Le sommet des sept pays de l’Union européenne riverains de la Méditerranée se tient à Ajaccio ces 10 et 11 septembre, dans une atmosphère de crise inouïe. Jamais en effet deux États-membres n’avaient subi des menaces comme celles de M. Erdogan envers Chypre et la Grèce. Celui-ci a envoyé pendant l’été son navire de recherche sismique Oruç Reis [nom turc originel du corsaire musulman Barberousse] prospecter leurs Zones économiques exclusives en mer Égée et en Méditerranée pour y identifier des gisements gaziers. Six mois auparavant, il avait conclu avec le Gouvernement libyen de M. Fayez Sarraj basé à Tripoli un accord de délimitation de leurs ZEE respectives qui coupait la Méditerranée orientale en deux, ignorant superbement la présence de la Crète hellénique en bordure de cette zone improbable qu’aucun autre État n’a reconnu. Depuis lors, il a fait traverser la mer à quelque 7 000 rebelles syriens, provenant de Turquie ou de la « zone de désescalade » d’Idlib, dans le coin nord-ouest de la Syrie, devenus des mercenaires soldés par son allié Qatar, au service de M. Sarraj contre les troupes du maréchal Haftar, basé à Benghazi en Cyrénaïque (celui-ci accueillant de son côté d’autres mercenaires syriens, anciens miliciens combattants pour Bashar al-Assad, et convoyés par des avions russes depuis Damas).
L’Union Européenne, à l’accoutumée, a manifesté son impuissance : elle mesure chichement dans un premier temps son empathie à ses États-membres la Grèce et Chypre face aux incursions militaires d’Ankara et n’a exprimé – pas davantage que l’Alliance atlantique – le moindre soutien à la France lors d’un incident opposant le 10 juin la frégate Courbet, qui souhaitait inspecter dans le cadre de l’opération Sea Guardian de l’OTAN, le cargo turc Cerkin, soupçonné de transporter des armes vers le port libyen de Misrata, à la frégate turque de construction allemande [également nommée Oruç Reis], qui a « illuminé » le navire français – préalable habituel à un tir. Paris a suspendu, en protestation, sa participation à l’opération commune.
Au mois d’août, la France a envoyé sa marine participer à des manœuvres avec des navires grecs et chypriotes, et a également dépêché trois Rafales sur la base aérienne de Souda en Crète – rejoints par quatre F-16 émiriens – pour prévenir toute velléité turque d’effectuer un coup de force en débarquant sur l’île grecque la plus orientale du Dodécanèse, Kastellorizo. La rumeur avait couru qu’Ankara était tenté par un coup de force rappelant le débarquement à Chypre de l’été 1974 – sanctionné par la création d’une « République turque de Chypre du Nord » fantoche que personne n’a reconnue, mais qui persiste de facto quarante-six ans plus tard, et qui nourrit les prétentions de M. Erdogan à une ZEE englobant la totalité de l’île, dont les eaux littorales méridionales contiennent des gisements gaziers importants.
Ces champs, qui prolongent ceux qu’ont découverts et mis en exploitation l’Égypte et Israël, devaient être connectés par le gazoduc sous-marin EastMed, aboutissant dans le Péloponnèse puis, traversant le canal d’Otrante, et approvisionnant l’Union européenne à partir de l’Italie. Cela aurait constitué une alternative politiquement bienvenue au gaz russe convoyé à travers l’Anatolie par le Turkstream existant et par le projet quasiment finalisé du Nordstream (auquel l’Allemagne menace désormais de renoncer en protestation contre l’empoisonnement du dissident russe Alexeï Navalny). Ankara est opposé à EastMed, qui concurrencerait son Turkstream – même si, au cours actuel historiquement bas du gaz, dont le marché est saturé par la production du schiste américain et dont la pandémie de Covid a considérablement réduit la demande mondiale – l’investissement dans ce gazoduc n’est pas rentable.
Face à ces tensions gréco-turques, Berlin, qui assure la présidence de l’Union au second semestre 2020, a envoyé son ministre des Affaires étrangères M. Heiko Maas effectuer des navettes entre Athènes et Ankara. Mais celles-ci sont restées infructueuses. La chancelière ménage en effet la Turquie. M. Erdogan dispose de la possibilité de laisser passer des millions de Syriens, Irakiens, Afghans et autres présents sur son territoire, qui rêvent de suivre en Allemagne en traversant l’Égée ou les Balkans le million et demi de réfugiés attirés par le fameux Wir Schaffen Das ! de 2015 – dont la conséquence politique a été la montée en flèche du parti xénophobe d’extrême-droite Alternative für Deutschland, lequel a fragilisé les partis traditionnels de gouvernement représentés au Bundestag. Mme Merkel redoute également l’influence de M. Erdogan sur les quelque trois millions de Turco-Allemands, incités à mettre dans les urnes de leur pays d’accueil un bulletin sanctionnant tout politicien qui serait hostile voir trop tiède envers le leader d’Ankara.
