Le premier volet de cette enquête en deux parties est à retrouver ici.

Trump a ouvert aux États-Unis le plus large débat sur la politique étrangère depuis des décennies, après avoir été élu en 2016 notamment sur sa promesse de redéfinir le rapport américain au monde. Sa réponse, « America First », a bousculé certains postulats de l’action extérieure du pays, et placé au cœur du débat démocrate la question du lien entre politique étrangère et politique intérieure. Après un premier volet consacré à la doctrine Trump, ce deuxième volet s’intéresse à la vision, ou plus précisément aux visions démocrates en politique étrangère : la doctrine Biden n’existe pas encore, et ne se cristallisera qu’à l’épreuve du pouvoir et des événements des prochaines années. Mais elle se construit à partir d’un héritage Trump qu’elle ne reniera pas entièrement.

Reconstruire après Trump

Le camp démocrate partage le diagnostic trumpien d’une crise de la politique étrangère américaine. La spécificité de 2016, au-delà de Trump, était liée à la spécificité du moment pour la politique étrangère, cristallisant une double crise, et en particulier une crise interne de légitimité de la politique étrangère : le fait que les Américains ne soutenaient plus, et ne comprenaient plus l’action extérieure du pays. Les élites démocrates spécialistes de politique étrangère ont perçu cette crise, et ont passé quatre ans à tenter d’en tirer les conséquences. 

C’est ainsi qu’il faut comprendre le slogan « Build back better » de la campagne Biden : reconstruire mieux et différemment, comme après un cataclysme naturel. L’expression est le leitmotiv du nouveau conseiller à la sécurité nationale nommé par Biden, Jake Sullivan, qui l’employait déjà en janvier 2019. Il ne s’agit pas d’un rappel du truisme démocrate répétant depuis longtemps que la puissance extérieure doit reposer sur la puissance intérieure : la vague populiste est passée par là, et c’est bien d’une réflexion sur 2016 et le vote Trump que partent les démocrates d’aujourd’hui.

La doctrine Biden n’existe pas encore, et ne se cristallisera qu’à l’épreuve du pouvoir et des événements des prochaines années. Mais elle se construit à partir d’un héritage Trump qu’elle ne reniera pas entièrement.

Maya Kandel

Au cœur de la formule, porté par le même Sullivan, on retrouve ce diagnostic selon lequel les Américains ne soutiennent plus la politique étrangère parce qu’ils ont le sentiment qu’elle ne sert plus leurs intérêts : ce qui conduit au deuxième slogan de l’ère Biden, déjà porté par Elizabeth Warren pendant les primaires, c’est-à-dire la volonté de faire « une politique étrangère pour les classes moyennes » (américaines, évidemment). C’est aussi le titre d’un rapport du think tank Carnegie, publié fin septembre mais fruit d’un travail de plusieurs années loin de Washington, pour sonder les Américains du « cœur du pays » sur leur vision et leurs attentes vis-à-vis de la politique étrangère : ce rapport, justement intitulé «  Making Foreign Policy Work for the Middle Class  » appelle à repenser le rôle international du pays ; parmi ses co-auteurs, on retrouve Jake Sullivan.

