Nous rencontrons Victor Stoichita en février à la fondation Hugot, un des lieux du Collège de France. Nous avons déjà pu voir sa splendide leçon inaugurale sur les Fileuses de Velazquez et les premiers de ses cours sur les artistes voyageurs – qui ont entre temps continué. L’une d’entre nous a lu son dernier livre, Oublier Bucarest (Actes Sud, 2014) qui complète d’un versant biographique une production prolifique et renommée en histoire de l’art, dont nous ne pouvons ici citer que quelques titres : L’Instauration du Tableau (1993), L’Œil mystique : peindre l’extase dans l’Espagne du Siècle d’or (2011) et, plus récemment, annonçant déjà son intérêt pour la peinture comme lieu de confrontation géographique, L’Image de l’Autre : Noirs, Juifs, Musulmans et « Gitans » dans l’art occidental des Temps modernes (2014).
Pourquoi avoir choisi de parler dans votre cours des artistes voyageurs ?
Ce thème m’a passionné pour plusieurs raisons. Parce que d’un point de vue personnel, j’ai moi-même un périple, et parce que chaque être humain est un être de voyage. Sans doute le thème est immense, et j’ai senti la nécessité de le déterminer un peu : je vais m’occuper dans ce cycle de conférences surtout du problème de l’époque classique, donc Renaissance, baroque.
Le voyage n’est pas définitoire, n’est pas obligatoire. Tous les artistes ne voyagent pas, mais il y a des artistes voyageurs. Moi je dirais même que l’artiste en voyage, à l’époque que j’étudie, est quelque chose d’exceptionnel. Au Moyen Âge, la notion même d’art n’était pas encore bien définie. Il y avait l’artisan, il y avait l’architecte, l’artisanat, les maîtres, le compagnonnage. Le voyage des artisans avec les confréries, était quelque chose de très précis mais il s’agissait d’un autre paradigme. Concernant la construction des cathédrales, on sait par exemple que les savoirs et les techniques voyageaient, grâce à des études très intéressantes sur les profils des piliers ou des colonnes.
Mais ce qui m’intéressait personnellement c’était plutôt le regard, le problème du regard. Il est plutôt rare de voyager pour un artiste de l’époque classique. Il y a des artistes qui ne voyagent pas du tout, qui résistent à toute tentation ou tentative de déplacement. L’exemple le plus marquant est peut-être celui de Rembrandt. Des sources nous disent que Rembrandt n’aurait pas voulu voyager, il voulait rester dans sa Hollande natale, il se sentait bien, mais on peut deviner aussi qu’il craignait l’Italie, par peur de perdre ses propres repères. Pourtant, Rembrandt reste un grand peintre, à la fois hollandais au maximum et extraordinaire par la profondeur de son regard. Il est très attentif à ce qui se passe autour de lui. Il travaille à Amsterdam la seconde partie de sa vie, et même les trois quarts, c’était une ville très cosmopolite et il y est très attentif. Il vit d’ailleurs dans le quartier juif, il a des clients juifs, des modèles juifs. Il est très attentif également lorsqu’arrivent des œuvres d’art italiennes. Nous avons des dessins qui montrent qu’il va aux enchères, aux ventes et il dessine les œuvres. Mais il ne voyage pas.
Rembrandt n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais on trouve aussi des artistes qui voyagent. C’est de l’ordre de l’exceptionnel, mais ils contribuent de façon assez importante à la création de ce tissu de l’imaginaire européen qui se forme alors. Ils voyagent pour plusieurs raisons, qu’il est assez intéressant de déceler, et je vais essayer de les toucher de temps en temps pendant le cours. Pourquoi voyage un artiste ? Il voyage pour des raisons économiques, parce qu’il a été appelé, invité pour créer quelque chose, il veut vendre ailleurs. Il ne faut pas être naïf, le voyage n’est pas un voyage de plaisir, l’artiste n’est pas un touriste qui veut enrichir son âme ou son esprit. Cela se passe aussi, mais de façon accidentelle.
