Home fire

Dans Home fire, l'écrivaine pakistano-britannique Kamila Shamsie pose la question : la Grande-Bretagne est encore multiethnique et multireligieuse, mais est-elle encore multiculturelle ?

Kamila Shamsie, Home fire, New York, Riverhead Books, 2017, 288 pages, ISBN 9780735217683, URL https://www.penguinrandomhouse.com/books/555763/home-fire-by-kamila-shamsie/9780735217683/

2013 fut une année importante pour la romancière Kamila Shamsie. En plus d’être désignée l’une des vingt jeunes auteurs britanniques les plus prometteurs de la décennie par le prestigieux magazine littéraire Granta, elle a reçu, après plusieurs années d’attente, la nationalité britannique. Pour une femme pakistanaise née hors de l’Union Européenne, ce n’était pas une mince affaire tant les procédures de naturalisation au Royaume-Uni ont été complexifiées et limitées par les gouvernements travaillistes et conservateurs successifs depuis le début du XXIe siècle. Selon l’auteure, c’est cette naturalisation qui lui a donné le courage de commencer ce qu’elle appelle son premier « roman britannique ». Le résultat est Home Fire, sorti en août 2017.

Le premier « roman britannique » d’une écrivain binationale

Britannique, ce roman l’est par son ancrage spatial. Même si une partie de son intrigue internationale se déroule dans le Massachussetts, à Raqqa et à Istanbul et qu’elle se clôt à Karachi, c’est Londres qui occupe Shamsie et ses personnages. Tous y sont nés et tous s’y trouvent, sauf Isma et Parvaiz, sœur et frère issus d’une famille originaire du Pakistan, ancienne colonie britannique qui, depuis la fin des années 1940, fournit à la Grande-Bretagne son plus gros contingent d’immigrés musulmans. Ils l’ont quittée pour des raisons contraires. Au début du roman, la première entame un doctorat de sociologie à Amherst College dans le Massachusetts, tandis que le deuxième a déjà rejoint le quartier général médiatique de l’État islamique en Syrie. Regrettant leur choix et leur éloignement du Royaume-Uni, ils souhaitent tous les deux désespérément y revenir. Britannique, ce roman l’est aussi par sa principale thématique : comment évoluent la vie quotidienne et l’identité complexe des British Muslims (4,5 % de la population en 2011) dans un pays, certes longtemps multiculturel, mais qui se ferme de plus en plus ?

À la sortie de Home Fire, c’est surtout son statut de réécriture d’Antigone, la tragédie de Sophocle, qui a été mis en avant par les critiques littéraires. Il faut néanmoins préciser que Kamila Shamsie s’est largement émancipée de la structure et du modèle sophocléens. La fière Aneeka, représentante contemporaine d’Antigone, n’a qu’un jumeau, Parvaiz, qui remplace la paire composée dans la tragédie grecque par les ennemis Étéocle et Polynice. Privée de son frère héros, elle n’a qu’un frère déshonoré à défendre ; ses ennemis ne sont plus son oncle mais une nation entière qui refuse de reconnaître qu’elle a pu enfanter des jihadistes et des média menteurs qui présente comme un forcené extrémiste un repenti qui cherchait à regagner son pays natal. Durant les deux cents premières pages, on trouve d’ailleurs plus de références à Daesh et à Twitter qu’à Thèbes et à Œdipe. C’est seulement dans le dernier cinquième de l’ouvrage que le lecteur commence à reconnaître des dialogues partiellement extraits de la pièce de Sophocle, lorsqu’Isma, incarnation nouvelle d’Ismène, plus vieille et plus sage que la juvénile originale, intime à sa sœur Aneeka boursière en droit à la LSE : « Retourne à la fac. Accepte la loi même si elle est injuste. ».

Écho lointain à l’Antiquité, Home Fire est donc avant tout un roman contemporain. Traitant des origines du « homegrown » terrorism britannique et des réactions politiques inquiétantes qu’il suscite, sa sortie a presque coïncidé et fortement résonné avec les attaques qu’a connues Londres en juin 2017. Face à une œuvre littéraire renvoyant si évidemment à notre actualité immédiate, la seule surprise est l’absence de toute occurrence du terme « Brexit ». Cela s’explique par le choix de Shamsie de présenter un paysage politique britannique en partie fictionnel, puisqu’il est dominé par Karamat Lone, Home Secretary (ministre de l’Intérieur) conservateur et « d’extraction musulmane ». Les connaisseurs de la vie politique britannique y reconnaîtront un mélange de plusieurs figures du Parti Conservateur : Sajid Javid (actuel Secrétaire d’État au Logement, aux Communautés et au Gouvernement Local) et Sayeeda Warsi (benjamine de la Chambre des Lords) pour les origines pakistanaises, Theresa May pour la sévère politique intérieure et migratoire.

