Karl Marx anecdotique

Nicholas Hytner, Young Marx

Cette année marque le bicentenaire de la naissance Karl Marx, le 5 mai 1818 à Trèves en Rhénanie. Nous suivrons tout au long de l’année les commémorations et les publications dans toute l’Europe, dont la monumentale biographie par Jonathan Sperber qui est déjà parue. Aujourd’hui, nous rendons compte de deux spectacles qui partagent le même titre – le Jeune Marx – et datent tous deux de fin 2017  : une pièce de théâtre londonienne et un film franco-germano-belge. Les lieux de production ont le mérite de rappeler le caractère européen de la vie du penseur – Prusse, France, Belgique, Angleterre – qui n’a d’égal que le caractère international de sa pensée. Cependant, vous le verrez, nous avons été déçus : comme lors des commémorations de la Révolution d’Octobre en Russie analysées il y a quelques mois sur ce site par le cas des manuels scolaires et des musées, il semble que ces représentations de la vie de Marx oublient au fond de restituer son contenu politique, c’est-à-dire géopolitique.

Au théâtre : Marx the man

Young Marx, London Bridge Theater, mis en scène par Nicholas Hytner
retransmis dans de nombreux cinémas anglais, et à Baden-Baden
compte-rendu par K. M. Ebner-Landy

Young Marx est une production de la fin de l’histoire. Elle tourne autour d’un Marx dont les idées sont en même temps édulcorées, parodiées et détachées de la réalité contemporaine.

La pièce commence par nous montrer Marx qui s’acharne sur un prêteur sur gage parce qu’il ne connaît pas la différence entre valeur d’usage et d’échange. Plus tard, Marx est au travail dans son appartement de Soho avec la servante qu’il a mise enceinte, sa femme et Engels — il prononce des mots comme « aliénation » et c’est Engels qui lui répond, le plus sérieusement du monde : « aliénation – c’est une bonne formulation ». Nous avons le droit à des chansons qui vantent en Marx et Engels le « meilleur duo comique d’Europe », du name dropping de Hegel et Feuerbach et quelques savantes prémonitions de Marx concernant la future réputation de ses livres en Russie.

Notre drôle de Marx, curieusement, n’a pas non plus de problème à écouter un éloge du règne de Victoria et à y contribuer durant une réunion de la Ligue communiste, et il n’hésite pas à prononcer un discours sérieux – bien que passionné – expliquant que les jeunes gens devraient cesser de se soucier de justice sociale et pour ne plus s’occuper que de faire l’amour, des pique-niques et d’autres loisirs capitalistes.

Les idées de ce Marx n’ont jamais le droit à une explication claire. On les croise sous la forme de bribes confuses, au détour d’une fin de conversation, d’un sarcasme ou comme le décor d’un sketch. Nous voyons un garde de prison lire quelque chose sur le matérialisme dialectique, nous surprenons une conversation où Marx parle avec autodérision des Phéniciens en volant la porte d’une église et nous entendons les mystérieuses formules « capitalisme vampirique » et « échange universel ». Mais à aucun moment ces idées n’ont l’occasion de se déployer à l’attention du public qui ne serait pas dans la confidence, pas plus d’ailleurs qu’à celui qui y serait déjà.

L’effet remarquable de ces choix est de dépolitiser Marx. Ces idées apparaissent à la fois consensuelles et foncièrement incompréhensibles. En présentant Marx dans la tradition de Blackadder et peut-être même de Michael McIntyre plutôt que dans celle de Guy Fawkes et Henry Hunt, ces représentants de la tradition révolutionnaire anglaise, la pièce épouse certainement l’intention explicite du metteur en scène Nicholas Hytner : présenter Marx l’homme et non l’icône politique.

Quoi qu’il en soit, cette intention et sa réalisation réduisent les idées de Marx au fait d’un Grand Homme Seul, renommé pour son esprit et ses farces. (Attention, cela pourrait vous rappeler une autre histoire.) Engels est bien là, mais pour vanter le « génie » de Marx, dont ses propres idées sont issues, et expliquer qu’il n’est hélas que la version « beta » du « mâle alpha » Marx. Et voilà donc les idées elles-mêmes parfaitement étouffées à force de les présenter comme le produit saint de la bouche d’un seul homme, et d’édulcorer les convictions qui les accompagnaient.