La nouvelle administration démocrate hérite d’autres éléments, grâce à Trump encore, qui a permis, justement parce qu’il n’était pas expert (euphémisme) et qu’il voulait bousculer le système, de remettre en question certains postulats : c’est ici que l’on retrouve l’autre slogan commun aux deux partis, la « fin des guerres sans fin » au Moyen-Orient, autre manière de clore la période post-11 septembre 2001 (l’accélération des annonces de retrait – Afghanistan, Irak, Somalie – depuis la défaite de Trump arrange bien les démocrates, qui ont moins protesté que leurs homologues républicains). Il convient également de citer ici la remise en question du libre-échange sur fond de critique populiste de droite comme de gauche, considérant que la mondialisation a beaucoup plus bénéficié aux multinationales et à leurs profits qu’aux intérêts des citoyens (même si les consommateurs ont pu acheter pour moins cher). Ajouté à la fin du rôle américain de « gendarme du monde », déjà rejeté par Obama au prétexte de moyens décroissants, c’est bien la période post-guerre froide qui se referme aussi pour les démocrates, avec le constat partagé de l’échec du principe directeur pour la politique étrangère américaine depuis 1990 qui postulait l’idée que l’inclusion des rivaux dans le système international allait en faire des partenaires responsables (voire, idéalement, des démocraties libérales) : la Chine et la Russie ne sont devenues ni l’un ni l’autre, tandis que la puissance relative américaine a décliné face à l’ascension des émergents, à commencer par la Chine. C’est également par ce biais que l’on peut comprendre l’invocation par les deux camps d’un « réalisme » longtemps vilipendé dans l’intelligentsia de politique étrangère : «  réalisme avec des principes  » dans la doctrine Trump (formule utilisée dans la stratégie de sécurité nationale de 2017), «  réalisme progressiste  » pour la gauche du parti démocrate, qui sonne dans les deux cas comme l’admission des limites de la puissance américaine.

La vision démocrate se distingue de la doctrine Trump sur deux caractéristiques centrales : les menaces et les moyens (le point de départ et le cœur de la stratégie). La première divergence stratégique tient non seulement à la hiérarchie des menaces, mais aussi plus profondément à leur nature. Le programme démocrate insiste sur les menaces globales et transnationales, largement ignorées par les républicains, et place même au sommet comme menace « existentielle » – au même niveau que le communisme pendant la guerre froide – non pas la Chine, mais le changement climatique. La divergence sur les moyens découle principalement de cette vision plus large des menaces, puisque la coopération internationale devient une condition nécessaire pour y faire face là où l’administration Trump avait fait de l’unilatéralisme (ou du bilatéralisme) son approche unique des relations internationales. Elle retrouve l’insistance démocrate traditionnelle en faveur de la diplomatie et contre une militarisation excessive de la politique étrangère américaine. Le multilatéralisme en découle pour les démocrates, comme méthode mais aussi comme principe, celui fondé sur la conviction que les alliés et partenaires constituent toujours le principal multiplicateur de puissance des États-Unis sur la scène internationale. Cette perspective ne contredit en rien le fait qu’un président américain ait pour priorité la défense des intérêts américains, et n’empêchera pas une approche plus nationaliste ou patriotique de la définition de ces mêmes intérêts ; mais elle sous-entend l’existence d’une communauté internationale – existence que l’équipe Trump avait d’emblée niée par la voix de son deuxième secrétaire à la sécurité nationale, H. R. McMaster. Une telle approche s’oppose également à la vision hobbesienne de l’homme d’affaire Trump, pour qui les relations internationales ne pouvaient être qu’un jeu à somme nulle : les démocrates considèrent que l’on peut mettre en avant ses intérêts sans nécessairement nuire à ceux des autres, voire en les faisant avancer également. Enfin, Biden et son cercle rapproché souhaitent également rebâtir une assise bipartisane à la politique étrangère, afin de garantir la stabilité des grandes orientations extérieures du pays : cela répond à un souci d’efficacité, mais aussi au fait que le principal danger de la polarisation de la politique étrangère est la perte de confiance des partenaires face à l’instabilité chronique des engagements internationaux des États-Unis depuis la fin de la guerre froide.

Le programme démocrate insiste sur les menaces globales et transnationales, largement ignorées par les républicains, et place même au sommet comme menace « existentielle » – au même niveau que le communisme pendant la guerre froide – non pas la Chine, mais le changement climatique.

