Points clefs
- Le Fonds monétaire international estime que les entreprises d’État représentent aujourd’hui 20 % des 2000 plus grandes entreprises du monde, soit deux fois plus qu’il y a vingt ans.
- En 24 ans, les actifs contrôlés par les fonds souverains sont passés de moins de 1 000 milliards de dollars à plus de 12 400 milliards de dollars l’année dernière.
- Selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, le taux d’adoption de politiques industrielles et de plans nationaux de développement a atteint un niveau historique record au cours des dernières années.
- Les États-Unis ont récemment adopté le AI Diffusion Framework, une politique industrielle ambitieuse visant à assurer le leadership américain dans le secteur de l’intelligence artificielle, des semiconducteurs, et autres technologies de pointe.
- De nombreux pays ont de plus en plus recours aux fonds souverains et aux banques étatiques pour jouer un rôle contracyclique, c’est-à-dire pour fournir des crédits et autres formes de financement aux acteurs économiques lorsque le financement privé se contracte.
De manière relativement discrète, sans grand retentissement, nous sommes entrés dans une nouvelle ère : celle du « capitalisme d’État mondialisé ».
L’État joue désormais un rôle prépondérant non seulement en tant que promoteur, superviseur et régulateur des échanges et de la production, mais aussi en tant qu’agent économique qui possède et accumule du capital.
Dans cette nouvelle configuration du capitalisme, la propriété étatique du capital est mise au service d’un interventionnisme économique musclé, que l’on peut observer dans les puissances dominantes comme dans les pays moins riches ou influents. De nombreux États l’utilisent aussi afin d’exercer un contrôle renforcé sur les actifs commerciaux et moyens de production jugés stratégiques, ainsi que sur certains flux d’investissements transfrontaliers.
Ce nouveau capitalisme d’État ne remet ni fondamentalement en cause le système de propriété privée marchande, ni le rôle de la logique du profit dans l’allocation des ressources.
Mais il vient y injecter des ambitions géostratégiques et une volonté de plus en plus explicite de « façonner » les marchés pour les orienter politiquement.
En raison de son insertion croissante dans les réseaux commerciaux et financiers de l’économie mondialisée, il brouille de plus en plus la frontière entre la sphère publique et le domaine privé de l’activité économique — contribuant à générer des tensions commerciales entre États concurrents. Cela tend à conférer à la mondialisation un caractère de plus en plus tendu, antagoniste et agressif, notamment dans la gestion politique de la concurrence économique internationale.
Fonds souverains, entreprises d’État et activisme étatique : le retour de l’interventionnisme
Avant d’examiner les déterminants de ces mutations du rôle de l’État et de la place de la propriété étatique dans le capitalisme contemporain, commençons par décrire quelques-unes de ses manifestations les plus significatives.
Alors que les vastes programmes de privatisation dans les années 1980 et 1990 ont considérablement transformé le secteur public dans une grande majorité d’États, on assiste depuis le début des années 2000 à un retour en force de la propriété étatique sous des formes diverses.
Celle des fonds souverains est sans doute la plus visible.
Ces fonds d’investissement détenus par des États sont devenus des acteurs majeurs sur les marchés financiers mondiaux.
On estime leur nombre total à 179, soit près de sept fois plus qu’il y a une vingtaine d’années. Les actifs qu’ils contrôlent sont passés de moins de 1 000 milliards de dollars en 2000 à plus de 12 400 milliards de dollars en 2024 1.
Ces fonds investissent dans un large éventail de secteurs économiques, allant de l’immobilier aux infrastructures et à l’industrie manufacturière avancée en passant par les énergies renouvelables, la vente au détail, les médias, le sport, la finance, l’intelligence artificielle et les biotechnologies. Aux États-Unis, Trump a récemment signé un décret visant à créer un fonds souverain qui pourrait être utilisé pour prendre des participations dans des entreprises et des technologies de pointe, et investir dans des minéraux essentiels à la transition.
Mais les entreprises d’État ont également connu un certain renouveau.
