L’Allemagne exporte plus qu’elle n’importe. Le revers de la médaille est, pour les pays du Sud de la Zone euro, un déficit commercial ou un excédent limité, empêchant une relance de la demande qui y serait bienvenue. La monnaie unique empêche un ajustement par les taux de change, et une baisse des prix au Sud risquerait d’entraîner une dangereuse spirale déflationniste. C’est donc à l’Allemagne d’agir en réduisant les impôts pour stimuler la consommation ou en augmentant l’investissement public comme le recommande la Commission européenne et comme le propose Martin Schulz, sans avoir peur de l’inflation qui s’ensuivrait.
Nous soulignons également la possibilité d’orienter cet investissement vers la classe de travailleurs précaires qui se développe en Allemagne : cela pourrait être l’occasion d’une alliance transnationale entre les classes moyennes du Sud et ce groupe nationalement minoritaire et surtout structurellement sous-représenté par la culture politique allemande.
Les faits : l’Allemagne, atelier du monde
- Le point de départ de notre analyse est un fait massif : l’Allemagne exporte plus qu’elle n’importe. Comme le montre le graphique ci-dessous, cet écart, appelé excédent commercial, représente 250 milliards d’euros et la tendance est à la hausse.
- Cet écart ne mesure que les échanges de marchandises, biens et services. Si l’on prend en compte également les flux de dividendes pour calculer l’excédent courant, il se renforce encore de dix milliards : les Allemands reçoivent plus de dividendes pour le capital qu’ils détiennent à l’étranger qu’inversement. On atteint ainsi en 2016 un excédent courant de 260 milliards d’euros, soit 8 % du PIB. Dans la suite de ce document, nous assimilerons le plus souvent l’excédent commercial et l’excédent courant.
- Les exportations allemandes sont surtout constituées de produits industriels : voitures, camions, machines, produits chimiques. C’est peut-être l’Allemagne plus que la Chine qui mériterait le surnom d’”atelier du monde” : l’excédent allemand dépasse l’excédent chinois de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Et surtout, il faut rapporter ces excédents aux tailles respectives de ces économies : alors que l’excédent allemand vaut 8 % de la production nationale, ce chiffre est de moins de 3 % en Chine. Alors que la compétitivité internationale du secteur industriel chinois a affecté négativement celui des États-Unis, l’Allemagne a su trouver sa place dans les chaînes de production mondiales.
- L’Allemagne entretient des relations commerciales excédentaires avec de nombreux États, dont les États-Unis. Mais une grande partie du déséquilibre est interne à l’Europe et même à la Zone euro.
- Il existe une régulation européenne qui limite l’excédent courant à 6 % du PIB : il s’agit de la Macroeconomic Imbalances Procedure définie par les règles 1174/2011 et 1176/2011 (un document détaillé ici, avec la règle qui nous intéresse dans le tableau 3.2 p. 40). Ces règles font partie d’une réforme du fameux Pacte de Stabilité et de Croissance qui limite la dette publique à 60 % du PIB. En d’autres termes, avec son excédent courant de 8 %, l’Allemagne enfreint les règles de l’Union européenne qu’elle a elle-même validées à la Commission, au même titre que les pays du Sud accusés de dette publique excessive.
Pourquoi est-ce un problème ?
Le paradoxe de la générosité. Au fond, nous venons de voir que l’Allemagne envoie chaque année plus de marchandises à l’étranger qu’elle n’en reçoit et n’en demande. Pourquoi est-ce un problème pour l’Europe ? Il semblerait au contraire que les Allemands soient en train de se serrer la ceinture pour permettre à leurs partenaires déficitaires de consommer plus qu’ils ne produisent. Par exemple, en 2016, l’écart entre les marchandises que les entreprises françaises ont envoyées en Allemagne et les marchandises qu’elles en ont reçu s’élève à 36 milliards d’euros : autant de consommation gratuite pour les Français.
Mais les choses ne sont pas si simples du point de vue macroéconomique, qui considère le déficit commercial comme un frein à l’activité économique. En effet, en fournissant des marchandises bon marché aux Français, et en s’abstenant de réclamer en échange des produits français, les firmes allemandes peuvent brider la production française. Il s’agit là du principe keynésien classique selon lequel un excès d’épargne, puisqu’il n’est pas dépensé maintenant, entraîne un déficit de demande et nuit à la croissance. Ici c’est l’économie allemande dans son ensemble qui épargne une partie significative de ses revenus – le déficit de demande nationale qui en résulte est compensé par les exportations qui constituent une source de demande extérieure, mais le problème ne fait que se reporter vers les partenaires commerciaux de l’Allemagne, au premier rang desquels d’autres pays européens comme le Royaume-Uni, la France ou l’Autriche.