Maya Kandel

Repolitiser la politique étrangère

Le fil conducteur de la réflexion démocrate, conséquence logique de la polarisation de la politique étrangère américaine, est celui de la repolitisation de la politique étrangère dans son ensemble, y compris dans la définition des intérêts nationaux. Sullivan évoquait, dans son article de 2019, un échange symptomatique avec l’économiste Jennifer Harris qui lui demandait pourquoi son administration suivait pourtant exactement la même politique économique internationale, alors que la politique étrangère d’Obama se voulait en rupture avec celle de Bush. Cette critique évoquant le déclencheur de la critique populiste de la politique étrangère (rejet du TINA, There Is No Alternative, autre nom du consensus néolibéral prévalant des années 1980 jusqu’à sa critique récente), rappelle la nécessité de l’étude du socle électoral de la politique étrangère, car les enjeux intérieurs et extérieurs sont imbriqués – ce que savent les citoyens. Elle pose la nécessité de repenser la nature et la place de la politique économique internationale au cœur de la stratégie, sujet sur lequel les mêmes Sullivan et Harris ont également planché dans un article au titre original prémonitoire (Neoliberalism is finished), remettant en question les postulats néolibéraux qui guident la politique économique depuis l’ère Reagan-Thatcher.

L’ambition de balayer ce que d’autres appellent le « consensus de Washington » survivra-t-elle aux contraintes politiques américaines ? On peut se poser la question, tant au regard des conditions politiques actuelles à Washington, qu’en raison de la multiplicité des points de vue démocrates. Thomas Wright, analyste de la Brookings Institution à Washington, a proposé une dichotomie entre restauration ou réforme comme grille d’interprétation de la politique étrangère de Biden, considérant que le débat principal prend place  au sein des cercles centristes, entre fidèles de la ligne Obama (restauration) et volonté de droit d’inventaire (réforme). On est tenté d’y ajouter « révolution » afin de prendre en compte le poids des progressistes de la tendance AOC-Sanders (les Warrenistes étant plutôt du côté des réformateurs de la grille Wright) dans le débat de politique étrangère. Le fait que la gauche de la gauche démocrate entende peser dans le débat de politique étrangère est déjà un fait nouveau qui oriente les choix de  la prochaine administration. La différence se jouera, pour le monde comme pour les Américains, sur la politique économique internationale, notamment commerciale, en particulier dans ses déclinaisons sur la technologie et le climat. Avec en aiguillon la question chinoise, comme pour la doctrine Trump – aiguillon qui pourrait devenir le moteur voire la continuité principale, en raison des conditions politiques des États-Unis contemporains mises en lumière par les scrutins de 2020 : une très nette victoire démocrate au niveau national, mais un socle électoral trumpiste consolidé et élargi, se traduisant en terme politique par un rapport de force quasi-égal, avec peut-être le maintien d’un Sénat républicain (réponse après le 5 janvier 2021 et les résultats des deux seconds tours des sénatoriales en Géorgie). Or l’agenda très ambitieux de Biden doit passer par la voie législative. Ses marges de manœuvre dépendront donc largement de ce « troisième tour » de l’élection, les deux sénatoriales de Géorgie, qui détermineront l’équilibre politique au sein du Sénat.

Si ses marges de manœuvre sont limitées sur le plan intérieur par un Sénat républicain, Biden pourrait être poussé à agir davantage à l’international où l’action du Président est moins contrainte par le Congrès. Néanmoins, l’administration devra composer d’une part avec les deux pôles d’un parti républicain tiraillé entre tendances trumpistes à l’isolationnisme et partisans d’un internationalisme militariste désormais anti-chinois, et se heurtera d’autre part aux divisions du camp démocrate sur la politique étrangère. La recherche d’un appui bipartisan pourrait surtout durcir la politique chinoise de l’administration Biden, avec des conséquences pour le positionnement européen et l’évolution de la relation transatlantique.

l’agenda très ambitieux de Biden doit passer par la voie législative. Ses marges de manœuvre dépendront donc largement de ce « troisième tour » de l’élection, les deux sénatoriales de Géorgie, qui détermineront l’équilibre politique au sein du Sénat.