Si le plus grand État européen par sa population et sa puissance économique n’est pas méditerranéen et donc non présent statutairement (comme tel) au sommet d’Ajaccio, l’Italie – pourtant seul État riverain avec la France à disposer d’un porte-avions, respectivement le Cavour et le Charles de Gaulle – manifeste une cautèle plus grande encore dans ses relations avec la Turquie. Dès le 19 juin, M. di Maio – ministre des Affaires étrangères (il était venu comme dirigeant du parti « 5 Étoiles » soutenir les Gilets Jaunes à Montargis le 5 février 2019, suscitant en rétorsion le rappel de l’Ambassadeur de France au Quirinal) se rendit à Ankara pour un entretien avec son homologue M. Çavusoglu, afin de « poursuivre les efforts communs pour une paix durable en Libye » aux lendemains de l’incident maritime franco-turc. Il se distanciait ainsi de facto de Paris, à la satisfaction de son hôte qui loua le « rôle équilibré de l’Italie contrairement à certains pays de l’UE qui soutiennent [en Libye] le général renégat Khalifa Haftar ». Outre la bisbille entre les deux sœurs latines concernant le pétrole libyen, évocatrice de la fable de la Fontaine L’huître et les plaideurs depuis que celles-ci se sont vu évincées par Ankara et Moscou, dont les armées et les supplétifs sont retranchés en Tripolitaine et Cyrénaïque respectivement, Rome est particulièrement attentive aux flux de réfugiés débarquant entre Lampedusa et la Sicile ( on en retrouve nombreux à Vintimille quelques jours plus tard, prêts à passer à Menton) depuis le littoral libyen contrôlé désormais par des militaires turcs – une hantise comparable à celle de Berlin en Égée…
Le phénomène est poussé au paroxysme par l’angoisse existentielle de Malte – plus petit État de l’Union européenne, représenté à Ajaccio – dont le ministre de la Défense a rencontré l’homologue à Ankara le 20 juillet (quatre jours avant la réislamisation de Sainte-Sophie) avec le ministre de l’Intérieur du gouvernement libyen de Tripoli, afin d’examiner des projets trilatéraux de coopération militaire. La Valette (la capitale de l’île porte le nom du Grand Maître français de l’ordre de Saint-Jean qui résista au siège de la flotte de Soliman le magnifique en 1565…), en l’absence de soutien significatif de l’Union, cherche à signer avec Tripoli et Ankara des accords pour tenter de réguler les flux de clandestins africains en provenance de Libye… la Turquie se montrant intéressée en contrepartie par l’usage de pistes maltaises lui permettant de maîtriser l’espace aérien libyen.
Par-delà les considérations frontalières et le spectre des flux de réfugiés, la politique envers Ankara est d’abord vue par Berlin comme Rome en fonction des intérêts commerciaux et industriels de la communauté des affaires de ces deux pays. La Turquie, avec ses 82 millions d’habitants, population comparable à celle de l’Allemagne (qui sera rapidement dépassée eu égard à la natalité très dynamique qu’encourage M. Erdogan), représente un marché particulièrement attractif qui a connu une forte croissance – même si la situation se ressent de l’impact du Covid, avec une lira en chute rapide, et des turbulences sociales présentes et plus encore à venir. Le primat du « business profond » sur le politique conduit à ne pas se préoccuper non plus outre mesure de la dégradation des droits de l’homme et de la liberté de la presse dans un État pourtant membre du Conseil de l’Europe –, alors que l’avocate kurde Ebru Timtik vient de mourir en prison le 28 août après 238 jours de grève de la faim, ne pesant plus que 30 kg à son décès.
Les États-membres de l’Union européenne riverains de la Méditerranée se présentent ainsi au sommet d’Ajaccio avec des visions disparates de la situation dans une Mare Nostrum qui ne semble plus guère justifier cette appellation impériale romaine – au terme d’un été où M. Erdogan s’est engagé dans une surenchère politico-religieuse qui relaie d’autres prétentions impériales – ottomanes cette fois – à en régenter les eaux.
