L’expression « Sud global » est une représentation du monde actuel 1. Qui l’énonce et dans quel but ? Sa réalité est douteuse mais ce fut le mot de l’année 2023. Le retour aux affaires de Donald Trump lui a donné paradoxalement une nouvelle consistance alors même que cette expression n’est jamais utilisée par le président des États-Unis — pour qui les ensembles multiétatiques n’ont pas de raison d’être.
1 — Les puissances de premier, deuxième ou troisième rang regroupées sous le terme de « Sud global » considèrent que le retour de Trump aura des effets positifs pour leurs pays.
Il ne s’agit pas tant pour tous ces États du Sud dit global — sauf les pays alliés de l’Union européenne et de l’Asie orientale que sont la Corée du Sud et le Japon — des tensions tarifaires à venir que du constat imposé de la fin d’une ère, celle où les États-Unis étaient engagés dans les affaires du monde, soit de 1917 à 2024. Cette période est définitivement terminée. La référence narrative mobilisée par Trump est celle de la période de grande expansion qui avait précédé la Première Guerre mondiale, présentée comme l’âge d’or de la grande Amérique ; une partie de l’opinion acquiesce à cette mention constante chez Trump : des droits de douane à la place des impôts, pas encore de lois antitrust et une expansion territoriale agressive sous les deux présidents William McKinley (1897-1901) et Théodore Roosevelt (1901-1909) : ils annexèrent Cuba et Porto Rico, Hawaï, l’isthme de Panama et nombre d’archipels dans le Pacifique (Guam, Hawaï et les Philippines) ; c’était la politique du big stick, le gourdin, complément de la carotte, qui assura le contrôle de l’hémisphère américain 2, dans une hostilité envers les puissances européennes. Il s’agit bien d’une rupture majeure avec les États-Unis du 6 juin 1944 et de la chute du mur de Berlin. Joe Biden fut le dernier témoin de la Guerre froide et d’une Amérique gendarme du monde — donc le dernier atlantiste attaché aux alliances et à l’ordre libéral international 3.
Seuls les Européens et les démocraties d’Asie orientale étaient authentiquement attachées à cet ordre, fait de règles et de compromis, de conversation permanente dans des enceintes multilatérales, d’accords contraignants et de traités respectés.
Les puissances du « Sud global » n’ont jamais vraiment adhéré à des principes qu’elles n’avaient pas contribué à élaborer et elles ont multiplié les formats dissidents (BRICS élargi). Dans ces puissances ascendantes, soucieuses de se construire comme États-nations — le meilleur exemple en est la stratégie modernisatrice du Prince héritier Ben Salman qui entend édifier un État moderne qui ne sera plus fondé sur la religion wahhabite et le règne d’une famille (c’est le seul pays qui en porte le nom) — seuls comptent les intérêts nationaux, servis par la rivalité sino-américaine et bientôt euro-américaine. C’est donc la fin annoncée de l’Occident collectif, dénoncé à Moscou.
Les puissances du « Sud global » n’ont jamais vraiment adhéré à des principes qu’elles n’avaient pas contribué à élaborer et elles ont multiplié les formats dissidents.
Michel Foucher
Si le principe du « might is right » n’est pas dans l’intérêt européen, il ne semble soulever aucune objection ailleurs, de Pékin à New Delhi, de Ryad à Téhéran 4. L’adhésion à un monde fondé sur les rapports de force est acquise, d’autant que les reproches adressés aux Occidentaux sur la pratique du « double standard » ne sont pas sans fondement.
Il est donc essentiel que les Européens abandonnent la nostalgie de l’ordre passé et s’efforcent de comprendre le monde tel qu’il a l’inconvénient d’être, sans du reste sous-estimer leur force ni leurs marges de manœuvre. Une bonne appréhension de ce « Sud global » qui s’affirme est donc prioritaire.
