Écartons d’abord une illusion : une réélection de Donald Trump n’aurait nullement servi le projet d’une Europe plus cohérente et plus autonome, comme on l’entend parfois.
Il est probable en effet qu’une administration Trump II serait passée à la vitesse supérieure dans la guerre commerciale avec l’Europe et le découplage stratégique sur le plan militaire. La tentation aurait été grande, dans beaucoup de capitales européennes, de chercher à sauvegarder ses intérêts nationaux par des accords séparés avec Washington.
Il est vrai que l’arrivée d’une administration démocrate peut aussi générer des ferments de divisions entre Européens, les lignes de fracture passant parfois à l’intérieur de certains pays. C’est ce qu’illustre la passe d’armes, par éditos interposés (sur le site Politico), entre la ministre de la Défense allemande, Mme Kramp-Karrenbauer (AKK) et une brillante porte-parole des Verts au Bundestag, Mme Franziska Brantner.
Dans sa contribution, AKK croit opportun de dénoncer « l’illusion de l’autonomie stratégique ». Son propos est de rappeler avec force que « l’Europe a toujours besoin de l’Amérique » pour sa sécurité. Personne ne conteste ce point en Europe – les Français moins que les autres, qui ne cachent pas leur souhait d’un réengagement américain dans les crises qui affectent la sécurité européenne (Sahel, Levant, Méditerranée orientale mais aussi Balkans ou États baltes). On ne peut donc comprendre le message d’AKK que comme un appel à un retour à une mythique orthodoxie atlantiste et un étonnant signal de défiance à l’égard de la France.
L’édito de la ministre allemande a été publié le 2 novembre, à un moment où l’on pouvait penser que Joe Biden allait vers une victoire écrasante. Quelques jours plus tard, il y a lieu de bien mesurer la portée exacte du succès des Démocrates : ceux-ci sont en voie de chasser Donald Trump de la Maison-Blanche mais le trumpisme reste bien vivant. Donald Trump a réussi à mobiliser sur son nom plus de voix qu’en 2016. Surtout, la position des Républicains sortira vraisemblablement renforcée des élections à la Chambre et à peine effritée du scrutin pour le Sénat. Il faudra attendre janvier pour savoir si – à un siège près probablement – les Démocrates contrôlent ou non le Sénat.
Ainsi, une Europe certes en proie à des divisions devra travailler avec une Amérique elle-même profondément divisée. Il n’est pas sûr que l’administration Biden-Harris – compte tenu de l’incertitude sur la majorité au Sénat – disposera des moyens d’agir à la hauteur des extraordinaires défis du moment. De surcroît, une nouvelle alternance est possible dès les élections de 2024, entraînant de nouveaux zig-zags dans la politique étrangère de Washington.
En toute hypothèse, s’il faut espérer que Joe Biden pourra rétablir l’image des États-Unis dans le monde, la capacité d’influence de ceux-ci, après la séquence Bush II/ Obama/ Trump, doit être considérée comme irréversiblement diminuée.
Autrement dit, l’argumentation du courant « anti-autonomie » ou « anti-souveraineté européenne » sort affaiblie de ce que l’on sait pour l’instant des choix faits par le peuple américain lors des élections du 3 novembre. Une autre idée devient au contraire de plus en plus crédible : c’est en se montrant capables de peser, détenteurs de vrais leviers, déterminés à agir que les Européens peuvent retenir l’engagement des Américains envers la sécurité de l’Europe.
Allons jusqu’au bout du raisonnement : un rééquilibrage dans le dialogue Europe-États-Unis est la condition de la vitalité – et de la soutenabilité – du lien transatlantique. De ce point de vue, une administration Biden, soucieuse de rétablir les alliances de l’Amérique, offre une opportunité historique.
Comment faire ? On serait tenté de répondre : avant tout éviter les débats théologiques. Le point de départ devrait être une « offre européenne à l’Amérique » – une offre concrète – qui puisse être présentée aux nouveaux dirigeants américains dès la période de la transition. Cette « offre européenne » doit porter sur les sujets géoéconomiques pour lesquels l’Union et ses États membres ont des atouts à faire valoir et pour lesquels les Américains ont un intérêt à une collaboration avec l’Europe.