Durant l’entracte de retransmission en direct de la pièce, on nous montre une vidéo sur la vie de Marx qui démontre à quel point la production veut fossiliser ses idées. Une professeur de littérature anglaise spécialisée en biographie critique nous mène dans le Londres de Marx en partant de son appartement de Soho. Sa voix n’est certainement pas celle d’une des nombreuses traditions de pensée et d’écriture que Marx a initiées au Royaume-Uni et ailleurs – si cela avait été le cas, elle aurait peut-être été en mesure de suggérer qu’au-delà de leur intérêt historique, ses idées ont une pertinence aujourd’hui.

Mais cela aurait sans doute été bien trop risqué, si l’on considère que cette vidéo d’entracte s’ouvre par la phrase « La Grande-Bretagne a toujours été très ouverte », entrant ainsi sans problème en flagrante contradiction avec le début de la pièce elle-même, où les « Britanniques ouverts » accueillent notre réfugié juif allemand aux cris de « sale immigré ».

Cette représentation de Marx est symptomatique du destin relativement circonscrit du marxisme en Grande-Bretagne, comparée au reste du monde. Peut-être a-t-elle été faite avec beaucoup d’amour pour Marx comme individu et pour les frasques de la jeunesse, mais elle ne témoigne d’aucune empathie envers ses idées. Si le lecteur, comme nous, est en quête d’une autre approche, nous l’incitons, pour commencer, à se tourner vers G. A. Cohen imitant magistralement la rédaction de la Préface de la critique de l’économie politique en 1991 :

Au cinéma : un matérialisme microscopique

Le Jeune Karl Marx, Raoul Peck, 2017
compte-rendu par U.L.

La philosophie est peu propice aux images, et il a fallu à Rembrandt le buste d’Homère pour faire sentir quelque chose de la pensée d’Aristote. Or parler du jeune Marx, c’est parler de Marx philosophe, d’un jeune docteur de philosophie qui lit et critique Hegel et les Hégéliens. Peu à peu se met en place le « retournement » de Hegel dans un sens matérialiste : mais il faut encore du temps pour que ce retournement se réalise dans la synthèse entre philosophie, politique et économie dont le marxisme finira par être le nom.

En choisissant cette période de la vie de Marx, Raoul Peck manifeste donc d’emblée une ambition immense, peut-être condamnée à l’échec : projeter en image les structures conceptuelles et leurs enjeux. Dans Lumumba (2000), il avait démontré son talent pour retracer la trajectoire d’un individu pris au cœur de la tourmente politique en restituant le destin tragique du héros de l’indépendance congolaise. Il n’est jamais simple, certes, de rendre dans une intrigue simple le fourmillement des événements et des groupes politiques ; mais c’est rendu possible par un principe de substitution selon lequel le gouverneur de la province du Katanga représente l’ensemble des sécessionnistes et une douzaine de mutins représentent tous les troubles qui agitent l’armée. Une approche semblable aurait, sans doute, été tout à fait possible pour une autre période de la vie de Karl Marx, par exemple la période centrale de 1847-1852 où Marx et Engels entrent dans la Ligue communiste puis participent aux révolutions européennes et les commentent dans des textes brillants et bien moins ésotériques que la « critique de la critique critique » dont Peck, à vrai dire, semble ne pas trop savoir quoi faire.

Mais acceptons le choix de Raoul Peck. Cette période de la vie de Marx (1843-1848) est occupée notamment par les polémiques philosophiques : L’Idéologie allemande et La Sainte famille contre les intellectuels allemands, et Misère de la philosophie contre Proudhon. Il fallait donc trouver une manière de les rendre à l’écran. L’erreur la plus grave aurait été de sombrer dans le scolaire et le littéral : le réalisateur n’y tombe pas. Il fallait montrer des hommes portant ces idées : mais au lieu d’incarner les idées défendues, Peck les rabat sur des querelles de personnes.

Nous apprenons que Marx a apprécié l’étude d’Engels sur La Situation de la classe laborieuse en Angleterre  ; mais nous ne savons pas comment elle se retrouve dans ses propres travaux. Nous apprenons que Marx, après l’avoir admiré, se brouille avec Proudhon : mais la raison nous en échappe, et le spectateur se met peu à peu à soupçonner que Marx ait été, tout simplement, incapable de s’entendre durablement avec quiconque d’autre qu’Engels, ce qui est peut-être vrai mais ne nous avance pas.
Il existe pourtant dans les textes philosophiques de cette période des passages qui sont en lien avec les problèmes les plus brûlants de l’actualité politique. Ainsi le passage des Manuscrits de 44 qui fait l’éloge des « ouvriers communistes » pour qui « la fraternité des hommes n’est pas un vain mot, mais une vérité pour eux » de sorte que « la noblesse de l’humanité nous illumine depuis ces figures durcies par le travail » (p. 184). De même, la controverse avec Proudhon est montrée comme un conflit de personnes, sans s’appuyer en rien sur son contenu : il n’aurait pourtant pas été difficile d’évoquer au moins ses enjeux les plus pratiques, notamment la place à accorder aux artisans et aux petits bourgeois dans le mouvement socialiste.

