1 – Qui est Navalny ?
Alexeï Anatolievitch Navalny est l’opposant le plus connu au président russe Vladimir Poutine. Il a rejoint le parti libéral « Yabloko » en 1999 lors des élections législatives au sein de l’équipe juridique du mouvement. Il a ensuite rapidement pris la tête de la branche du parti à Moscou, et a commencé à attirer l’attention au sein de l’organisation de « Comité de Protection des Moscovites » en proposant son aide juridique à des habitants tentant de lutter contre des constructions illégales dans la capitale. Par la suite, son rôle dans la création de NAROD, un mouvement national libéral opposé à Vladimir Poutine, a créé des tensions avec des membres de Yabloko et il a dû quitter le parti politique. Sa participation en 2008 à une marche nationaliste lui a été souvent reprochée par la suite. Il s’en expliquait plus tard dans les colonnes du Financial Times, indiquant qu’« il y avait alors un écart absolument énorme entre les niveaux de vie en Ouzbékistan et en Russie, [les Ouzbèkes] venaient ici en grand nombre. Je parlais de ce sujet parce que c’était une question centrale à l’époque » 1.
Il lance ensuite en 2010 le site Rospil visant à dénoncer la corruption au sein de l’État russe. Sa popularité va être décuplée, fin 2011, lors d’une vague de manifestations massives contestant la victoire aux législatives du parti du Kremlin « Russie Unie ». Sa désignation de ce parti comme le « parti des voleurs et des escrocs » devient le slogan du mouvement populaire.
Navalny va ensuite se classer en seconde position lors des municipales de 2013 à Moscou derrière le maire actuel Sergueï Sobianine. Depuis, il a multiplié les séjours en prisons, fait face aux interdictions de se présenter aux élections et il a bâti sa popularité grâce à des vidéos dénonçant la corruption à la tête de l’état, notamment de l’ancien président et premier ministre Dmitry Medvedev – dans une vidéo visionnée plus de 30 millions de fois.
2 – Ses initiatives
Ces dernières années, Alexeï Navalny et sa Fondation anti-corruption (FBK) ont lancé diverses initiatives. On peut notamment relever la création d’un syndicat en 2019, permettant aux employés du secteur public de demander les augmentations de salaires promises par le Président Poutine. Il a également lancé l’idée en 2018 du « vote intelligent », consistant à voter pour le candidat le mieux positionné pour battre un représentant de « Russie Unie ». L’influence du « vote intelligent » lors des élections est toutefois sujet à débat.
En septembre 2020, lors des élections régionales, le bras droit de Navalny, Leonid Volkov, a indiqué que la stratégie avait permis de remporter 16 sièges sur 27 au sein du parlement de la ville de Tomsk 2. Toutefois, la démarche a également poussé à voter pour des candidats de l’opposition dite « systémique », c’est-à-dire qui acceptent la domination du Kremlin, tel que le parti communiste, aux dépens de candidats indépendants plus proches de la position d’opposition radicale adoptée par Navalny et le FBK.
3 – Quelle est sa popularité ?
Il est difficile de juger la popularité de l’opposant. Selon un sondage réalisé en mai 2020 par le centre indépendant Levada, seulement 4 % des russes désignaient l’opposant comme un des cinq politiciens dans lesquels ils avaient confiance 3. À titre de comparaison, le score de Poutine s’élevait alors à 20 %. Ce faible score de Navalny est fréquemment utilisé par des soutiens au régime, voire par les comptes Twitter des missions diplomatiques russes, pour minimiser son influence de l’opposant. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, tente de la même façon de minorer les actions de Navalny en le qualifiant de simple « blogueur ».
Toutefois, cette faible popularité de l’opposant dans ce sondage ne doit pas être comprise de façon binaire entre Poutine et Navalny et ne se traduit donc pas forcément en soutien pour le Kremlin. En outre, après son empoisonnement, un sondage daté de septembre indiquait que 20 % de la population soutenait les activités de Navalny, soit une hausse de 11 % en un an, contre 50 % de rejet 4.
Il est également essentiel de rappeler que Navalny dispose d’une très faible couverture médiatique dans les médias proches du pouvoir. Les émissions à son sujet sont très critiques et souvent composées de fausses informations. Dans le même temps, les vidéos de l’opposant sur Youtube dénonçant la corruption sont visionnées plusieurs millions de fois en l’espace de quelques heures et les émissions réalisées par son équipe évoquant des sujets tels que l’économie russe sont suivies par des centaines de milliers de spectateurs.