Elles ont gagné en influence dans l’économie mondiale — dans des secteurs aussi divers que les transports, l’ingénierie, la construction, l’exploitation minière, l’agrochimie, les services publics, les télécommunications, l’industrie métallurgique, l’aérospatiale, ou les semi-conducteurs.
Elles se caractérisent souvent par des structures de propriété hybride, qui mêlent actionnaires privés et propriété étatique partielle. Certaines d’entre elles sont devenues des entités transnationales extrêmement compétitives, dont les résultats économiques sont souvent aussi bons — voire meilleurs — que ceux d’entreprises multinationales possédées par des actionnaires privés.
Le Fonds monétaire international estime que les entreprises d’État représentent aujourd’hui 20 % des 2000 plus grandes entreprises du monde, soit deux fois plus qu’il y a vingt ans 2. Selon la Banque Mondiale, elles représenteraient environ 13 à 22 % de la capitalisation boursière mondiale 3.
Enfin, on a assisté à une multiplication des fonds étatiques de capital-risque, des banques publiques et des banques de développement, dans les pays riches comme dans ceux du Sud.
Selon une estimation récente, il existerait aujourd’hui plus de 900 banques publiques dans le monde, contrôlant plus de 49 000 milliards de dollars d’actifs 4.
Elles sont de plus en plus utilisées pour atteindre des objectifs multiples, tels que le maintien de la stabilité financière, le financement d’infrastructures et la fourniture de « capital patient » pour des projets de développement ou des entreprises nationales clefs.
Les actifs contrôlés par les fonds souverains sont passés de moins de 1 000 milliards de dollars en 2000 à plus de 12 400 milliards de dollars en 2024.
Ilias Alami
Cet élargissement de la propriété étatique et du capital contrôlé par l’État s’est accompagné d’une prolifération d’autres types d’activisme étatique, notamment dans les domaines de la politique techno-industrielle et des plans nationaux de développement.
Selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, le taux d’adoption de politiques industrielles et de plans nationaux de développement a atteint un niveau historique record au cours des dernières années 5. Par ailleurs, plus d’une quarantaine d’États ont adopté des mécanismes de contrôle des investissements étrangers à des fins de sécurité nationale, ce qui constitue aussi un record absolu 6. On assiste enfin à une prolifération de mesures de défense commerciale — telles que les barrières douanières, l’interdiction de certaines technologies étrangères ou le contrôle d’exportations stratégiques — et de sanctions financières.
Ces politiques sont le signe d’un tournant général vers des formes nettement plus musclées d’interventionnisme étatique que celles qui ont prévalu au cours des deux décennies antérieures.
Les États ne cherchent plus seulement à promouvoir l’accumulation du capital dans leur territoire et à défendre les intérêts de « leurs » champions nationaux sur des marchés clefs. Ils tentent également de restructurer, parfois de façon agressive, leurs relations géoéconomiques avec partenaires et rivaux. À ce titre, Donald Trump est la manifestation brutale et massive d’un phénomène plus large et qui précède son retour à la Maison-Blanche. Le Fonds monétaire international met d’ailleurs en garde contre un risque de « fragmentation géoéconomique », en particulier dans le contexte géopolitique actuel tendu.
Comment expliquer ces transformations ?
Transformations du capitalisme mondial et restructuration de l’État
Il ne fait aucun doute que la pandémie de Covid-19, la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine et la détérioration des relations sino-américaines ont joué un rôle important dans l’essor du nouveau « capitalisme d’État mondialisé » — mais ils n’en sont pas à la source. Ils ont plutôt joué un rôle de catalyseur et d’accélérateur de mutations déjà en cours.
Ce phénomène mondial est en effet fondamentalement enraciné dans les transformations matérielles de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale au cours des deux dernières décennies, et doit donc être compris comme le produit du développement historique du capitalisme.
Cinq types de facteurs — technologiques, géographiques, économiques, géopolitiques et financiers — liés à ce développement historique du capitalisme mondial peuvent expliquer pourquoi les États ont élargi leur rôle de promoteur, de superviseur, d’actionnaire-investisseur, et de propriétaire du capital à travers l’économie mondiale.