Si seulement l’excédent était au Sud
Prenons le cas de l’Espagne, qui entretenait avec l’Allemagne en 2016 un déficit commercial de 13 milliards d’euros soit environ 1 % de son PIB. Si l’Allemagne augmentait ses importations de produits espagnols pour rétablir une balance commerciale équilibrée, les entreprises espagnoles feraient face à une nouvelle demande extérieure. Comment réagiraient-elles ? C’est ici qu’il faut prêter attention au contexte macroéconomique singulier de chaque pays. L’Espagne s’est encore mal remise de la crise de 2008 qui l’a durement touchée : son taux de croissance n’a pas dépassé 1 % depuis lors et son taux de chômage n’est pas passé en dessous de 15 %. Cela signifie, selon toute vraisemblance, que l’économie espagnole opère en dessous de son potentiel : il ne lui manque pas les travailleurs ni les infrastructures pour élargir l’échelle de sa production, mais elle est bloquée dans un cercle vicieux entre une demande faible et des revenus faibles.
Dans ce contexte, les entreprises espagnoles ont sous la main toutes les ressources disponibles pour répondre à une hausse de la demande par une hausse de la production. Une demande extérieure plus importante pourrait agir comme un stimulus pour placer l’économie espagnole dans un nouvel équilibre avec une demande élevée et des revenus élevés.
Ce n’est là qu’une autre forme du vieux mot d’ordre keynésien selon lequel “creuser des trous dans le sol, en le finançant sur l’épargne, augmentera non seulement l’emploi mais aussi la production nationale réelle de biens et de services utiles” (Théorie générale, 1936, chap. 16, §3) : que les chômeurs soient embauchés pour creuser des trous ou pour envoyer leur production à l’étranger comme exportations, ils ne contribuent pas directement à l’augmentation de la consommation nationale mais ils le font bien indirectement, en contribuant par leur revenu à la demande effective qui incite les entreprises à embaucher et à produire plus.
Autrement dit, si nous considérons la zone euro dans son ensemble, à l’exception de l’Italie, nous nous trouvons dans une situation paradoxale : la France, l’Espagne, le Portugal et la Grèce, qui ont un chômage élevé et une faible croissance, sont en déficit courant ou en léger excédent, alors qu’un excédent commercial significatif pourrait constituer la relance dont ils ont besoin. Inversement, l’Allemagne et les Pays-bas, qui sont au plein-emploi, connaissent un excédent commercial historique. Évidemment, ce déséquilibre commercial est loin d’être la seule cause de la divergence entre les trajectoires de ces deux groupes de pays – les Allemands aiment notamment à souligner le rôle, peut-être exagéré, qu’ils attribuent à leur réforme du marché du travail. Cependant, la plupart des économistes, du moins hors d’Allemagne, s’accordent à considérer que ce déséquilibre constitue aujourd’hui l’un des obstacles à une vraie reprise économique dans les pays du Sud.
La démographie ne justifie pas tout. L’argument principal pour justifier le surplus allemand contre ses effets conjoncturels néfastes relève d’une perspective de long terme. L’idée, défendue par exemple par Clemens Fuest, le directeur de l’important Institut pour la recherche économique de Munich, se fonde sur la faible dynamique démographique de l’Allemagne : si la population allemande vieillit, il est naturel que l’Allemagne mette de côté les revenus issus des exports pour les consommer plus tard, lorsque la part de la population active et donc la capacité productive intérieure seront plus faibles. La démographie justifie donc certes un excédent, mais lequel ? Le FMI estime que si l’on s’en tenait à ce genre de facteurs fondamentaux, l’excédent courant ne devrait pas dépasser 5 % du PIB.