Enfin, je vais traiter des voyages au sein de l’Europe. Les voyages extra-européens, à cette époque, sont vraiment extrêmement rares. On en trouve à un certain moment, mais ce ne sont justement pas des artistes voyageurs, ce sont des créateurs d’images – au XVIIe, au XVIIIe, des Jésuites par exemple qui à travers la propagande par images veulent diffuser l’imaginaire chrétien. Mais il s’agit là d’autre chose : ce ne sont pas vraiment des artistes. Moi, je m’occupe surtout du voyage intraeuropéen, qui est à lui seul un vaste problème. On est habitués aujourd’hui à prendre l’easyjet entre Venise et Rome ; mais à l’époque, c’était deux mondes différents, deux langues différentes, deux structures sociopolitiques différentes, des tensions guerrières parfois. Alors ce qui m’a intéressé, justement, ce sont ces événements d’ordre exceptionnel que sont les voyages des artistes. Comment se sont-ils produits, dans quel contexte ? Quel a été leur rapport à la création de ce que j’appelle une iconosphère, une iconosphère européenne ? Et là il me semble que les choses peuvent être vraiment assez intéressantes.
Donc lorsque Bellini se rend dans l’Empire ottoman, vous considérez que c’est un voyage intra-européen ?
C’est un cas limite. C’est un voyage intra-européen car il va à Constantinople-Istanbul, et cette ville était une grande ville européenne. Il ne va pas plus loin. Cela dit, il est intéressant de savoir qu’après le retour de Bellini à Venise, ce qu’il laisse là-bas a un certain impact sur la formation d’une iconosphère qui n’est plus occidentale-européenne. Lui ne se déplace pas, mais les œuvres restent, les idées restent et se développent dans un certain sens.
Si nous voulons prolonger ces frontières de l’espace européen, devons-nous y inclure l’espace russe ou plus largement orthodoxe ?
De mon point de vue, l’Europe de l’Est, l’espace orthodoxe, fait partie de l’Europe. Je parle aussi pour moi : je viens d’un pays de l’ancienne Europe de l’Est. Pour moi l’Europe est une notion beaucoup plus large que celle que souvent on lui attribue. Ce n’est pas seulement l’Europe occidentale ou l’Occident.
Pourtant dans l’icône, c’est un autre rapport à l’image qui se dégage ?
C’est clair que le monde orthodoxe a un autre rapport à l’image, à l’art. Le Greco est un exemple exceptionnel, mais très parlant. Il vient du monde de l’icône, du monde orthodoxe. Son périple est assez significatif et apparemment simple : il part de Crète qui était une possession vénitienne à l’époque, et arrive à Venise. Il était donc déjà dans un entre-deux, puisqu’il venait d’un pays avec une tradition figurative orthodoxe mais était attiré par Venise. Il fait ce séjour à Venise, il rencontre le Tintoret, peut-être Titien. Puis il va à Rome et, enfin, il « émigre » en Espagne, car l’Italie était à l’époque un terrain artistique trop saturé pour un « métèque » comme lui. Vous croyez, que tenant compte de cette situation l’Italie avait-elle avait besoin d’un Grec ? (Rires.) Des études disent qu’il a eu un intermédiaire qui le recommande pour un départ en Espagne. Il y prend racine et y devient fondateur d’école. Il est pratiquement le fondateur de l’école de peinture Renaissance et baroque en Espagne. Cela, sous le nom d’El Greco. Donc il reste « le Grec ».
On va y revenir précisément dans le cadre d’un séminaire que je vais donner avec un collègue espagnol qui est un grand spécialiste du Greco, Fernando Marias. Il y a toujours chez le Greco le souvenir d’une structure iconique byzantine ou post-byzantine, qu’il développe avec beaucoup de fantaisie. Il laisse son imagination, son savoir et sa créativité se développer mais il y a toujours en filigrane quelque chose de sa première formation. Il signe toujours en grec : Domenikos Theotokopoulos. Par ailleurs, on a découvert il y a déjà une vingtaine d’années, peut-être plus, un exemplaire des Vies de Vasari, qu’il avait probablement avec lui depuis l’Italie, avec des annotations en marge, dans plusieurs langues, dans une langue hybride. Il lit Vasari (il avait probablement de très bonnes notions d’italien pour avoir passé plusieurs années en Italie), il l’annote en marge, y compris avec des considérations esthétiques ou poétiques, et il y a des travaux pour reconstituer à partir de là une esthétique du Greco. Dans ces notes il mélange l’italien avec le grec et l’espagnol. Voilà, c’est un phénomène.