1 — La course au leadership technologique
Le capitalisme est mû par la contrainte — alimentée par la concurrence inter-capitaliste — d’augmenter la productivité du travail par le biais du changement technologique. Les entreprises qui maîtrisent les technologies les plus avancées peuvent générer des profits supérieurs à ceux de leurs concurrents et cela fait du capitalisme un système remarquablement dynamique sur le plan technologique, avec une frontière de l’innovation qui se déplace rapidement.
Les secteurs actuellement à la pointe de la technologie et de la productivité comprennent, entre autres, les semi-conducteurs avancés, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, la 5G, l’Internet des objets, le « cloud computing », les biotechnologies, les technologies « vertes », et la robotique intelligente. Nombre de ces éléments sont des « technologies à usage général » (en anglais, « general purpose technologies »), qui peuvent être utilisés dans un très large éventail de méthodes de production et de processus d’innovation, et peuvent donc avoir un impact énorme sur des économies entières. Cela les rend particulièrement stratégiques pour les États — pour lesquels elles représentent un enjeu de souveraineté économique — comme pour les entreprises — elles jouent un rôle clef dans leur compétitivité.
Par conséquent, les gouvernements des économies capitalistes riches et technologiquement avancées de l’Occident et de l’Asie de l’Est ont renoué avec les politiques techno-industrielles actives — englobant subventions, allègements fiscaux, partenariats public-privé, mobilisation de la commande publique, investissement public dans des infrastructures, etc. — pour coordonner l’émergence de ces frontières technologiques.
Les États-Unis ont par exemple adopté à la toute fin du mandat de Joe Biden le AI Diffusion Framework, une politique industrielle ambitieuse visant à assurer le leadership américain dans le secteur de l’intelligence artificielle, des semiconducteurs, et autres technologies de pointe. Ce programme vise aussi à contrôler la diffusion de ces technologies. Il dicte non seulement quels acteurs peuvent importer des semi-conducteurs avancés et en quelles quantités, mais aussi où ils peuvent être déployés, dans quelles conditions, et même comment les capacités d’IA peuvent être partagées.
Les banques et fonds d’investissements étatiques sont aussi de plus en plus utilisés pour fournir des crédits et des financements à faible coût aux petites entreprises et aux champions nationaux afin qu’ils puissent développer des capacités technologiques stratégiques. En complément, beaucoup d’États recourent de plus en plus au contrôle des investissements étrangers, aux mesures de défense commerciale, et à la prise de participation dans des entreprises clefs, pour leur assurer la maîtrise et la propriété intellectuelle de technologies dites « critiques ».
En outre, le développement technologique a mené à des progrès considérables en termes d’automatisation et de numérisation des processus de production et de travail dans l’industrie et les réseaux logistiques. Cela a permis aux grandes entreprises de réorganiser leurs opérations et chaînes de valeurs de manière à maximiser leurs revenus au niveau mondial.
Nous avons ainsi assisté à la formation de chaînes de valeur mondialisées de plus en plus complexes, reliant les zones d’extraction des ressources naturelles — principalement situées en Amérique latine, en Afrique et en Asie centrale — aux sites d’industrie manufacturière à forte intensité de main-d’œuvre — principalement situés en Asie de l’Est et du Sud-Est — et aux espaces de consommation dans les agglomérations urbaines des économies capitalistes avancées, transformant ainsi la structure géographique de l’économie capitaliste mondiale.
2 — La compétition pour attirer le capital international
Ce constat nous amène à un second type de facteurs expliquant l’évolution du capitalisme d’État mondialisé : le rééquilibrage géographique de l’économie mondiale a nécessité un fort engagement de l’État et une forte mobilisation de sa propriété.
Dans les pays riches comme dans ceux du Sud, produire des « territoires compétitifs » et les insérer dans cette nouvelle configuration géographique du capitalisme mondial s’est imposé comme une priorité stratégique. Au cours de la dernière décennie, cela a conduit au renouveau de politiques d’aménagement du territoire à composante industrielle, et d’investissements à grande échelle soutenus par l’État — souvent réalisés par des entreprises publiques, des fonds souverains ou des banques de développement — dans les réseaux énergétiques, les réseaux numériques, les infrastructures de transport et les systèmes intégrés de connectivité logistique.