Notons en tout cas que demander aux Allemands de rediriger leurs investissements vers l’intérieur ne revient pas à leur demander de favoriser le présent au détriment de l’avenir : si les flux se dirigent pour l’instant vers l’extérieur, c’est sans doute parce que d’autres zones géographiques, peut-être dans les pays en développement, promettent des rendements plus importants qu’en Allemagne. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas en Allemagne de possibilité d’investir à long terme. Il ne s’agit donc pas de demander aux Allemands de renoncer à leur assurance vieillesse, mais d’accepter une assurance à rendement légèrement plus faible en échange d’un ordre européen plus stable. L’investissement public dans les infrastructures et l’éducation pourrait même bénéficier au secteur privé de sorte que celui-ci deviendrait à son tour plus attractif pour les capitaux allemands.
Il faut donc garder en tête l’argument démographique qui explique que personne ne fixe une cible de 0 % à l’excédent allemand. Mais il ne justifie pas tout.
Pourquoi est-ce l’Allemagne qui doit agir ?
De nombreux économistes soutiennent que c’est le gouvernement allemand qui doit, par des mesures délibérées, réduire les exportations et augmenter les importations allemandes. Pour comprendre pourquoi, il faut étudier les difficultés posées par les autres voies d’ajustement possibles.
L’ajustement spontané n’a pas eu lieu. L’économie allemande se trouvant au plein-emploi, les salariés devraient se trouver en position de force sur le marché du travail : ils seraient alors en position de négocier de fortes hausses de salaires qui d’une part relanceraient la consommation, et donc les importations, et d’autre part se répercuteraient sur les prix des produits exportés et réduiraient ainsi la demande extérieure pour les produits allemands désormais moins compétitifs. Selon ce raisonnement, l’excédent allemand devrait se résoudre tout seul. C’est notamment la ligne défendue par Ludger Schuknecht, l’économiste en chef du ministère des finances, début 2017. Pourtant, cet ajustement automatique n’a pas eu lieu : comme le montre un récent rapport du Trésor français, si les salaires allemands ont progressé de 3 % par an depuis 2011, la compétitivité allemande a été peu affectée notamment suite à une réduction des marges des entreprises exportatrices, alors que sur la même période l’excédent commercial ne faisait que s’approfondir.
Les marchés pourraient aussi corriger l’excédent, cité par Schuknecht mais aussi par Angela Merkel, par un autre mécanisme, une hausse du cours du pétrole : celui-ci est exceptionnellement bas depuis 2014 ce qui favorise naturellement la balance commerciale de pays comme l’Allemagne qui ne produisent pas de pétrole mais en consomment beaucoup. Cet argument est correct, mais nul ne sait quand le cours mondial du pétrole remontera. Et surtout, cela ne règlerait pas le problème des déséquilibres internes à la zone euro : la Grèce, l’Espagne et la France ne produisent pas de pétrole, et ce n’est donc pas elles qui bénéficieraient de la réduction de l’excédent allemand qui s’ensuivraient, mais les pays producteurs de pétrole (le Vénézuela, par exemple, qui a basculé dans le déficit commercial en 2015, en aurait bien besoin).
La monnaie unique empêche d’utiliser le taux de change comme variable d’ajustement, alors que c’est ordinairement le mécanisme le plus indolore pour corriger un déséquilibre commercial, s’il est utilisé de manière coordonnée. Imaginons en effet que l’Allemagne et la France aient deux monnaies différentes, dont le taux de change serait fixé par les deux États. Si les gouvernements des deux pays souhaitaient réduire le déséquilibre commercial entre les deux pays, ils pourraient alors négocier une modification du taux de change : la valeur d’un franc par rapport à celle d’un deutschmark diminuerait. Ainsi, il faudrait désormais moins de deutschmarks pour acheter une marchandise française, sans que les entreprises françaises aient eu besoin de changer leurs prix en francs. Autrement dit, les firmes françaises gagneraient en compétitivité sur le marché mondial par rapport aux entreprises allemandes, et pourraient donc leur prendre des parts de marché. Inversement, le prix des importations augmenterait en France et diminuerait en Allemagne, ce qui contribuerait également à rééquilibrer la balance commerciale.
C’est selon ce principe que le FMI calcule chaque année comment devraient évoluer les valeurs des monnaies des différents pays de la Zone euro s’ils se séparaient. Le Grand continent a compilé ces données enfouies dans de difficiles synthèses techniques sous la forme d’une carte jusqu’ici introuvable :
On le voit, si la contrainte de l’euro était remplacée par un ajustement concerté des taux de change (ce qui n’a certes rien d’évident si l’explosion de la Zone euro se faisait dans le bruit et la fureur), il suffirait de dévaluer les monnaies du Sud et de renforcer notamment celles de l’Allemagne et des Pays-bas pour régler les déséquilibres internes. En attendant, l’euro est coincé dans une position d’entre eux : trop fort pour les pays du Sud et trop faible pour l’Allemagne et les Pays-bas. On voit donc l’urgence politique du problème : si les déséquilibres persistent, cela représente une incitation pour les États du Sud, y compris la France, à quitter la zone euro et à dévaluer.