Renforcement des frontières et identités contradictoires

Dans Home Fire, les frontières géopolitiques et les papiers d’identité sont omniprésents. Le roman s’ouvre par l’interrogatoire serré d’Isma qui cherche à s’envoler vers les Etats-Unis et la reprise de ses études supérieures. En tant que fille d’un djihadiste mort lors de son transfert d’Afghanistan vers Guantanamo, elle est soumise, en dépit de sa bonne foi et de sa coopération impeccable avec les services de sécurité britanniques, à un contrôle aux frontières éprouvant et drastique.

Symétriquement, Home Fire s’achève en laissant le frère mort et la sœur vivante d’Isma en position d’attente à la frontière. Devant les caméras du monde entier, Aneeka, plus que jamais Antigone du xxie siècle, réclame justice. Elle veut que le gouvernement britannique l’autorise à rapatrier le corps de son frère Parvaiz au Royaume-Uni, terre où ils ont grandi et vécu avant que son jumeau ne se laisse berner par la propagande de Daesh. Karamat Lone, qui a retiré à Parvaiz sa nationalité britannique et s’oppose à Aneeka pour des raisons politiques autant que personnelles (il l’accuse d’avoir cyniquement séduit son fils Eamonn pour faciliter le retour de Parvaiz, son jumeau djihadiste, au Royaume-Uni) refuse obstinément, laissant le corps qu’il a privé de passeport, Aneeka et son fils aux portes de la « cité » Grande-Bretagne. Shamsie met donc en scène des frontières qui se creusent de plus en plus, au point qu’un de ses personnages pakistanais affirme d’un ton désabusé qu’en dépit de toute sa bonne volonté (il a bien pris garde de « ne télécharger aucun livre de Noam Chomsky »), son passeport « ne vaut pas plus que du papier toilette » quand il s’agit de voyager ou de vivre dans le reste du monde.

Roman d’un monde qui se ferme, Home Fire est aussi celui du doute identitaire qui étreint les British Muslims, quelle que soit l’attitude qu’ils ont adopté par rapport à ce qui leur tient à la fois de religion et d’origine. Les cas de Parvaiz, qui passe fort rapidement du statut de jeune Britannique fan d’Arsenal à celui de preneur de son djihadiste, et celui d’Eamonn, enfant riche et gâté qui ignore tout du pays d’origine et de l’ancienne religion de son père, sont malheureusement traités de manière trop rapide pour ne pas être caricaturale. Les caractérisations d’Isma et de Karamat Lone sont sur ce plan plus réussies. Alors même que la première s’est toujours efforcée d’être à la fois loyale à sa religion et à son pays (elle signale par exemple le départ de son frère à Raqqa aux services anti terroristes), il lui est impossible d’échapper à la suspicion des autorités de son pays. Elle a toutes les peines du monde à faire reconnaître son identité nationale et semble parfois y renoncer, comme l’illustre cet échange avec une policière au début du roman :

Vous sentez-vous Britannique ?
— Je suis Britannique.
— Mais vous sentez-vous Britannique ?
— J’ai vécu ici toute ma vie.

Un anti Soumission ?

Confronté à ce même dilemme entre Britishness et Muslimness, celui-là même qui conduit les médias à parler hypocritement de « terroristes musulmans détenteurs de passeports britanniques » plutôt que de « terroristes britanniques », Karamat Lore a tranché radicalement. Il s’est converti au catholicisme. Gagnant au passage le surnom de «  Lone Wolf  » (on souhaite bonne chance à l’hypothétique traducteur français qui devra trouver une traduction alternative à « loup solitaire », sobriquet mal troussé pour cet ennemi déclaré de la radicalisation et du djihadisme !), il s’est aliéné sa circonscription et sa communauté d’origine en dénonçant l’extrémisme de ses anciens coreligionnaires. En retour, ceux-ci le surnomment ironiquement « Monsieur Valeurs Britanniques, Monsieur Champion de la Sécurité, Monsieur J’ai Tourné Le Dos à Mes Origines ». Il va jusqu’à déclarer à la télévision nationale : « Si vous vous comportez différemment, vous serez traités différemment — pas à cause du racisme — mais parce que vous tenez à souligner votre différence au sein de notre Royaume-Uni multiethnique, multireligieux et multiple ». L’omission de l’adjectif « multiculturel » est significative : pour ce Home Secretary de papier, le multiculturalisme a vécu comme valeur britannique et ne semble plus un horizon souhaitable pour la société du Royaume-Uni.