Maya Kandel

Redéfinir la sécurité nationale : l’offensive progressiste

La pandémie et l’année 2020 ont mis en lumière l’ampleur des mouvements nés ou ayant pris leur essor depuis le début de la présidence Trump, et surtout permis leur cristallisation en une mobilisation populaire de masse après la diffusion de l’assassinat de George Floyd. Ce sont en effet bien le confinement, la mise au chômage forcée et les effets de la pandémie qui ont non seulement nourri la frustration mais aussi permis la prise de conscience et les manifestations massives, inhabituelles et historiques de la population américaine. Les mobilisations ont rassemblé bien au-delà des militants de Black Lives Matter, ont illustré les liens et convergences de ces mouvements (du Sunrise Movement au Working Families Party en passant par les Justice Democratset de nombreux groupes féministes, ethniques, LGBTQA+, etc.), et ont montré la force des « nouveaux activistes » – pour citer l’expression de l’excellent livre de Mathieu Magnaudeix, mouvements nés ou qui ont pris un essor remarquable pendant les quatre ans de présidence Trump. Ces évolutions ont transformé la candidature Biden, obligeant le candidat à associer étroitement les progressistes à l’élaboration de son projet, avec la mise en place de groupes de travail entre son équipe et celle de Sanders, et plus largement à sa future administration, avec le recrutement au sein de son état-major rapproché de personnalités issues des minorités ethno-raciales. Sans l’arrêt des primaires et le renoncement et ralliement clair de Sanders dès mars 2020, on peut imaginer que le camp démocrate n’aurait pas abordé la campagne générale dans le même état, et on n’aurait sans doute pas connu une telle collaboration pendant la campagne entre les deux ailes ennemies. Cette transformation a d’abord touché le programme économique et notamment climatique de Biden à la mi-juillet, programme adoubé par le Sunrise Movement, qui critiquait vertement le projet Biden quelques mois auparavant.

L’offensive progressiste pour mettre en place de véritables changements systémiques s’est manifestée aussi en politique étrangère. Cet aspect marque une rupture chez les démocrates – signe de la sortie de l’ère post-guerre froide – au-delà même d’une remise en question de ce qui avait guidé l’attitude de la gauche pendant la guerre froide au moins jusqu’à la guerre du Vietnam : l’acceptation d’un cantonnement à la politique intérieure, laissant aux experts stratégistes la conduite des affaires extérieures en raison de l’impératif supérieur de lutte contre l’Union soviétique ; la politique étrangère se voulait à l’époque aussi au service des classes moyennes car garantissant la croissance économique (ce qui était globalement le cas à l’époque). Après le Vietnam, la gauche de la gauche s’était alors retrouvée sur une position pacifiste et antimilitariste, sans pour autant investir la politique étrangère au-delà de l’opposition pure et simple. Après la guerre froide, certains pacifistes historiques, comme le représentant Ron Dellums, avaient même rejoint les partisans des interventions humanitaires, en particulier pendant les années 1990 (Bosnie, Haïti). En 2016, Sanders négligeait encore relativement la politique étrangère. Les primaires démocrates de 2019 au contraire ont été l’occasion de débats passionnants sur la définition d’une politique étrangère de gauche. Cette évolution est révélatrice des ambitions et du poids croissants de l’aile progressiste dans le débat d’idées démocrate, et de la stratégie, notamment du groupe des Justice Democrats, de peser de l’intérieur du système. Après de nouvelles victoires progressistes aux primaires 2020, la défaite à New York du représentant Elliot Engel (président de la Commission des affaires étrangères de la Chambre) a donné lieu à un courrier de près de 70 organisations progressistes, habituellement concentrées sur la politique intérieure, plaidant pour que la présidence de cette Commission décisive traduise les idées progressistes dans la politique étrangère américaine : « retenue et réalisme progressiste », réévaluation des outils de la politique étrangère (diplomatie, interventions militaires, sanctions…) et redéfinition des objectifs (lutte contre la corruption, protection de la biodiversité, traitement des alliés et adversaires…).