Dans les pays riches comme dans ceux du Sud, produire des « territoires compétitifs » et les insérer dans la nouvelle configuration géographique du capitalisme mondial s’est imposé comme une priorité stratégique.
Ilias Alami
3 — Les États au chevet des bilans comptables
Prises ensemble, ces transformations technologiques et géographiques ont contribué à une augmentation considérable des capacités productives à l’échelle planétaire, induisant un troisième type de facteurs qui ont contribué à l’essor du nouveau capitalisme d’État. Ceux-ci sont liés à la surcapacité industrielle chronique et au ralentissement de la croissance économique mondiale, en particulier après 2010.
L’expansion des capacités productives et l’investissement dans des méthodes de production plus efficaces ont mené à un phénomène de surproduction industrielle, et des difficultés à absorber ce qui a été produit dans un large éventail de secteurs — allant de l’extraction à l’industrie lourde, en passant par l’industrie manufacturière et les panneaux solaires.
La concurrence par les coûts s’est alors intensifiée, menant à une baisse des taux de profit et de croissance de la production, entraînant un ralentissement du rythme des investissements.
Selon un récent rapport de la Banque Mondiale, « dans les économies avancées, la croissance de la productivité a connu un déclin à long terme au cours des quarante dernières années… Dans les marchés émergents et économies en développement, la croissance de la productivité du travail a diminué par rapport aux niveaux d’avant la crise [de 2008], ce qui constitue le déclin pluriannuel le plus long et le plus généralisé depuis les années 1980 » 7.
Cela a poussé les États à mettre en œuvre une série de politiques pour soutenir la compétitivité internationale de leurs entreprises dans ce contexte économique tendu.
Celles-ci incluent des politiques industrielles ambitieuses et divers programmes d’aides publiques — souvent fort généreux du point de vue du capital — mais aussi le recours croissant aux banques et fonds d’investissements étatiques. Ces derniers sont de plus en plus mobilisés pour injecter des liquidités, sous formes d’investissement ou crédit subventionnés, notamment pour soutenir les entreprises et leurs projets d’acquisition de concurrents à l’international. De plus, les États ont multiplié les restrictions en matière de commerce et d’investissement pour protéger les entreprises et les marchés clés de la concurrence étrangère, en particulier dans les chaînes de valeur stratégiques comme les semi-conducteurs et les batteries électriques.
4 — L’économie comme enjeu de souveraineté nationale
La combinaison de ces facteurs a modifié le contexte géopolitique, qui est devenu à son tour un déterminant majeur de l’interventionnisme étatique.
Les transformations de la structure géographique de l’économie mondiale évoquées plus haut ont conduit à une nouvelle multipolarité du pouvoir et de l’activité économique, et à une intensification de la concurrence entre les États dans les champs du commerce, de l’investissement, de l’industrie de pointe, et dans les domaines des infrastructures et des ressources stratégiques — comme les minerais critiques pour la transition énergétique.
À cela s’ajoutent des chamboulements dans l’ordre hégémonique international, dont un durcissement des rapports sino-étatsuniens, un renouveau du projet impérialiste Russe, et une affirmation croissante sur la scène géopolitique mondiale de puissances régionales comme l’Inde, la Turquie, l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, ou Israël.
Ce contexte a été propice au développement de formes virulentes de nationalisme économique qui articulent explicitement l’intérêt économique à la sécurité nationale, et adoptent une rhétorique qui dépeint les concurrents économiques comme des menaces pour la souveraineté et l’intégrité de la nation. Ce nationalisme économique renouvelé n’hésite pas à mobiliser la propriété étatique — sous forme de prise de participation par des fonds d’investissements et des entreprises d’État — pour établir un contrôle politique sur des secteurs stratégiques. Il n’hésite pas non plus à déployer des mesures de sanctions commerciales pour pénaliser les concurrents étrangers selon des motifs souvent discutables — l’imposition par l’Union européenne de droits de douane supplémentaires sur les importations de véhicules électriques chinois est un cas d’espèce.