Un autre point intéressant, pour en finir avec le Greco qui est vraiment une figure exceptionnelle : c’est le seul qui ne revient pas dans son pays. Le retour, c’est un grand problème, le nostos est un des grands problèmes du voyage depuis l’Odyssée. Tous les artistes reviennent, y compris Madame Vigée-Lebrun, qui, après des années et des années de pérégrinations, revient pour mourir en France. Le Greco ne revient pas. Là il y a quelque chose.
Cet espace culturel européen fait de circulations et d’appropriations n’a-t-il pas également une structure géopolitique hiérarchisée ?
Le rapport centre-périphérie est inauguré dans l’époque classique par les premiers grands écrits d’histoire de l’art, dont Giorgio Vasari qui est un monument extraordinaire et qui a l’idée d’écrire une histoire de l’art de la Renaissance, même si le mot n’existe pas dans son vocabulaire. Or il le fait dans une optique tout à fait monocentrique. Il était d’Arezzo, formé à Florence, mais peu importe, c’est à quelques kilomètres. Il fait une histoire de l’art italien, centrée sur la Toscane, centrée sur Florence. Donc il y a cet emboîtement, ou à l’inverse des cercles de plus en plus grands : Florence, Toscane, Italie. Au point qu’au moment où il écrit les vies des peintres vénitiens, on sent qu’il n’est pas à l’aise. Il a voyagé dans toute la péninsule, il est peintre lui aussi, théoricien, voyageur, historien, il prend des notes et ses descriptions sont parfois exceptionnelles. Mais lorsqu’il arrive à Venise, là il a un problème, peut-être un différend ou un conflit entre deux paradigmes : d’un côté l’art toscan florentin, centré sur le dessin, le disegno ; de l’autre côté les Vénitiens avec « il colore », la couleur. Ce sont deux mondes différents. En parlant de l’art vénitien dans son grand livre il dit souvent : « Ça, j’ai pas compris ». Il regarde Giorgione, « J’ai pas compris », Titien, « J’ai pas compris ». C’est une vraie mécompréhension.
Il parle aussi des peintres qui arrivent en Italie en venant du Nord, comme les Flamands ou Dürer à Venise. Il en parle avec une certaine distance : il est content que des gens d’au-delà des Alpes viennent s’instruire en Italie, c’est normal, mais on demeure dans une vision monocentrique.
Le rapport centre-périphérie se retrouve sur un second plan avec l’émergence au XVIIe siècle hors d’Italie d’autres centres de pouvoir culturel, notamment la France. Au moment où l’on crée l’Académie Royale des Beaux-arts, sous Colbert et Louis XIV, c’est une entreprise d’État, et chez les premiers théoriciens français, on voit très bien qu’on demeure dans l’obsession du centre et qu’il s’agit de toute une offensive destinée à le déplacer de l’Italie en France. Le statut des artistes et des académiciens est une affaire politique, qu’on peut suivre jusqu’à l’âge de Napoléon où on crée le musée, l’actuel Louvre, qui a été créé dans une perspective monocentrique française y compris en transportant des œuvres d’art de Rome à Paris. On est là dans la sphère de la politique culturelle. Autour de 1800, tous ces déplacements d’œuvres d’art ont provoqué de grandes disputes. Il y a des textes passionnants à l’époque : est-ce que ces œuvres ne sont pas mieux quand même dans leur Rome d’origine, est-ce qu’il faut les déplacer à Paris ? C’est un des grands problèmes, un des problèmes passionnants de la conservation du patrimoine.
Moi, je m’occupe plutôt de ceci : comment le tissage se crée-t-il de l’apport des artistes en voyage ? Ils transportent leurs idées, ils laissent des œuvres, ils rapportent avec eux à leur retour d’autres idées. Cette création d’un tissu européen des idées artistiques et des images est vraiment le point qui m’a intéressé le plus.