Point fort de cette politique, la réislamisation de Sainte Sophie où le président – lui-même imam de formation – s’est rendu pour faire ses dévotions le 24 juillet, a constitué un coup de force dans le domaine des symboles et du soft power qui a largement échappé aux observateurs occidentaux, du fait de l’effondrement général des études orientales en Europe. Erdogan se veut à la fois l’héritier nationaliste d’un Atatürk qu’il a dé-laïcisé et ré-islamisé, et du sultan ottoman Mehmet II Fatih, le conquérant de Constantinople en 1453. Il est l’héritier d’un courant de pensée autrefois sous-jacent connu comme « la synthèse turco-islamique », et désormais idéologie du pouvoir, mêlée à la doctrine « eurasiatique » de certains amiraux, très hostiles à l’Union et partisans d’une expansion en Méditerranée nommée « patrie bleue » (mavi vatan). Celle-ci revient à l’ancienne maîtrise qu’avait la Sublime Porte de la mer par le jihad maritime, à travers ses corsaires – parmi lesquels le fameux Barberousse, dont frégates comme navire sismique turcs d’aujourd’hui portent le nom emblématique – ainsi que par la colonisation des côtes grâce à ses janissaires, présents jusqu’à l’est algérien actuel – dont les descendants sont les supplétifs et ex-rebelles islamistes syriens qui combattent aujourd’hui en Tripolitaine sous le commandement des officiers turcs.
La date du 24 juillet pour le retour au culte musulman de Sainte Sophie – réalisation d’un projet de jeunesse de M. Erdogan – a été choisie car elle s’inscrit dans plusieurs répertoires signifiants forts. Le premier a une efficace dans l’imaginaire national : la re-sacralisation d’une mosquée dont Atatürk avait fait « laïquement » un musée comme « don à l’humanité » au nom de valeurs universelles supérieures à toute religion particulière intervient le jour anniversaire du traité de Lausanne de 1923. Celui-ci, qui efface le traité de Sèvres de 1920 dépeçant l’Anatolie entre les puissances « impérialistes » européennes, est rendu possible grâce à la mobilisation militaire turque sous l’égide du Gazi (« vainqueur » musulman) : Erdogan, pour renverser la « laïcisation » de Sainte Sophie par Atatürk en 1935, se situe dans la continuité du conquérant nationaliste et anti-impérialiste que fut Moustapha Kemal boutant les Européens, dont les Grecs, hors d’Anatolie ( grâce à quoi il reçut son surnom qui signifie « père des Turcs »).
La seconde considération qui tient à la période choisie, est à destination du monde musulman tout d’abord. Le 24 juillet se situa cette année durant le « grand pèlerinage » (hajj, l’un des piliers de l’islam) – que les autorités saoudiennes ont considérablement réduit pour raisons prophylactiques à cause de la pandémie. Face aux clichés montrant sur les réseaux sociaux l’esplanade quasi-vide de La Mecque, les images de foules enthousiastes qui célèbrent aux cris d’« Allah Akbar » le retour de Sainte Sophie à l’islam font rebasculer le centre politique de cette religion de La Mecque à Istanbul, comme ce fut le cas durant les siècles de gloire de l’empire ottoman. Cela s’inscrit au cœur de la compétition entre la Turquie, alliée au Qatar et à l’Iran, et soutien des Frères musulmans, face à la coalition hostile à ceux-ci et animée par l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et l’Égypte. L’imam célébrant la prière s’était du reste muni d’un yatagan ottoman, pour manifester que ce qui avait été conquis par le cimeterre de l’islam ne serait rendu que sous la pression du sabre de ses ennemis.
Cette posture dominatrice sur l’islam politique contemporain – dont on ne saurait sous-estimer l’écho, jusque parmi l’immigration musulmane en Europe ou au Maghreb où le président turc est héroïsé sous les traits du résistant à la domination culturelle et politique occidentale – se traduit par des propos publics qui réduisent la Grèce à la survivance aléatoire d’un passé antique glorieux, mais dont la vraie vocation historique fut d’être conquise et soumise par l’islam. Ce vocabulaire délibérément « ana-chronique » sous-tend idéologiquement la politique de la canonnière à laquelle s’essaie la marine turque en Méditerranée. Tel est l’arrière-plan du sommet d’Ajaccio dont le temps fort sera la rencontre entre Kyriakos Mitsotakis, premier ministre (et parfait francophone) d’Athènes et Emmanuel Macron, dont la cote de popularité en Hellade atteint des sommets… olympiens. Il reste à voir dans quelle mesure les autres États membres de l’UE riverains de la Méditerranée seront disposés à prendre la mesure des défis auxquels ils sont confrontés de manière unie, ou si les conflits et les intérêts particuliers l’emporteront, sur fond de relativisme politico-culturel business friendly, face à une puissance régionale expansionniste qui mobilise fortement un registre explicitement nationaliste et religieux. L’Union européenne, qui a réussi le 21 juillet à Bruxelles à serrer les rangs face au Covid-19 et à ses conséquences économiques préoccupantes pour l’emploi et la cohésion sociale, a ici l’occasion de commencer à construire une politique étrangère et de défense commune. Sans cela, « l’homme malade (qu’est) l’Europe » sera condamné à l’impéritie et la pusillanimité face à la stratégie de prédation de ses adversaires.