Les primaires démocrates de 2019 au contraire ont été l’occasion de débats passionnants sur la définition d’une politique étrangère de gauche. Cette évolution est révélatrice des ambitions et du poids croissants de l’aile progressiste dans le débat d’idées démocrate, et de la stratégie, notamment du groupe des Justice Democrats, de peser de l’intérieur du système.

Maya Kandel

Dès sa nomination, Jake Sullivan a annoncé vouloir élargir la définition de la notion de «  sécurité nationale » qui détermine les objectifs de l’action internationale du pays. L’évolution la plus intéressante pour l’instant est le choix porté vers John Kerry en tant qu’envoyé spécial sur le climat et, surtout, la décision de lui donner un siège et donc une voix au Conseil de sécurité nationale à la Maison Blanche, au cœur de l’élaboration de la politique étrangère. Le signal est clair et a été rappelé aussi bien par Kerry que par Sullivan lors de leurs nominations respectives : le changement climatique doit être intégré à la réflexion sur la sécurité nationale, et la diplomatie climatique sera au cœur de la politique étrangère. S’il y a un sujet où Européens et Américains devraient être des alliés naturels, c’est bien celui du climat ; cette prise en compte du climat se retrouve d’ailleurs aussi bien sur tous les sujets de politique intérieure, de l’agriculture aux transports et infrastructures, «  l’ambition climatique  » étant apparemment un critère de recrutement dans l’équipe Biden. C’est aussi un sujet sur lequel la conversation doit inclure la Chine, et ouvre des horizons passionnants (défrichés ici par Pierre Charbonnier), pour transformer la réflexion géopolitique et géoéconomique, y compris pour l’Europe qui devrait s’en saisir. C’est là aussi que se jouera une partie de l’ambition de l’administration Biden.

Un aspect crucial – notamment pour l’Europe – sera certainement le rôle de Janet Yellen, nommée au poste de secrétaire au Trésor et qui sera responsable à ce titre de la diplomatie économique de l’administration Biden. Son mot d’ordre sera selon toutes probabilités également hérité de Trump, qui a remis au goût du jour les principes géoéconomiques définis par Edward Luttwak au sortir de la guerre froide : la sécurité économique est la sécurité nationale. Dans cette optique, la sécurité économique prime sur les alliances géopolitiques, et non l’inverse. Yellen jouera également un rôle de premier plan sur la politique chinoise, puisque les éléments les plus déterminants mis en place par l’administration Trump l’ont été par le Trésor (liste d’entités et sanctions extraterritoriales en général). Or Yellen jouera évidemment un rôle crucial pour la politique intérieure, étant donné l’enjeu central des questions de taxation intérieure et internationale dans le programme Biden. Elle aura la maîtrise du sort des décrets et réglementations mis en place par l’administration Trump après le vote de la réforme fiscale par le Congrès républicain fin 2017, concernant notamment la taxation des multinationales. Son tandem avec la nouvelle responsable du commerce à la Maison Blanche, Katherine Tai, sera certainement un élément-clé de la relation transatlantique à venir.

Un aspect crucial – notamment pour l’Europe – sera certainement le rôle de Janet Yellen, nommée au poste de secrétaire au Trésor et qui sera responsable à ce titre de la diplomatie économique de l’administration Biden.