Comme le souligne l’économiste Konstantin Sonin, « personne ne sait combien de voix récolterait Navalny s’il prenait part à l’élection présidentielle. Cependant une estimation approximative basée sur l’audience de ses vidéos Youtube suggère qu’il serait un véritable challenger » 5. Enfin, une étude signale également que l’influence de Navalny n’est pas négligeable : les articles de blog de Navalny ont eu un effet négatif important sur la performance boursière des entreprises qu’il mentionnait dans ses posts 6.
4 – La tentative d’assassinat
Alexeï Navalny a été admis à l’hôpital d’Omsk le 22 août. Il a ensuite été transporté, non sans délai, à Berlin. Malgré les affirmations des médecins russes qu’aucune trace de poison ne se trouvait dans les analyses de l’opposant, des laboratoires allemand, français et suédois ont confirmé que l’opposant avait bien été victime d’un agent neurotoxique de type Novichok, similaire à celui utilisé en mars contre l’agent double travaillant pour les services Britanniques, Sergueï Skripal.
Les dirigeants européens ont condamné la « tentative d’assassinat » contre Navalny et en octobre des sanctions ont été adoptées contre des proches du président Vladimir Poutine. En outre, après son rétablissement, Navalny a révélé dans une vidéo faite sur la base d’une enquête réalisée par le site Bellingcat et plusieurs médias internationaux l’identité des agents du FSB (service de sécurité russe, successeur du KGB) qui ont tenté l’empoisonner. En décembre, Navalny a piégé un de ces agents en se faisant passer pour un adjoint du chef du conseil de sécurité nationale, Nikolaï Patrouchev, lors d’un appel téléphonique. Navalny a ainsi révélé au grand jour la manière dont l’opération avait été conduite dans les moindres détails.
5 – Pourquoi Navalny a-t-il décidé de revenir en Russie ?
Dans une vidéo diffusée le 13 janvier, l’opposant a annoncé son retour en Russie. Il connaissait bien évidemment les risques qu’il encourait en faisant ce choix : une enquête a été ouverte le 29 décembre pour « fraude à grande échelle » sous l’inculpation d’utilisation des donations récoltées par le FBK à des fins privées. En outre, l’administration pénitentiaire avait émis la menace de transformer une ancienne peine de sursis, liée à une affaire impliquant l’entreprise française Yves Rocher, en peine réelle. Dans ces conditions, pourquoi l’opposant a-t-il fait le choix de revenir en Russie ?
En restant en Europe, Navalny avait rejoint les rangs des opposants au régime de Poutine en exil, tels que Vladimir Ashourkov, directeur exécutif de FBK ou l’oligarque Mikhail Khodorkovsky, qui organisent des événements à Londres, Paris, Bruxelles mais ne pèsent pas sur la politique russe au niveau domestique. Navalny a toujours lutté pour devenir l’opposant numéro 1 au Kremlin, il a acquis ce statut au fil de ses vidéos et après son empoisonnement mais il ne pouvait le conserver depuis une capitale occidentale. En revenant, Navalny a amené le Kremlin à mettre en place un important dispositif de sécurité, à fermer la place Rouge et à détourner l’avion dans lequel il se trouvait. En somme, Navalny s’est placé au centre du jeu politique et a créé un événement, au sens arendtien du terme, c’est-à-dire une interruption des processus de routine, et donc en rupture avec la stabilité si chère au Kremlin.
6 – Que risque-t-il ?
Navalny a été arrêté à son retour en Russie. Il a été ensuite jugé dans un commissariat par un tribunal réuni à la hâte. Il a été condamné à 30 jours de détention en attente d’un second procès où il risque trois ans et demi de prison pour avoir rompu les conditions de la peine de prison avec sursis dont il a écopé en 2014. Toutefois, il n’est pas improbable que Navalny sorte à la fin des 30 jours : garder l’opposant en captivité risquerait de le transformer en martyr, il a déjà été comparé à Nelson Mandela par ses soutiens.
La libération de l’opposant permettrait au Kremlin de revenir à la situation pré-coronavirus de la politique russe : l’opposant reprendrait ses activités, le régime aura entre-temps signalé à nouveau à l’ensemble de la population le risque de prendre part à l’opposition. Dans tous les cas, le régime s’est offert 30 jours de répit pour prendre une décision et a évité de déclencher des manifestations en infligeant tout de suite une peine plus conséquente.
7 – Le Kremlin a-t-il peur de Navalny ?