2 — La configuration dite du « Sud global » existe d’abord comme représentation géopolitique avec une fonction de machine de guerre antioccidentale.
Le terme a été forgé en 1969 par Carl Preston Oglesby (1935-2011), chercheur américain et président de la SDS (Students for a Democratic Society, Ann Arbor ; anti-guerre du Vietnam), pour dénoncer la domination du Nord.
La Chine a installé cette vision de manière délibérée. Ainsi, en introduction du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC, triannuel, Pékin 2-5/9/2024), continent allié pour la refonte de l’ordre international (53 pays présents sur 54), Liu Yuxi, représentant spécial du gouvernement chinois pour les affaires africaines, a déclaré : « Le monde connaît des transformations profondes, portées par l’ascension du Sud global » ; « Notre histoire ne retournera pas aux vieux jours du colonialisme » ; il dénonce « la montée de la mentalité de guerre froide ».
Lors du forum de Boao sur l’Asie, en avril 2022, le président Xi Jinping mit en garde les participants contre le retour de la « mentalité de guerre froide », « car l’hégémonisme et la politique de puissance ne peuvent que mettre en péril la paix mondiale, et la confrontation des blocs ne peut qu’exacerber les problèmes de sécurité au XXIe siècle. Afin de promouvoir la sécurité pour tous dans le monde, la Chine aimerait proposer une initiative de sécurité mondiale ».
Ces éléments de langage sont répétés lors de chaque visite officielle à Pékin et dans les conférences internationales : G20 à Bali (novembre 2022), à propos de la politisation des relations commerciales et du protectionnisme américain ; entretiens avec le chancelier allemand et les dirigeants de Singapour et de la Malaisie (mars 2023), la présidente de la Commission européenne et le président français (avril 2023). Le communiqué chinois est alors explicite : « La Chine et la France doivent continuer de soutenir la multipolarisation du monde et la démocratisation des relations internationales, rejeter la logique de la Guerre froide et la confrontation des blocs et relever ensemble toutes sortes de défis planétaires (…). La Chine considère toujours l’Europe en pôle indépendant dans un monde multipolaire, soutient les efforts de l’Union pour réaliser l’autonomie stratégique, et préconise que les relations sino-européennes ne visent aucune tierce partie, ne dépendent d’aucune tierce partie, ni ne se soumettent à aucune tierce partie ». Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement… L’enjeu est donc, à nouveau, d’éviter la formation d’un front antichinois, ce qui a le mérite de la prévisibilité.
Il convient donc de noter la continuité de la vision chinoise, qui date de la conférence de Bandoeng 1955 : contre la mentalité de Guerre froide, une dénonciation de la logique des blocs. Il s’agit d’éloigner les forces militaires américaines d’une Asie orientale promise aux seuls Asiatiques — présentés comme tributaires de l’influence chinoise —, de bâtir une communauté d’intérêts avec l’ancien tiers monde, renommé « Sud global », et de renverser, dans une approche néo-maoïste, l’ordre international dominé par le « Nord ». Il est question d’en prendre le contrôle, en faisant croire que la Chine est encore un pays en développement.
Cette stratégie s’inscrit dans une rivalité générale avec l’influence occidentale, qualifiée à la fois d’hégémonique et de déclinante. La critique de l’unilatéralisme vise l’intention américaine de ralentir la croissance chinoise en contrôlant les transferts de technologies duales, en dépit de la formidable interdépendance des économies.
Comme tous les stéréotypes, le « Sud global » informe plus sur le locuteur que sur l’objet ainsi désigné.
Michel Foucher
Rappelons que Pékin s’intéresse depuis longtemps au Tiers Monde — on pense au train Tanzam, entre la Zambie et la Tanzanie pour exporter le cuivre ; et le soutien à des mouvements de lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et au Zimbabwe, en rivalité avec Moscou. Mais la Chine déploie désormais des moyens considérables, tout en poursuivant l’instrumentalisation du passé colonial des Européens.