La déflation au Sud serait dangereuse. Nous avons vu qu’une modification des taux de change permet de faire comme si les firmes exportatrices des pays du Sud avaient réduit leurs prix par rapport à celles du Nord. Pourquoi alors, en l’absence de taux de change du fait de la monnaie unique, ne pas agir directement sur le niveau des prix au Sud ? En réduisant leurs prix, elles deviendraient plus compétitives et pourraient relancer leur économie. Évidemment, pour réduire leurs prix, elles devraient réduire leurs coûts, c’est-à-dire les salaires : voilà un discours dont les Français ont l’habitude.
Pourtant, les économistes considèrent assez unanimement que la déflation, c’est-à-dire une baisse généralisée des prix dans une économie, est dangereuse et risque de mener à la récession. La raison, exposée par Irving Fisher en 1933 pour expliquer la Grande Dépression des années trente, est la suivante : en temps normal, les entreprises s’endettent pour subvenir à leurs coûts avant de récolter leurs profits. Au moment de s’endetter, elles anticipent que les prix continueront à augmenter au rythme habituel. Mais si elles se trouvent entre temps forcées de baisser leurs prix, le montant de leurs profits sera plus faible que ce qu’elles attendaient, et elles se trouveront donc dans l’incapacité de rembourser leurs emprunts. En faillite, elles devront alors licencier leurs employés, ce qui conduira à une baisse de la demande et donc à un renforcement de la spirale entre récession et déflation. C’est précisément ce qui s’est passé en Grèce depuis 2013, le pays combinant baisse des prix et des salaires, dépression massive et chômage astronomique.
Un durcissement de la BCE serait également dangereux. Cet argument a deux versions : dans la plus simple, utilisée par Angela Merkel, la politique accommodante de Francfort mise en place suite à la crise de 2008 et qui est toujours en vigueur entraîne une sous-évaluation de l’euro qui favorise donc artificiellement les exportations et pénalise les importations. Si, comme elle le recommande, la BCE durcissait sa ligne, par exemple en remontant le taux d’intérêt auquel elle finance les banques, le cours de l’euro remonterait. Mais comme pour le cours du pétrole, il s’agit d’une variable qui détermine la balance commerciale de la Zone euro dans son ensemble, et non les déséquilibres internes entre l’Allemagne et les pays du Sud. C’est même le contraire : une hausse de l’euro pénaliserait certes les exportations allemandes, mais aussi celles de tous les pays du Sud, aggravant ainsi le déficit commercial de ceux comme la France ou la Grèce qui en ont déjà un et annulant le mince excédent qui soutient la timide reprise en Espagne et au Portugal. C’est bien la raison pour laquelle le FMI recommande une dévaluation au Sud, comme nous l’avons vu plus haut.
Hans Werner Sinn, un économiste allemand extrêmement brillant, a défendu un argument plus subtil, qui se fonde sur un autre aspect de la politique accommodante de la BCE : le rachat direct d’obligations (appelé QE ou quantitative easing lorsqu’il s’agit d’obligations privées et OMT ou outright monetary transactions lorsqu’il s’agit de titres de dette publique) rend les créances douteuses sur les entreprises et les États du Sud plus attrayantes. Le QE et l’OMT agissent en effet comme une garantie pour des prêts à risque : si un Allemand prête à un Européen du Sud, il a de bonnes chances de voir sa créance risquée rachetée par la BCE contre de l’argent comptant. Ainsi, si Francfort mettait fin à ces politiques dites non conventionnelles, l’incitation à placer son argent à l’étranger diminuerait pour les Allemands. Une plus grande partie de leurs revenus seraient investis et consommés en Allemagne, relançant ainsi les importations.