Les soutiens de Navalny estiment que le Kremlin, en prenant la décision de l’enfermer, a révélé ses faiblesses et la peur que l’opposant suscite chez le président russe. Ce point de vue exagère sans doute la menace qu’il représente pour le régime. Toutefois, davantage que Navalny en tant qu’individu, il est possible d’estimer que le Kremlin craint ce que Navalny représente : le changement et les mouvements populaires. L’opposition du régime russe aux révolutions a été démontrée à maintes reprises, en Ukraine, en Syrie ou au Venezuela.
8 – Quelles ont été les réactions à l’intérieur du pays ?
En ce qui concerne l’opposition, l’empoisonnement et l’arrestation de Navalny ont entraîné des manifestations de taille très limitée : une centaine de personnes seulement se sont réunies dans le froid moscovite devant l’entrée de l’aéroport où devait atterrir Navalny. Les nombreuses lois adoptées par le Kremlin afin de limiter les manifestations expliquent en grande partie cette faible mobilisation populaire.
Du côté du Kremlin, Dmitri Peskov, le porte-parole, dans son style habituel, a feint d’ignorer que Navalny avait été arrêté : « Je vous demande pardon, Navalny a été arrêté… En Allemagne ? Je ne suis pas au courant. ». Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères, a pour sa part estimé que les pays occidentaux utilisaient l’affaire pour détourner l’attention de leurs problèmes domestiques. Il a également dénoncé les ingérences occidentales dans les affaires internes russes et a comparé les critiques de la nouvelle administration Biden aux accusations « sans preuve » d’ingérence russe dans la diplomatie américaine lors des élections de 2016.
9 – Les réactions au niveau international
Après l’arrestation de Navalny, les réactions occidentales ne se sont pas fait attendre. Le Quai d’Orsay a exprimé sa « très forte préoccupation » et a appelé à sa libération immédiate. Le président du Conseil européen Charles Michel a émis un communiqué similaire sur son compte Twitter. Les pays baltes, adeptes d’une ligne dure contre Moscou, ont appelé à l’adoption de nouvelles sanctions contre la Russie et à l’intervention du Conseil de l’Europe. Vladimir Ashurkov du FBK a publié une liste de huit membres de l’élite politique et économique russe que Navalny voudrait voir sanctionner 7. Cette liste comprend notamment le propriétaire du club de football de Chelsea Roman Abramovitch ou encore le ministre de la santé Mikhaïl Mourashko, accusé d’avoir posé des obstacles à l’évacuation de Navalny.
10 – Navalny, un premier test dans les relations entre l’administration Biden et Vladimir Poutine ?
Le futur conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan a estimé que « M. Navalny [devait] être libéré immédiatement, et [que] les auteurs de cette attaque scandaleuse contre sa vie [devaient] être tenus responsables ». Joe Biden souhaite s’afficher en rupture avec Donald Trump et remettre la protection des droits de l’homme au premier plan.
Toutefois, l’administration américaine a de nombreux dossiers à traiter avec la Russie : renouvellement du Traité New Start de réduction des armes stratégiques qui doit prendre fin en février, accord sur le nucléaire iranien, régulation dans le domaine cyber ou encore l’accord de ciel ouvert que l’administration Trump a quitté l’an passé, suivi par la Russie début janvier 2021. Ainsi, la réaction de Joe Biden en cas d’adoption d’une peine plus longue contre Navalny au terme de la peine de 30jours pourrait donner le ton des relations entre la Russie et les États-Unis durant le mandat du successeur de Donald Trump.
Sources
- Max Seddon, “Alexei Navalny : ‘Why don’t they come and sit in jail with me ?’”, Financial Times, 22 Novembre 2019.
- “Russia’s weekend regional election results, in a nutshell”, Meduza, 14 Septembre 2019
- “ДОВЕРИЕ ПОЛИТИКАМ”, Levada Centre, 29 Mai 2020
- Liana Semchuk, “Russia : Alexei Navalny’s return adds to an already challenging year for Vladimir Putin”, The Conversation, 20 janvier 2021.
- Konstantin Sonin, “Что делать с Алексеем Навальным”, VTimes, 18 Janvier 2021
- Ruben Enikolopov, Maria Petrova et Konstantin Sonin, “Social media and corruption : Evidence from a Russian blog”, VoxEu,20 Juin 2016.
- “Navalny Ally Names Kremlin Critic’s Top 8 Sanctions Targets”, Moscow Times, 18 jnvier 2021.