Dans votre leçon inaugurale, vous avez analysé les Fileuses de Velázquez : dans la partie arrière du tableau, on voit Arachné devant une tapisserie qui reproduit l’Enlèvement d’Europe du Titien, lui-même inspiré par le récit d’Ovide. Voudriez-vous revenir sur la géographie de cette circulation culturelle ?
Conformément au titre (‘Textes, Textures, Images’), j’ai voulu donner dans ma leçon inaugurale un exemple significatif d’intertextualité. À l’époque, l’Espagne et l’Italie étaient assez distantes du point de vue artistique. Velázquez a été deux fois en Italie, dans une mission mi-artistique mi-politique, dans un contexte assez difficile. Pour vous donner seulement un exemple, au cours de son premier voyage je crois, des lettres des ambassadeurs montrent qu’il a été suivi, ils se demandent qui est ce monsieur qui vient en Italie, pourquoi vient-il, n’est-il pas un espion, un contrebandier ? On le soupçonne. Moi je pense qu’il était un grand contrebandier, un grand voleur d’images. Je le dis d’une façon métaphorique évidemment : on peut dire qu’il avait une mission de diplomatie artistique, mais pas plus que ça. Par contre c’était une sensibilité ouverte, et ses voyages en Italie ont été très importants pour créer une synergie entre ces deux mondes. Son amour pour Titien était déjà né en Espagne parce que le roi Philippe IV avait hérité de ses aïeux une grande collection de tableaux de Titien. Donc il était formé au goût vénitien, mais il souhaitait l’approfondir. Il s’arrête les deux fois à Venise, même s’il va à Rome où il a des contacts avec la papauté.
Et puis il y a Ovide, qui revient chez lui plusieurs fois, et justement dans sa dernière œuvre importante, les Fileuses. Je me suis arrêté sur cette œuvre parce qu’elle posait au niveau de sa structure le problème du tissage, de l’enchevêtrement, des niveaux de réalité. Ovide joue un rôle très important car les Métamorphoses, pas seulement pour Titien, mais pour la culture occidentale tout court, c’est un des grands livres de l’Europe, c’est pratiquement le corpus mythologique fondamental de l’Europe.
Peut-on dire alors que ce tableau se prononce pour une certaine idée de l’Europe ?
Dans cette toile de Velázquez, il m’a semblé que se joue quelque chose de vraiment exemplaire au niveau culturel et figuratif. Je ne suis pas allé plus loin dans la leçon inaugurale mais je pense y revenir dans la leçon de clôture et je peux vous donner quelques repères. Dans l’histoire d’Europe et l’histoire d’Arachné, il se joue quelque chose de très important, qui je pense n’intéressait pas directement Velázquez, car il n’avait pas l’intérêt que nous avons aujourd’hui pour la notion d’Europe ou le couple Orient-Occident, etc. C’est donc presque une expression inconsciente : comme Walter Benjamin parlait d’un inconscient optique, on sent ici le poids d’un inconscient figuratif.
Regardons de plus près ces deux personnages féminins : Europe d’un côté, Arachné de l’autre. La nymphe Europe est la fille d’Agénor, qui était aux origines un Égyptien devenu roi phénicien, puis lorsqu’elle est enlevée par Zeus qui la désire, elle est déposée sur l’île de Crète. Donc l’espace propre de cette histoire, c’est le bassin de la Méditerranée, c’est-à-dire qu’il y a dans le nom même d’Europe quelque chose qui va au-delà de notre notion un peu bête de l’Europe comme Europe occidentale. Arachné, qui fait le tapis avec l’histoire d’Europe, qui a éveillé la jalousie de Pallas Athéna, qui n’a pas aimé et a déchiré cette œuvre, était originaire de Lyde, donc aussi du côté oriental de la Méditerranée.