Le contexte géopolitique a été propice au développement de formes virulentes de nationalisme économique qui articulent explicitement l’intérêt économique à la sécurité nationale.
Ilias Alami
5 — Faire face aux multi-crises
Enfin, les crises financières ont également joué un rôle clé dans le développement de nouvelles modalités d’interventionnisme et de propriété étatique.
La financiarisation du capitalisme l’a rendu particulièrement vulnérable aux crises à répétition. Les chocs se répercutent rapidement au travers du système financier mondialisé — la pandémie de Covid-19, par exemple, a déclenché un choc financier massif qui a plongé de nombreux pays en développement dans des crises d’endettement.
Les États ont dû s’adapter à ce contexte de vulnérabilité accrue.
Outre les plans massifs de sauvetage et les recapitalisations bancaires à la suite de crises financières, les banques centrales des pays riches comme de ceux du Sud ont développé divers instruments pour tenter de stabiliser les marchés financiers et d’assurer leur bon fonctionnement. Nombre de pays ont aussi de plus en plus recours aux fonds souverains et aux banques étatiques pour jouer un rôle contracyclique, c’est-à-dire pour fournir des crédits et autres formes de financement aux acteurs économiques lorsque le financement privé se contracte.
En résumé, l’élargissement de la propriété étatique dans l’économie mondiale et la prolifération de multiples formes d’interventionnisme étatique (notamment dans les domaines de la politique techno-industrielle, des plans nationaux de développement, et du nationalisme économique) ne sont pas simplement dus à l’affirmation de nouveaux modèles nationaux de « capitalismes politiques », qu’ils viennent de Chine, des États Unis, ou d’ailleurs — qu’Alessandro Aresu définit dans l’article fondateur de cette série comme « l’imbrication instrumentale et réelle des objectifs économiques et des exigences de sécurité nationale ».
La reconfiguration drastique du rôle de l’État et de la place de la propriété étatique prend bien sûr des formes diverses selon les pays, leurs spécificités institutionnelles, leurs modèles de développement, et leur place dans l’économie mondiale. Par exemple, on pourra comparer, comme on le fait dans un ouvrage récent 8, les manifestations de ce nouveau capitalisme d’État dans les différentes régions du globe.
Mais il faut bien comprendre que ce phénomène est mondial, puisqu’il est ancré dans les transformations historiques de l’accumulation du capital à l’échelle planétaire 9. En d’autres termes, les mutations de la propriété étatique et la restructuration du rôle de l’État sont des tendances globales lourdes. Elles définissent le contexte structurel dans lequel s’inscrivent les différents projets de capitalisme politique décrits par Alessandro Aresu.
Ce phénomène est mondial, puisqu’il est ancré dans les transformations historiques de l’accumulation du capital à l’échelle planétaire.
Ilias Alami
Quels futurs pour le capitalisme d’État mondialisé ?
Il y a tout à parier que la crise écologique, la détérioration des rapports géopolitiques, le marasme économique généralisé, et les difficultés des États riches comme pauvres à maintenir l’ordre social dans ce contexte de crises multiples et interdépendantes, vont approfondir et renforcer ces transformations dans les modalités d’activisme et de propriété de l’État.
Autrement dit, le capitalisme d’État est fort probablement avec nous pour longtemps.
Insistons toutefois sur le fait que ces transformations sont l’objet d’âpres luttes politiques, entre acteurs sociaux aux intérêts divergents, dont les enjeux sont multiples.
Par exemple, les élites capitalistes, bien que bénéficiant souvent des nouvelles formes musclées d’intervention de l’État, sont conscientes qu’elles risquent aussi de créer des précédents dangereux. Elles ouvrent en effet la voie à des demandes populaires qui viseraient à exploiter les pouvoirs de l’État à d’autres fins — comme par le biais d’ambitieux programmes de Green New Deal visant à « verdir » et démocratiser nos économies, ou bien de vastes programmes de redistribution dont l’objectif serait de transformer les rapports sociaux.