Indiquons enfin le contexte de diffusion de cette représentation. La guerre d’Ukraine d’abord : « La Russie, porte drapeau d’un Sud global lassé de la domination occidentale sur les affaires du monde » selon Fiodor Loukianov. Il s’agit d’avancer masqué dans la reconquête impériale ou coloniale de l’Ukraine. La rhétorique russe anti-occidentale s’affiche ainsi dans le cadre d’une « Eurasie » : « Faire partir d’Eurasie les forces extrarégionales », selon Lavrov à Vientiane le 25 juillet 2024, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean).
La tragédie de Gaza, ensuite. Comme l’a écrit Elie Barnavi :
« Par cercles concentriques, la guerre de Gaza irradie les Territoires palestiniens, les pays limitrophes du Proche-Orient, ceux du Moyen Orient, et, au-delà, la géopolitique planétaire. Comme la guerre d’Ukraine, c’est une affaire mondiale. En effet, face à la coalition dirigée depuis Téhéran, se dressent Israël et son allié unique, les États-Unis. Le troisième cercle est constitué des puissances de ce qu’il est convenu d’appeler le « Sud global », entité gazeuse et fluctuante qu’anime un vieux fonds d’antiaméricanisme tiers-mondiste, et où Israël fait figure de poste avancé de l’Occident. Le procès intenté par l’Afrique du Sud à Israël pour faits de génocide devant la Cour de Justice internationale de La Haye illustre cette posture. Enfin, on trouve dans ce marais les deux puissances révisionnistes, la Russie et la Chine, peu connues pour leur mansuétude à l’égard de leurs propres populations musulmanes, mais auxquelles Gaza offre, dans une curieuse alliance avec les islamistes à l’extérieur, une occasion en or de damer le pion à Washington. » 5
Le « Sud global » est une échelle retenue comme référence par des puissances ascendantes : comme tous les stéréotypes, il informe plus sur le locuteur que sur l’objet ainsi désigné.
3 — Le « Sud global » n’existe pas comme réalité cohérente mais comme stéréotype 6
Le « Sud global » n’est pas un ensemble cohérent, organisé, structuré ; il est hétérogène et contradictoire — qu’on pense à la rivalité stratégique entre la Chine et l’Inde, deux États par ailleurs situés dans l’hémisphère Nord !
Il n’a pas la cohésion de l’ancien Tiers Monde d’Alfred Sauvy — partout en forte croissance de population avant la transition démographique. C’est au mieux un ensemble hétérogène de pays présentés comme non alignés. Il serait ainsi caricatural de présenter le « Sud global » comme un bloc d’opposition antioccidental. Les résolutions de l’ONU condamnant l’agression russe de mars 2022 et février 2023 le montrent : 16 % d’abstentions ; 80 % d’approbation.
La faiblesse de cette représentation est qu’elle est trop globale, c’est-à-dire uniscalaire. Or l’échelle pertinente est celle des acteurs étatiques, qui agissent en puissances westphaliennes à l’européenne. Les intérêts nationaux guident la politique extérieure.
Plusieurs exemples en témoignent.
Le Vietnam pratique ainsi une neutralité active, une politique extérieure omnidirectionnelle, qualifiée de « diplomatie du bambou ».
L’Indonésie (lors du G20) a exercé une diplomatie de neutralité « libre et active » en obtenant un accord de 169 mots condamnant l’invasion russe (ASEAN, Bali, novembre 2022).
L’Inde a organisé un Voice of Global South Summit (12-13 janvier 2023) où étaient représentés 125 pays dans le contexte de la présidence du G20. Elle garde des liens économiques importants avec la Chine malgré des restrictions aux investissements chinois et continue d’accuser un déficit commercial de 85 milliards de dollars en 2023 — le paradoxe de l’Inde étant qu’elle a besoin des produits chinois pour se moderniser.