Maya Kandel

Repenser les relations internationales au XXIe siècle : le défi chinois, l’urgence climatique

La Chine divise les démocrates (comme les républicains), et ce jusqu’au sein du camp progressiste : entre ceux qui refusent une nouvelle guerre froide mais entendent lutter contre un axe autoritaire international, et ceux qui préfèrent se concentrer sur les enjeux de coopération et un désengagement militaire américain. Autour de Biden pourtant, nombre sont ceux qui, notamment dans la communauté stratégique, considèrent le défi chinois à la superpuissance américaine comme le défi majeur pour la politique étrangère des Etats-Unis au XXIe siècle, et comme le seul moyen de reconstruire une politique étrangère solide et fiable car bipartisane. Certains vont même au-delà, voyant dans la question chinoise le meilleur moyen pour Biden, en cas de Sénat républicain, de faire de la politique étrangère et de la politique intérieure : une forme d’inversion de l’adage du sénateur Vandenberg (politics stops at the water’s edge, qui signifiait que l’intérêt national était supérieur à – et indépendant de – tout positionnement politique intérieur donc partisan) ; la Chine, comme seul point de convergence politique intérieure, devenant alors le prétexte de la politique intérieure (pour la politique commerciale, technologique, les infrastructures… le tout sous le parapluie de la compétition avec la Chine). Ce ne serait évidemment pas la première fois dans l’histoire américaine qu’un événement extérieur servirait de prétexte à la transformation intérieure, les exemples historiques de Hamilton à Roosevelt et Reagan étant nombreux. Mais ce serait aussi un retour à une gestion « technocratique », soi-disant « neutre » politiquement, de la politique étrangère et des intérêts nationaux – précisément le cœur de la contestation actuelle.

Dans un excellent article recensant plusieurs ouvrages récents, l’économiste Adam Tooze rappelait que la fin de la période post-guerre froide refermait aussi la période où les États-Unis avaient cru pouvoir considérer les sphères économiques et stratégiques comme artificiellement séparées ou indépendantes l’une de l’autre : dans la thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire, il y avait en effet cette idée que la croissance économique grâce à la mondialisation pouvait être « géopolitiquement neutre ». La page est tournée sur ce qui n’a jamais été qu’une fiction reposant sur l’idée que la mondialisation américaine était, comme l’hégémonie américaine, nécessairement « bienveillante », et sur l’euphorie mondialisatrice liée à la fin de la guerre froide. Dans la communauté stratégique américaine, c’est bien la réalité et « l’énormité » (comme la qualifiait justement Fareed Zakaria) de la puissance chinoise qui explique le tournant stratégique de l’ère Trump, l’adoption d’une posture hostile – beaucoup plus que l’inquiétude pour le déficit commercial ou les disparition des emplois non qualifiés des cols bleus de la Rust Belt. C’est ainsi qu’il faut comprendre le retour en grâce du concept de « géoéconomie », que Luttwak avait avancé justement à la fin de la guerre froide. Le Pentagone en est conscient depuis quelques temps déjà, et le lien entre sécurité nationale et sécurité économique est omniprésent dans la stratégie de défense 2018. La question du leadership technologique et de l’avenir d’internet est au cœur de cette nouvelle approche.

Alors que les dirigeants américains (et européens) viennent seulement d’admettre le lien entre la mondialisation des démocraties de marché portée par les administrations Clinton et Bush et la régression démocratique actuelle dans le même espace euro-atlantique, le projet chinois concurrent de Routes de la Soie concerne une part croissante de l’humanité et son modèle techno-autoritaire de gouvernement s’exporte dans le monde entier. Le réveil américain est-il advenu trop tard ? Adam Tooze conclut sur la nécessité de penser et passer à l’étape suivante, imaginer une forme de détente sous fond de nouvelle ère marquée par la prise de conscience du défi existentiel posé par l’anthropocène – la pandémie 2020 étant le signe que cette ère a commencé. La question est alors de savoir si les Américains et les Européens, qui pourraient jouer là un rôle véritablement géopolitique, vont se donner les moyens de devenir eux-mêmes ce qu’il réclamait des Chinois : des partenaires responsables et compétents, attachés à gérer – si ce n’est résoudre – les risques et défis de cette nouvelle ère.