D’autres luttes se jouent aussi au niveau géo-économique, entre États concurrents.
Certains acteurs dominants, comme les États Unis et l’Union européenne, cherchent à mettre en doute la légitimité des modalités d’intervention étatique déployées par leurs « challengers » non-occidentaux — qu’ils soient Chinois, Brésiliens, Indonésiens ou autres — tout en légitimant leur propre remobilisation du pouvoir de l’État à des fins géostratégiques et commerciales.
Ces batailles opèrent sur la base de relations bilatérales mais aussi au travers d’institutions de gouvernance mondiale, comme l’Organisation Mondiale du Commerce. L’administration Trump 2.0 est particulièrement agressive à cet égard et n’hésite pas à recourir à l’intimidation.
Le nouveau capitalisme d’État est donc bien enraciné dans des tendances structurelles, mais est aussi âprement contesté politiquement.
Son développement futur sera déterminé par l’issue de conflits concrets, dans les sphères géo-économiques et les rapports de classe.
En négatif, le nouveau capitalisme d’État fait entrevoir la possibilité de reprendre le pouvoir et le contrôle de notre avenir collectif — en re-politisant et en démocratisant la propriété.
Ilias Alami
Ce nouveau capitalisme d’État est un symptôme de fragilité et d’instabilité davantage qu’il n’est un signe de développement robuste, durable et équilibré, tant pour le capitalisme (en tant que mode de production) que pour l’État (en tant que forme politique de ce mode de production).
Il ne s’agit pas ici de prédire une crise terminale ou d’effondrement imminent, mais bien de souligner la fragilité plutôt que la vigueur de cette ère nouvelle de capitalisme d’État. On peut également exprimer un certain scepticisme quant à la possibilité pour les États d’endiguer avec succès les crises et les conflits politiques actuels et futurs, et de mettre en place un nouveau régime d’accumulation dynamique et de grande ampleur. Étant donné l’urgence environnementale, ce ne serait de toute façon pas désirable.
Cependant, ce que ce nouveau capitalisme d’État permet de mettre en évidence, c’est bien que la propriété privée n’a rien de naturel, et que les rapports sociaux de production actuels ne sont pas éternels.
Le pouvoir de produire et d’allouer la richesse sociale peut être organisé différemment.
Il serait possible d’expérimenter de nouvelles formes de propriété publique démocratique (ni privée, ni étatique), au travers desquelles des citoyens-producteurs pourraient planifier, gérer et socialiser la richesse qu’ils produisent, de manière à assurer un avenir vivable, durable, et solidaire pour l’immense majorité d’entre nous. En négatif, le nouveau capitalisme d’État fait entrevoir la possibilité de reprendre le pouvoir et le contrôle de notre avenir collectif — en re-politisant et en démocratisant la propriété.
Sources
- Top 100 Largest Sovereign Wealth Fund Rankings by Total Assets, SWFI.
- International Monetary Fund, « State-owned enterprises : The other government », in Fiscal monitor, ed. IMF, 47–74, 2020.
- Listing State-Owned Enterprises in Emerging and Developing Economies, World Bank Group, 25 juillet 2021.
- Thomas Marois, Public banks : Decarbonisation, Definancialisation and Democratisation, Cambridge University Press, 2021.
- Voir par exemple UNCTAD, World Investment Report, Geneva, 2018, ainsi que de nombreux rapports publiés récemment par le FMI et l’OCDE.
- UNCTAD, « The Evolution of FDI Screening Mechanisms : key trends and features », Investment Policy Monitor, Issue 25, Février 2023.
- World Bank Group, Global Productivity : Trends, Drivers, and Policies (voir Chapitre 1, page 53).
- Ilias Alami et Adam Dixon, The Spectre of State Capitalism, Oxford University Press, 24 juin 2024.
- Cet argument n’a été exposé ici que dans ses grandes lignes, au risque d’être un peu schématique. Pour une présentation plus complète et détaillée, voir Ilias Alami et Adam Dixon, The Spectre of State Capitalism, Oxford University Press, 24 juin 2024.