Dans votre analyse de cette toile, vous vous placez dans une sphère artistique où Ovide, Titien et Velazquez communiquent entre eux de manière transparente. Quel rapport entretient ce monde éthéré de l’intertextualité avec la brutalité de la géopolitique réelle ? Dans l’art espagnol, on pense évidemment à Goya.
Cette bulle artistique que vous évoquez n’empêche pas la représentation d’une certaine violence. Avec le rapt d’Europe tout d’abord. Mais aussi du côté d’Arachné : le texte d’Ovide dit très bien qu’elle était la fille d’un teinturier. Il fait une description fantastique de cette pauvre fille de teinturier qui à un certain moment va se confronter avec la déesse Athéna. Elle est pauvre mais elle a cet héritage des couleurs depuis son enfance. Elle fait sa tapisserie, sans doute un chef-d’œuvre, qui pose le problème de l’infidélité de Zeus, du grand dieu. Donc il y a déjà là un noyau de conflit assez important.
Si on regarde Goya et d’autres artistes, alors on sort un peu en effet de ce discours culturel strict de la reprise et de l’intertextualité. Mais il faut voir aussi que c’est plus tardif. Mon opinion, et pas seulement la mienne, c’est que Goya, qui est actif autour de 1800, travaille dans une époque où tout bascule : en Espagne le modèle français de la Révolution est très important, puis c’est l’invasion napoléonienne, et c’est l’époque de la naissance d’une certaine modernité avec sa cruauté. C’est seulement dans ce contexte historique qu’on peut comprendre ce que fait Goya.
Pourtant du temps de Velazquez la géopolitique n’était-elle pas déjà dans la peinture, par exemple dans sa première grande œuvre, la Reddition de Breda ?
Oui, mais la Reddition de Breda présente quand même des différences par rapport à ce que Goya va faire. Chez Goya il y a déjà un autre type d’artiste, à une époque où la personnalité artistique, l’individualité, un certain souffle romantique ou pré-romantique commencent à se faire sentir. Alors que la géopolitique de Velázquez est une géopolitique de commande. Mais elle est intéressante quand même. Velázquez représente la reddition de Breda dans le « Salon de Los Reinos », c’est-à-dire dans la grande salle ornée par des images de propagande de Philippe IV. C’est là qu’on avait installé le trône où prenait place le roi, tandis qu’aux murs on pouvait contempler les portraits de ses ancêtres à cheval, ainsi que des grandes toiles représentant de célèbres batailles et de grandes victoires.
Du point de vue historique, c’est un tableau plein de faux, on l’a démontré. La commande pour le salon de Los Reinos date de 1634 ou 35, pour célébrer le pouvoir du roi. La reddition de Breda a eu lieu en 1625, dix ans plus tôt. Il choisit ce sujet parce que c’était un grand triomphe. Mais entre temps Breda était déjà reprise par les Hollandais, mais évidemment, seul le moment de gloire et la victoire espagnole sont représentées.
Mais Velázquez représente cette victoire de façon assez intéressante. Vous voyez les deux groupes : d’un côté Spinola, le général espagnol ; et voici Justin de Nassau, qui donne les clefs de la ville. Vous voyez le discours qui est tenu : plus que la représentation d’une victoire, c’est un hommage à la magnanimité espagnole. Spinola descend de son cheval, c’est un geste très significatif. Il ne reste pas sur le cheval pour dire : « Donne-moi la clef et va-t’en ». Il descend du cheval, il ne laisse pas Justin de Nassau s’agenouiller. C’est un passage de pouvoir fait à l’amiable. Voilà donc les éléments du tableau : la grandeur de l’armée espagnole, les Hollandais un peu perplexes, mais aussi ce paysage extraordinaire qui est presque topographique. C’est le site de Breda, pour lequel Velázquez a probablement utilisé une estampe de Jacques Callot. Si on regarde les détails, on voit qu’il ne s’agit pas d’une « vue » ou d’un « paysage » mais qu’on a affaire plutôt à une carte de géographie, donc un dispositif très raffiné. On est dans la géopolitique manipulée.
L’inconscient figuratif dont vous parliez perce-t-il aussi dans l’étymologie d’Europe (ops, l’œil) ?