Mentionnons quelques têtes de chapitre : en matière de commerce, parler d’un nouvel accord de libre échange est un non-starter désormais de part et d’autre de l’Atlantique, mais la réforme de l’OMC et la définition de normes techniques face à la Chine offrent par exemple des champs de coopération majeurs. Un agenda commun sur la Chine devrait d’ailleurs être au cœur d’une démarche proactive de l’Europe vis- à-vis des nouveaux dirigeants américains. Le retour des Etats-Unis dans l’Accord de Paris présente une chance essentielle d’action conjointe UE-Etats-Unis, sans préjudice de la coopération avec d’autres, y compris la Chine. Tout le domaine de la gouvernance de l’internet – malgré la persistance possible de désaccord (taxation des GAFA) – doit fournir également de vastes champs de convergences (régulation des contenus, 5G et autres infrastructures).
On observera que c’est sur ces sujets – commerce, Chine, changement climatique, « big tech » – que la prochaine administration américaine devra d’entrée de jeu prendre des positions pour marquer sa différence dans les affaires du monde. On peut y ajouter deux dossiers : celui de la santé mondiale, où l’Amérique en revenant dans l’OMC rejoindra naturellement certaines initiatives européennes (sur les vaccins) ; celui de l’accord nucléaire avec l’Iran (JCPOA), pour lequel les EU3 (Allemagne, France, Royaume-Uni+ SEEAE) seraient bien inspirés là aussi de prendre l’initiative avant l’installation de la nouvelle administration américaine.
Sur les questions de défense et de sécurité, c’est sans doute dans un second temps que le dialogue entre l’Europe et les États-Unis entrera dans le vif du sujet, probablement sous l’effet de la gestion des crises. Pour lancer une « offre européenne » sur les questions géoéconomiques, la Chancelière Merkel, forte de son autorité en Europe et de son prestige auprès des Démocrates américains, exerçant de surcroît la présidence de l’Union jusqu’à la fin de l’année, est particulièrement bien placée. Lorsqu’il s’agira de parler sécurité et crises, dès lors que les Britanniques sont hors-jeu, il y a des chances que les nouveaux dirigeants américains se tournent notamment vers les Français.
Il n’est pas inimaginable qu’un consensus se dégage progressivement entre Washington, Paris puis d’autres capitales européennes, sur le constat qu’une plus grande capacité et latitude d’action des Européens, au moins pour gérer les crises de leur environnement proche, serait de l’intérêt bien compris de l’Amérique. Un appui des Américains au projet d’autonomie et/ou de souveraineté européennes pourrait se dessiner et prendre à revers les tenants d’une « pax Americana » réduisant les Européens au rôle de supplétifs volontaires et auto-satisfaits.
Quoi qu’il en soit, c’est la cohésion retrouvée du tandem franco-allemand qui peut permettre de renouveler le dialogue transatlantique sur un agenda allant bien au-delà de l’OTAN et des questions de défense. Un tel dialogue, comme nous l’avons indiqué dans notre note du mois d’octobre sur la relation transatlantique pour l’Institut Montaigne1, devra nécessairement être polyphonique – impliquant l’Union, l’OTAN, les États membres dans des formats à géométrie variable.
Il appartiendra aux responsables européens de s’organiser pour que le dialogue polyphonique ne tourne pas à la cacophonie. C’est sans doute à ce dessein que répond la conférence téléphonique du 10 novembre entre la Chancelière Merkel, le président Macron, le chancelier Kurz, la présidente de la Commission Ursula Van der Leyen et le président Charles Michel. Un élément délicat sera de gérer l’ambition britannique de faire exister la « Global Britain » – alors qu’au titre de la présidence du G7 le PM Johnson disposera d’un atout pour influencer l’agenda des nouveaux dirigeants américains.
Enfin, si le dialogue Europe-États-Unis se développe bien selon les lignes que l’on vient d’évoquer, pourquoi ne pas envisager sous présidence française au premier semestre 2022 un « sommet transatlantique » destiné à entériner le nouvel agenda et le nouvel élan que pourrait connaître, avec M. Biden, la relation transatlantique ? Le mérite de l’édito de Mme Kramp-Karrenbauer est dans cette optique de rappeler que les Français ont encore des efforts à faire pour lever les suspicions que suscite leur démarche, dans certains cercles allemands certes, mais aussi au-delà, en Europe Centrale ou Nordique notamment.
Sources
- Michel Duclos, Trump ou BidenComment reconstruire la relation transatlantique ?, Institut Montaigne, Lien.