Pour répondre à cet argument, il faut revenir à la raison d’être de ces politiques monétaires : il ne s’agit pas pour la BCE de financer à tout prix des projets irresponsables au Sud, mais d’injecter des liquidités dans des économies qui tournent encore au ralenti pour empêcher qu’elles ne sombrent dans la spirale déflationniste décrite plus haut. Rappelons que le taux d’inflation est bas dans l’ensemble de la zone euro et que des pays comme la France, le Portugal, l’Italie ou la Grèce sont encore loin de la cible des 2 %. En somme, si la politique monétaire de la BCE pose bien des problèmes, notamment en risquant d’alimenter des bulles sur les marchés financiers comme l’a défendu l’économiste keynésien Thomas Palley, il semble plus prudent d’attendre une reprise au Sud pour y mettre fin.
Solutions possibles
Money is not an issue. Pour comprendre la marge de manœuvre offerte au gouvernement allemand, il faut d’abord prendre en compte son excédent budgétaire. Celui-ci s’élève depuis plusieurs années à plusieurs dizaines de milliards d’euros, ce qui signifie que le montant des recettes fiscales perçues par l’État excède d’autant les dépenses publiques. En un mot, le gouvernement fédéral “nage dans l’argent”. Pour le moment, cet argent a été utilisé pour rembourser la dette publique. Certes, à 68 % du PIB en 2016, celle-ci est encore légèrement supérieure au seuil réglementaire des 60 %.
Mais elle est bien en-dessous de la moyenne de la Zone euro (89 %). De plus, les marchés financiers ont une entière confiance dans la solvabilité de l’État allemand, ce qui lui permet d’emprunter à des taux négatif (vous avez bien lu, l’Allemagne rembourse moins qu’elle n’emprunte).
Le remboursement de la dette allemande ne presse donc pas. Par contre, tout l’argent utilisé pour rembourser n’est pas utilisé pour investir et consommer, ni a fortiori pour importer : en remboursant trop vite sa dette (au rythme actuel, elle pourrait passer sous la barre des 60 % courant 2019), l’Allemagne maintient donc son excédent commercial. Celui-ci, comme nous l’avons vu, empêche la reprise dans les pays du Sud, et donc également le redressement de leurs finances publiques. Ainsi, même du point de vue du seul objectif de réduction des dettes publiques, qui n’est certes pas une fin en soi, si l’on se place à l’échelle de l’Europe et non de la seule Allemagne, la réduction des déséquilibres courants devrait être une priorité.
Diminuer les impôts. La TVA a beaucoup augmenté en Allemagne ces dernières décennies, passant de 11 % en 1975 à 19 % aujourd’hui. Une baisse permettrait de relancer la consommation et donc les importations. Cela constituerait en outre un premier pas vers une correction des inégalités sociales croissantes, la TVA étant, comme on le sait, l’impôt le plus injuste.
Investir l’argent public. C’est ce que recommandait déjà la Commission européenne en 2015, et à nouveau cette année. La question de la direction de ces investissements est évidemment cruciale : c’est seulement s’ils profitent à la population allemande que celle-ci pourrait approuver une telle politique de rééquilibrage européen. Mais il semble que les opportunités ne manquent pas. Les infrastructures fournissent un candidat naturel : beaucoup sont en mauvais état, et selon certaines estimations, les investissements neufs ne suffisent pas à compenser l’usure des équipements existants, de sorte que l’”Allemagne vit de sa substance”. Sur ce point, Merkel s’est opposée à Schulz, soulignant que c’était la gestion administrative qui était déficiente et non le niveau des dépenses. Le candidat social-démocrate proposait pour sa part de garantir un seuil minimum d’investissement public. Une autre cible, avancée par Martin Schulz, peut être l’éducation. L’Institut Jacques Delors propose pour sa part dans une note des investissements massifs dans le numérique, en coopération avec la France, pour rattraper les États-Unis et l’Asie.
Mentionnons enfin la possibilité que l’argent public soient dirigé vers les équipements militaires, dans le cadre d’une hausse de l’investissement public dans ce domaine pour se conformer aux règles de l’OTAN, comme l’exige Trump et le souhaite Merkel, alors que le SPD s’y oppose comme l’explique l’article de notre groupe sur le sujet.
