bahçeli, qui a tout de suite réclamé un nouveau système de vote, où « seul le maire devrait être élu », les maires de district devant être nommés par ce dernier 6.

Deuxièmement, cette petite claque électorale est peut-être à analyser plus comme un revers pour Erdoğan que pour l’AKP. Le président, qui s’est démené, organisant plus de 100 meetings en deux mois, a peut-être été un poids pour le parti dont il a repris la tête en 2018. Le discours « de la survie de la Turquie » était un point central de sa campagne, ce dernier essayant de faire passer ces élections pour plus qu’un scrutin local, exigeant une large victoire pour résoudre le problème de la pérennité du pays. Les résultats montrent que les électeurs n’y ont pas cru, s’intéressant davantage aux conditions économiques réelles. L’opposition l’avait bien compris, ayant la bonne idée d’axer sa campagne sur cette ligne.

Enfin, le « Bon parti » de Meral Akşener a réussi à trouver sa place, son discours nationaliste faisant mouche auprès des électeurs MHP. Pour le CHP, il lui faudra capitaliser sur le symbolisme de ses victoires. Kemal Kiliçdaroğlu a fait son temps, alors pourquoi pas ne pas sortir du chapeau un candidat surprise de la trempe d’Ekrem İmamoğlu pour affronter Erdoğan en 2023 ? Pour l’AKP, tout l’enjeu des quatre prochaines années sera de se reconstruire en interne, face à un président omniprésent, pour faire émerger une nouvelle génération de dirigeants à même de remplacer les Yıldırım, Gökçek et consorts. Sans quoi, le premier coup de semonce enregistré la semaine dernière pourrait se transformer en une véritable salve.

Perspectives

L’échec de Nihat Zeybekci, actuel ministre de l’économie, à conserver la mairie d’Ankara pour l’AKP est symptomatique des difficultés du pouvoir : ses échecs économiques – récession, perte de pouvoir d’achat, inflation galopante, chômage de masse, etc. – l’ont plombé. « Il y a le feu dans les cuisines des ménages turcs », a déclaré Kemal Kiliçdaroğlu. La coopération proposée par ce dernier à l’AKP illustre bien l’urgence de la situation. Le pouvoir devra absolument redresser la barre de l’économie turque : le rêve de Erdoğan de faire rentrer la Turquie dans les dix premières puissances mondiales pour le centenaire de la République ressemble de plus en plus à un mirage.

Malgré les intimidations, les emprisonnements d’élus et le bannissement des médias, le HDP, parti pro-kurde, a repris les grandes métropoles du Sud-Est de la Turquie. La perte de Sirnak, détruite et repeuplée de fidèles du pouvoir, est anecdotique. Celles de Mus et Bitlis le sont un peu mois, preuve que la stratégie de l’AKP envers ces régions, qui avait commencé à payer lors des présidentielles de 2018, se confirme.

Sources
  1. 31 Mart 2019 Yerel seçim sonuçları, TRT Haber, 31 mars 2019.
  2. Geçmiş seçim sonuçları, Sabah.
  3. ROTIVEL Agnès, À Istanbul, Ekrem Imamoglu détrône le « sultan » Erdogan, La Croix, 2 avril 209.
  4. BERLIOUX, Jérémie, Municipales en Turquie : revers d’Erdogan à Istanbul et Ankara, Libération, 1er avril 2019.
  5. CLUZEL Thomas, LAURENT Mathieu et le rédaction, Défaite cinglante pour Recep Tayyip Erdoğan, France Culture, 1er avril 2019.
  6. CEYHAN Zeki, Bahçeli’nin önerisi !, Millî Gazete, 6 avril 2019.