S’il y a quelque chose de spécifique dans le paradigme européen, il me semble que c’est le mouvement d’une théorie optique, donc physique, vers une théorie de l’image et une théorie de l’art. C’est là qu’est la spécificité européenne. On trouve en Orient des théories optiques très intéressantes et beaucoup plus avancées qu’en Europe, et elles ont déterminé ce qui s’est passé en Europe : je pense notamment à Alhazen, qui a ébauché une théorie scientifique de la vision. Mais, et c’est peut-être le plus intéressant, cette théorie de la vision n’a jamais abouti dans une théorie de l’image ou une théorie de l’art. Elle pénètre à un certain moment en Europe, et là le miracle se produit, elle aboutit à une théorie de l’image et de l’art.
Et cela se voit encore aujourd’hui : les pays extra-européens, notamment les pays arabes, sont réticents vis-à-vis de l’image figurative, mimétique, de l’art. Il n’y a pas de théorie de l’art qui s’y soit développée. C’est un peu l’apanage de l’Europe, sur une base qui vient de l’Antiquité mais en passant par un très important fil oriental et arabe.
Donc le voyage du peintre européen est d’abord un voyage optique ?
Sans doute. J’ai étudié les peintres voyageurs principalement dans le cadre de la perception optique parce que leur expérience du voyage aboutit à une création visible, visuelle, figurative. On le voit le plus clairement dans l’œuvre, qui se déploie sous le signe du visible. Maintenant, on peut aussi déceler d’autres sens dans l’expérience du voyage. Mais on a alors besoin d’autres témoignages, oraux et écrits, dans les lettres, dans les journaux de voyage. Les voyageurs artistes ne racontent pas seulement ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont fait, mais aussi leurs sensations multiples dans l’univers nouveau qu’ils abordent.
Je pourrai vous donner un exemple qui m’a beaucoup frappé, qui devrait être le thème de mon intervention au colloque sur l’Europe des images au mois de juin : c’est une peintre femme, Élisabeth Vigée le Brun, qui a eu l’idée grandiose d’écrire ses mémoires. Elle a eu une très longue vie, elle est morte à quatre-vingt sept ans. Elle a aussi inséré dans ses Mémoires des bribes de lettres qu’elle avait écrites. Le texte raconte tout son périple, très intéressant d’ailleurs, car elle fuit la Révolution française, elle part en Italie, puis un peu à Vienne en Autriche, puis à Saint-Pétersbourg où elle passe plusieurs années, elle revient au temps de Napoléon, ça ne va pas au temps de Napoléon non plus, elle va en Angleterre, elle revient finalement. Si on met à part ses expériences sociales, c’est-à-dire ses rencontres avec les princes et princesses qu’elle a portraiturées, elle parle beaucoup d’autres choses ; pas seulement des couleurs, mais aussi des odeurs, des sons, de la musique mais aussi des bruits. Par exemple, en Italie les bruits la dérangent énormément, ainsi que lorsqu’elle veut s’installer pour un certain temps à Rome elle changera deux ou trois fois de résidence. Ses mémoires sont le témoignage d’une rencontre entre les sens.
Aujourd’hui que l’accès à l’image se fait par les écrans, peut-on encore considérer que derrière chaque communication culturelle il y a un voyage, l’expérience d’un trajet ?
L’ordinateur change tout. Il a changé notre vie, notre rapport aux images. Je vois aussi ce que l’ordinateur m’offre dans l’exercice didactique et universitaire. Pour la nouvelle génération, naviguer va de soi, sauter d’une image à une autre, créer des boucles. Un autre point où ma génération a connu une coupure assez nette, c’est que l’écran permet de mettre plusieurs images ensemble. Je viens d’une génération où, dans l’exercice didactique, on travaillait sur une image ou au maximum deux, pour les comparer. En ce qui me concerne, la tradition des deux images me marque encore, comme vous avez pu le voir dans mon cours. Mais je suis une génération de passage. Il y a aussi le réseau qui se crée. C’est l’ordinateur qui le permet : cliquer, naviguer, surfer. C’est extraordinaire et cela change beaucoup de choses.