Ne pas craindre l’inflation. Comme nous l’avions souligné dans un précédent article, la droite allemande aime agiter le spectre de l’inflation en référence à la catastrophe des années 20. Il s’agit en même temps de défendre les intérêts des créanciers — si vous savez qu’on vous remboursera une somme fixée l’année prochaine, vous aimeriez que les prix augmentent le moins possible d’ici là. Cependant, il faut souligner que la hausse des prix en Allemagne n’a pas dépassé 2 %, qui est l’objectif officiel de la BCE. De plus, cet objectif concerne l’ensemble de la Zone euro, et pour qu’il se réalise en moyenne il est nécessaire que les pays qui sont déjà au plein-emploi, comme l’Allemagne et les Pays-bas, connaissent un taux d’inflation supérieur. Il faut également mentionner que dans le contexte d’une difficile reprise au niveau mondial dans les pays développés, d’éminents économistes américains comme Stiglitz et Kocherlakota ont récemment appelé la Fed à monter cette cible de 2 % aux États-Unis : pourquoi pas en Europe ?
Mais surtout, pour le problème qui nous concerne, une inflation significative en Allemagne serait une bonne chose : en effet, si les prix à l’export des produits allemands montaient, cela rendrait plus compétitifs les pays du Sud. En d’autres termes, cela permettrait d’obtenir les mêmes résultats qu’un ajustement du taux de change ou qu’une baisse des prix au Sud, mais sans encourir les risques d’une implosion de l’euro ou d’une spirale déflationniste au Sud. En somme, si des investissements publics importants en période de plein-emploi, couplés à un maintien de la politique accommodante de la BCE, conduisent à des tensions sur le marché du travail et donc à une accélération des salaires et des prix en Allemagne, that’s not a bug, that’s a feature !
Vers une politique redistributive ?
Les mesures possibles que nous avons énumérées ci-dessus prennent l’Allemagne comme un bloc, comme un agent homogène dont le gouvernement fédéral serait le centre nerveux. Mais si nous raffinons l’analyse pour introduire les contrastes structurants internes à la société allemande, les conclusions peuvent s’en trouver changées, passant du domaine de la policy à celui de l’économie politique.
D’une part, on découvre l’énorme influence politique des grands groupes industriels tournés vers l’exportation : il est très difficile pour la classe politique d’aller à l’encontre de l’intérêt de firmes comme Volkswagen, Daimler, Bayer ou BASF qui représentent des dizaines de milliards de profit et des centaines de milliers d’emplois en Allemagne. L’affaire Volkswagen témoigne de l’influence politique des industriels allemands. D’autre part, et c’est sans doute le plus important, les réformes du marché du travail en Allemagne dites réformes Hartz, ont contribué au développement d’une classe de travailleurs pauvres, précaires, non syndiqués, contraints d’obéir aux ordres parfois farfelus de leur Jobcenter. Nous renvoyons sur ces différents points, pour une riche approche qualitative, à l’excellent dossier d’Olivier Cyran dans le Monde diplomatique et au témoignage de Mediapart.
Pourquoi ne pas utiliser l’excédent budgétaire pour venir en aide précisément à ce nouveau groupe social, visiblement celui qui en a le plus besoin ? Une baisse de la TVA, favorisant la consommation, ou une hausse de l’inflation, favorisant les débiteurs sur les créanciers, iraient déjà en ce sens. Mais des réformes plus précises et plus profondes pourraient remplir la même fonction. Il pourrait s’agir d’une réforme des fameux minijobs, ces emplois limités à 450 euros par mois, exempts d’impôt sur le revenu mais aussi d’assurance santé et de chômage. Introduire de telles assurances, financées par l’excédent fédéral, sans augmenter la fiscalité, pourrait leur procurer une sécurité certainement bienvenue pour des travailleurs extrêmement précaires.
Lutter contre la mobilité subie
Un autre point important est celui du logement : dans les grandes villes d’Allemagne, c’est-à-dire les lieux où il faut être pour participer à la croissance, mais aussi dans les villes universitaires comme Göttingen, les prix ont beaucoup augmenté ces dernières années, comme on peut le constater avec précision sur cette carte interactive. Un mécanisme d’encadrement des prix, la Mietbremse, a été mis en place, qui s’est révélé inefficace de l’aveu même de la chancelière. La Confédération des locataires réclame la construction de près de cent mille logements sociaux. Si la construction privée reste molle malgré les prix élevés, il en faudrait peut-être plus encore à moyen terme car Die Welt estime qu’il manque aujourd’hui un million de logements. Comme en France, une fois qu’une famille a emménagé dans un logement social, elle ne peut en être chassée et y reste donc même si elle atteint un revenu plus important : mais la construction de logements bon marché tire à la baisse le prix de l’ensemble du parc immobilier, et cette règle pourrait être changée. Il paraît donc difficile de conclure avec certains que “ne rien faire ne serait pas la pire solution”. Certes la situation n’en est pas encore arrivée aux prix extravagants de Londres ou Paris : mais faut-il vraiment attendre d’en arriver là pour s’étonner ensuite que les périphéries votent Brexit ou FN ?