Le contenu essentiel du film de Peck, c’est une série de brouilles. Il s’agissait, certes, de nous montrer l’environnement concret dans lequel les idées du grand penseur se sont développées. C’est en ce sens que Frédéric Monferrand, jeune philosophe spécialiste de Marx, a vanté un « biopic matérialiste » et a voulu « saluer la réflexivité avec laquelle [Raoul Peck] a su appliquer à la mise en scène elle-même le matérialisme revendiqué dans les textes marxiens ».

L’hypothèse d’interprétation est séduisante. Mais elle manque la question essentielle : celle de l’échelle. Le matérialisme se dit en plusieurs sens. L’échelle locale ne dit pas tout et Platon a déjà ridiculisé, de manière définitive, ceux qui prétendent s’en contenter – « καὶ αὖ περὶ τοῦ διαλέγεσθαι ὑμῖν ἑτέρας τοιαύτας αἰτίας λέγοι, φωνάς τε καὶ ἀέρας καὶ ἀκοὰς καὶ ἄλλα μυρία τοιαῦτα αἰτιώμενος » (Phédon, 98d-e). S’il y a bien une chose que le marxisme nous a apprise, c’est l’importance des structures bien plus vastes que l’environnement immédiat. Le matérialisme que défend ici Monferrand n’est pas celui de Marx, c’est celui de Match pour qui dévoiler les coulisses du pouvoir signifie montrer aux lecteurs l’intimité familiale des hommes politiques.

Les textes de Marx sont, incontestablement, le produit de toutes les circonstances qui ont entouré leur rédaction : mais permettons-nous, dans cette totalité complexe, de témoigner d’une certaine préférence aux tendances qui ébranlaient le monde à cette époque (et que Marx suivait évidemment avec avidité, et dans lesquelles il cherchait à placer sa propre pensée) plutôt qu’à l’intimité des personnages. Une fois de plus, le choix de la période est déterminant : s’il avait été ne serait-ce qu’un peu décalé, les révolutions européennes de 1848, auxquelles Marx participa directement à Cologne, auraient pu être l’occasion à la fois d’un spectacle visuel grandiose et de montrer au spectateur une pensée politique se confrontant à l’événement.

Il aurait peut-être alors été judicieux, et certainement pas moins matérialiste, de parler un peu moins de l’environnement immédiat de Marx, et un peu plus de l’actualité européenne qu’il suivait avec tant de passion. Cela aurait pu être l’occasion de donner un peu plus de consistance à la trajectoire géographique de Marx. Nous apprenons avec intérêt qu’il s’exile de Prusse à Paris, puis de Paris à Bruxelles, et qu’il visite l’Angleterre. Mais nous manquons la signification de cette géographie à l’intérieur de l’œuvre de Marx. En France, il rencontre les ouvriers communistes dans lesquels il voit dès 1844, comme nous l’avons vu, la promesse en acte d’une société radicalement différente. Dans l’Angleterre qu’il connaît directement et par Engels, il trouve le capitalisme poussé à son plus haut niveau de développement économique et le mouvement syndical concomitant. Cette géographie s’ancrera profondément dans la pensée de Marx, la Révolution française devenant le modèle général du développement politique moderne et les usines anglaises le modèle du développement capitaliste. En suivant cette voie, en partant des différences entre les expériences géographiques de Marx, on aurait peut-être fait un pas dans la compréhension de ce que signifie la construction effective d’une pensée internationaliste.

En somme, l’approche microscopique de Marx que propose Peck nous éloigne inévitablement de sa pensée. On peut accumuler indéfiniment les anecdotes à caractère psychologique sans approcher d’un iota du souffle réel de ses théories, réel c’est-à-dire politique, donc macroscopique. Les points de contact entre celles-ci et les expériences concrètes, les siennes ou celles de son époque, ne manquaient pas pourtant. Mais ce serait là un autre film, qui reste à faire

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