Peut-on alors encore parler d’iconosphère européenne ?
Le réseau est mondialisé parce qu’on peut d’un clic rapprocher des images de cultures ou de temporalités différentes, ou d’espaces différents, cela va de soi. Du point de vue de l’exercice interprétatif, surtout si on parle des époques où s’est cristallisé l’imaginaire européen, alors l’iconosphère européenne est toujours un concept pertinent. Si on pense à l’exercice actuel de la création d’images, alors cette iconosphère européenne n’existe plus, on est en pleine mondialisation.
Mais il n’y a pas à le regretter ?
Pourquoi le regretter ? Le monde évolue. Non, pourquoi le regretter ?
Vous êtes invité à la Chaire européenne du Collège de France. Que signifie pour vous cet adjectif ?
D’un point de vue personnel, le titre de cette chaire fait écho à mon itinéraire. Je suis originaire d’un pays de l’Est et j’ai parcouru plusieurs stations en Europe (mais aussi aux États-Unis). Au-delà de ma propre histoire, le dessein même de la Chaire européenne, vouée à valoriser l’héritage européen, me semble tout à fait fondamental. L’Europe est une expérience extraordinaire. Lorsque j’ai été invité pour la Chaire européenne, j’ai regardé un peu ce que mes prédécesseurs ont fait, et par exemple la toute première a été donnée à Umberto Eco qui a fait une série de conférences sur la langue idéale, la langue parfaite, en partant des langages adamiques, puis en passant par le latin, l’italien, la tour de Babel, etc., peut-être jusqu’à l’espéranto. Et cela a donné un livre. C’est ce genre de choses auxquelles je me confronte et j’essaie de répondre au défi de contribuer à cette chaire avec ce que je sais le mieux, les images et leur circulation en Europe.
Faudrait-il fonder un Collège d’Europe ?
Dans l’idéal, ce serait magnifique de créer quelque chose de ce genre, un collège européen. Pour le moment il y a déjà cette Chaire européenne au Collège de France, il y a peut-être des initiatives semblables dans d’autres pays. Si on pouvait faire un collège européen avec des personnes de très haut niveau, ce serait magnifique mais il faudrait des financements. Mais ce n’est pas impossible.
Dans votre dernier livre, Oublier Bucarest, qui est un récit autobiographique, vous abordez l’art en premier lieu par l’univers musical. Comment en êtes-vous arrivé aux images ?
En ce qui concerne mon livre, il s’agit d’un récit de formation. C’était le mobile de l’écriture de ce livre. C’est un écrit où je n’ai pas fait attention à des notions théoriques, d’intertextualité ou de rapport entre les arts. Dans ma formation la musique a joué un certain rôle ; le visuel, les arts plastiques beaucoup plus tard. Je suis arrivé tard, par tout un hasard, par des tas de circonstances, à suivre cette formation d’historien de l’art, ce qui m’a posé des problèmes car je n’y étais pas vraiment préparé. Dans ma famille il y avait plutôt des musiciens, des penseurs, des philosophes, etc., mais pas exactement de gens qui s’occupaient du visuel.
Par ailleurs, j’ai eu une formation plutôt littéraire que musicale. Je ne suis pas le seul, donc j’imagine maintenant que je fais partie d’une génération et d’une culture logocentriques : le discours, la parole, le texte – cela a organisé notre pensée jusqu’à aujourd’hui. Je suis arrivé à l’image comme par accident et cela m’a coûté quelques efforts d’entrer dans le langage figuratif, jusqu’à me trouver passionné et pris au piège, donc j’en ai fait mon métier.
Bien sûr, chacun de ces langages a ses propres lois, mais une fois cet intérêt pour l’interprétation, ce penchant herméneutique mis en marche, il peut fonctionner dans plusieurs domaines. Lire, interpréter, comprendre, c’est toujours la même activité pour un texte, une image, une musique. Il faut avoir des notions claires dans chaque domaine, mais le plus important c’est ce désir de compréhension et d’interprétation.