Il ne faut certes pas négliger les ponts, les routes et les écoles car le logement n’est certes que l’un des problèmes de la société allemande. Mais si nous lui accordons une importance particulière, c’est parce qu’il est révélateur d’une tendance des villes européennes à s’entourer de frontières économiques qui restreignent leur accès à des groupes bien particuliers, précisément ceux pour qui les frontières nationales n’existent pas non plus.
Le travailleur précaire, en Allemagne, n’est en général pas un chômeur de longue durée : il enchaîne les boulots et est donc pris dans une infinie mobilité subie. Faut-il vraiment redoubler ce sentiment d’être là parce qu’on a été délogé d’ailleurs par l’expulsion géographique due à la hausse des loyers ? C’est la représentation que l’Europe se donne d’elle-même qui est en jeu ici.
Pour une économie politique transnationale
Évidemment, les trois dernières mesures évoquées : susciter une inflation significative, subventionner des garanties sociales pour les travailleurs les plus précaires, construire des logements sociaux dans les grands centres urbains, vont à l’encontre des valeurs historiques de la classe politique allemande : l’inflation rappelle les années vingt, les logements sociaux rappellent la RDA, alors qu’une assurance chômage gratuite irait à l’encontre des valeurs luthériennes d’épargne et de travail. Évidemment, ces valeurs et ces références ne sont pas inscrites dans une quelconque substance politique ou apolitique allemande. Elles sont aussi mobilisées par des groupes bien précis : la modération de l’inflation profite aux créanciers, la main-d’œuvre bon marché est recrutée par les firmes du secteur des services, et tout Allemand de classe moyenne se rêve une retraite faite de rente immobilière. Mais cela ne change pas le fait politique massif auquel nous avons affaire : ces démarcations entre la responsabilité et l’expérimentation, si arbitraires qu’elles nous paraissent, servent de ciment au consensus politique allemand CDU-SPD qui existe depuis les années soixante, qui est incarné par les Grandes coalitions mais les excède.
En d’autres termes, l’absence de représentation politique des travailleurs pauvres au sein de l’espace politique national allemand est structurelle. Thomas Piketty souligne que “si vous additionnez les deux scores du SPD et de Die Linke, vous verrez que ces questions [d’inégalité] ont un poids politique substantiel”. Mais de fait, le score d’un parti historique, immergé à tous les niveaux dans un système de consensus, et un parti ouvertement contestataire, ne s’additionnent pas. Ne serait-il pas plus facile, ou du moins plus stratégique, d’additionner les voix des travailleurs pauvres allemands et de la majorité des Grecs, des Espagnols ou des Portugais qui bénéficieraient d’une réduction de l’excédent allemand ? N’y aurait-il pas là de quoi poser les jalons d’une classe transnationale au niveau européen ? Soulignons bien qu’il ne s’agit pas d’affirmer que tous les démunis du monde ont en toute circonstance un intérêt commun : nous pensons avoir montré de manière concrète comment l’enjeu de l’équilibre commercial pourrait réunir les travailleurs pauvres allemands et de larges couches de population au Sud, y compris en France. Et que signifie faire de la politique à l’échelle européenne, si ce n’est multiplier les alliances de classe transnationales sur des projets précis derrière lesquels se dessinent à leur tour des régimes différents d’économie politique ?
Nous ne prétendons pas que ce soit là la seule solution au problème particulier de l’excédent courant allemand. Même Schäuble avait reconnu en mai que l’excédent était trop élevé, et les recommandations de la Commission européenne et de l’Institut Jacques Delors, appuyées par Schulz dans une Grosse Koalition, peut-être accompagnées par chance par une hausse du prix du pétrole, pourraient donc ramener en un mandat-de-Merkel, la nouvelle unité de temps de la politique allemande, l’excédent de 8 % à 6 %, le seuil réglementaire. Mais ce serait manquer une occasion de créer un véritable débat politique à l’échelle européenne.