La dénonciation par Karamat Lone des “langages, vêtements et manières de raisonner” qui tiennent selon lui les British Muslims à l’écart du reste de la nation britannique le place aux antipodes d’un autre homme politique d’origine musulmane et de fiction : Mohammed Ben Abbes, le président de la République que Michel Houellebecq mettait en scène dans Soumission (2015). Aussi charismatique et bon orateur que Lone, celui-ci parvenait cependant au pouvoir sans rien renier de ses origines, au point que son parti se nommait “La France musulmane” et qu’il proposait un programme de réconciliation de la société française autour de son islamisation générale. Ce n’est pas la seule divergence remarquable entre Soumission et Home Fire. Le ton farcesque et la désinvolture du premier contrastent singulièrement avec le désespoir sourd qui émane du second. Quand Michel Houellebecq n’hésite pas à dépeindre des affrontements violents entre groupes musulmans et identitaires, de même que Jean Rolin qui allait jusqu’à décrire une guerre civile entre ces deux partis dans son moins remarqué Les Evénements, Shamsie fait le choix de ne pas évoquer les attentats connus par la Grande-Bretagne après le 7 juillet 2005. Sur le sol britannique, loin des horreurs de Raqqa, la seule violence qui semble s’exercer est celle d’un Etat de plus en plus policier contre une partie de ses citoyens.

D’un point de vue géopolitique, Shamsie et Houellebecq imaginent des destins contraires pour leurs deux pays partant à vau-l’eau. Le Français suggère une dissolution de la nation France dans un nouvel Empire romain assez flou, largement élargi vers l’Est et le Sud, dont Mohammed Ben Abbes ne rechignerait pas à prendre la tête. Au contraire, Karamat Lone ne croit plus en rien sauf à la nation, et son catholicisme de façade dissimule mal à la fin du livre son mordant athéisme. Ses démêlés avec la diplomatie pakistanaise dans les dernières pages de Home Fire en font un dirigeant qui a décidé de jouer cavalier seul, quelles qu’en soient les conséquences internationales.

Pour Shamsie, l’abandon des valeurs de tolérance et d’ouverture par l’establishment conservateur n’est qu’une tendance inquiétante parmi d’autres de la vie politique du pays dont elle est désormais citoyenne. Dans son roman comme dans ses interventions médiatiques les plus récentes, elle dénonce avec la même force la diabolisation des minorités, la peur des « migrants » européens comme non européens et la surenchère sécuritaire, en particulier la multiplication des déchéances de nationalité prononcées de manière discrétionnaire par le Home Secretary au nom de la sécurité nationale contre des binationaux. Inscrite dans le droit britannique depuis le British Nationality Act de 1981, cette attribution est surtout utilisée depuis le passage de Theresa May au Home Office. Dans Home Fire, Shamsie imagine que Karamat Lore va plus loin et décide de l’étendre aux citoyens ne possédant que la nationalité britannique. A noter que l’Immigration Act adopté en 2014 par le Royaume-Uni n’exclut pas tout à fait cette possibilité dans la mesure où le Home Secretary peut priver de sa nationalité un citoyen britannique naturalisé parti faire le jihad, y compris s’il ne possède que cette seule nationalité. C’est l’occasion pour l’auteure qui a grandi durant la dictature militaire pakistanaise des années 1980 de lancer un avertissement clair : « Ce sont les despotes, pas les démocrates, qui créent des apatrides ».

Cri d’alerte d’une nouvelle citoyenne britannique « terrifiée » par la possible dérive autoritaire et sécuritaire dans laquelle la Grande-Bretagne post-Brexit est susceptible de s’engager et confiant se sentir parfois plus libre dans sa natale Karachi que dans sa bien-aimée Londres, Home Fire contient deux tragédies en une, comme si transposer Antigone à notre époque était surtout le prétexte auquel recourt Shamsie pour dépeindre la lente et fatale agonie de ce qui fut une grande démocratie européenne

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