Il existe une forme de correspondance entre les arts qui jalonne et structure ce récit de vie. On peut penser, par exemple, à l’expérience que vous décrivez, au tout début, de l’opéra La Bohème. En évoluant dans la musique et la littérature, vous formiez déjà votre regard pictural ?
Cette expérience à l’opéra a inauguré pour moi des questions constantes, comme celle de la limite entre fiction et réalité. Le rideau qui se lève, ce qui est en-deçà et au-delà du spectacle, ce sont des problèmes que j’ai suivis ensuite dans mes écrits, c’est le noyau d’une interrogation. A posteriori, je me dis qu’il y avait peut-être déjà quelque chose de visuel dans mon rapport au monde. Dans le chapitre de la fête, lorsque le pianiste joue, je dis à mon frère aîné qui était déjà très à l’aise avec la musique : « Regarde comme il tient ses mains ! », et il me dit : « Tu es bête comme tout, écoute ce qu’il fait avec ses mains. ». C’était peut-être un signe précurseur.
L’expérience de la lecture m’a profondément marqué. Elle me permettait de voyager dans des années où voyager depuis la Roumanie n’était pas facile. La lecture nous a ouvert, m’a ouvert le monde. J’ai voyagé plutôt à travers les textes qu’à travers les images. À travers les images aussi, les images de musée et les reproductions, mais c’est avant tout un corpus textuel qui m’a marqué.
Votre histoire personnelle est celle d’un monde, à l’Est du rideau de fer, qui semble aujourd’hui remarquablement absent du discours historique ambiant. Quelle est votre attitude à ce sujet ?
Alors moi je suis scandalisé. Je suis scandalisé parce qu’on sacrifie une partie de l’Europe, une partie importante. J’ai vu que vous aviez fait un entretien avec Emmanuel Todd. Le livre de Todd est très excitant, plein d’idées – j’hésite à le dire, mais quand il parle de L’Invention de l’Europe, pardon, mais quelle Europe ? L’Europe de Todd s’arrête au mur de Berlin. C’est un livre que j’ai lu avec intérêt, parce qu’il est plein d’idées dans cette géométrie qu’il crée. Mais il aurait pu l’intituler « L’invention de l’Occident », dans ce cas il n’y aurait pas eu de problème.
Il ne parle que de l’Europe occidentale. Il construit des symétries conceptuelles, religion/industrialisation, religion/culture, catholicisme/protestantisme, mais il ne dit aucun mot, par exemple, sur la Pologne, pays catholique par excellence, européen sans doute, même si de l’autre côté du « rideau de fer ». Aucun mot sur la Grèce. Est-ce qu’on peut faire un livre sur l’invention de l’Europe sans parler de la Grèce ? Je dois dire que j’ai trouvé ce livre très intéressant, mais ce malentendu m’a mis mal à l’aise. L’invention de l’Europe sans la Grèce, ça ne va pas.
Lorsqu’on parle de l’histoire de l’Europe de l’Est au XXe siècle comme celle d’une longue nuit totalitaire, est-ce qu’on vous vole votre passé ?
Je ne suis pas content lorsque je vois ce genre d’interprétations. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai écrit Oublier Bucarest. Premièrement pour mes enfants, qui sont nés dans le monde occidental, dans une famille mixte. Leur mère est espagnole, je suis roumain, j’ai écrit pour qu’ils comprennent mieux ce qu’il s’était passé. Je ne pense pas que c’était un territoire hors de l’Histoire, sorti de l’Histoire, au contraire c’était un monde assez intéressant, si je puis le dire, même si je suis sans doute très heureux que ce régime totalitaire soit désormais de l’ordre du passé.
La dictature était parfois implacable, parfois plus lâche, mais, si je peux m’exprimer ainsi, mon expérience a montré qu’à travers la culture, on peut résister et qu’on ne peut pas étouffer complètement les grandes valeurs. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré un chapitre important de ce livre à la survie de la culture dans les prisons politiques, dans les « universités nocturnes », en rendant hommage à ceux qui ont su sauver un savoir en danger d’être réduit au silence. L’Est n’était pas un territoire vide, annihilé. On a essayé de le rendre tel, mais on n’a pas réussi.