Même si le « Sud global » est une référence partagée, incantatoire, ces pays sont loin de privilégier une attitude de contestation à l’égard de l’ordre international. Ils veulent y participer plus et ne proposent pas de modèle alternatif à l’ordre actuel — à commencer par l’économie de marché. Mais les rivalités géopolitiques offrent des effets d’aubaine à des pays qui affirment leur souveraineté dans tous les domaines, dans le contexte d’une mondialisation qui leur bénéficie.
Invoquer le « Sud global » contredit donc, de fait, le refus de la logique des blocs.
4 — Avec celui « d’Occident collectif », le concept de « Sud global » enrichit le dictionnaire des idées reçues — que Gustave Flaubert sous-titrait « catalogue des idées chic »…
Il a remplacé dans l’usage courant des milieux économiques internationaux le terme de « pays émergents », soulignant le poids des questions géopolitiques dans les grandes décisions économiques. Il risque donc de devenir un concept-obstacle masquant les enjeux géoéconomiques des pays à forte croissance.
Mais les deux expressions revêtent une signification économique profonde en qualifiant l’ensemble des marchés hors Occident, où abondent les investissements chinois et autres : Turquie, Pays du Golfe, Inde. Ces pays participent de la réorganisation des chaînes de valeur du fait des tensions sino-américaines et de l’impératif de la sécurité économique (et de réduction des dépendances critiques). Les tensions géopolitiques et la recherche de chaînes d’approvisionnement plus résilientes et plus sûres commencent à modifier les liens économiques mondiaux. Ils diminuent entre les pays appartenant à des blocs antagonistes et augmentent entre les pays relevant des mêmes blocs.
Les pays du « Sud global » ne proposent pas de modèle alternatif à l’ordre actuel.
Michel Foucher
Enfin des pays économiquement « émergents » du fait de leur croissance rapide sont en train de bâtir une fonction de « connecteurs » 7 ou de pivots entre les blocs : Asie du Sud-Est (Vietnam, Indonésie, Malaisie, Thaïlande), Maghreb-Machrek (Maroc et Israël), Mexique. Ils bénéficient de la mise en place, par la Chine, de stratégies de contournement des accès aux marchés européens et américains.
Les termes de fragmentation, de découplage ou de démondialisation ne rendent pas compte avec assez de précision des évolutions de la géographie économique actuelle, notamment la place croissante d’une série de pays non-alignés, qui refusent de choisir entre Washington et Pékin (Asie du Sud-Est en premier lieu, Arabie saoudite), qui bénéficient de la guerre d’Ukraine (Inde, Pays du Golfe, Turquie, Asie centrale) et des tensions commerciales sino-américaines (du Vietnam au Mexique) et sino-européennes (du Maroc à la Turquie).
Pendant des années la géopolitique était plus importante pour certaines industries que pour d’autres. Désormais, elle importe pour chacun. Le meilleur pari pour le monde des affaires qui s’éveille à cette réalité est d’apprendre des expériences et des stratégies de ces États pivots qui montent en puissance.
5 — Plutôt que de se concentrer sur le « Sud global », les Européens devraient comprendre les réalités plurielles du « Sud local »
Il serait pertinent d’éviter l’emploi du terme de « Sud global » dans les prises de position diplomatiques mais il importe de répondre aux revendications que son usage sous-tend et de comprendre la revendication d’une égalité des conditions. En témoigne l’exigence posée par la demande du président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye qui entend rééquilibrer la relation avec Paris 8.
À propos de la présence militaire française, maintenue par ses prédécesseurs, il pose une question simple : « Combien y-a-t-il de soldats sénégalais en France ? Pourquoi Paris doit-il décider que dans tel souverain et indépendant, il faudrait maintenir 100 soldats ? Cela ne correspond pas à notre conception de la souveraineté et de l’indépendance. Il faut inverser les rôles et voir ce que les Français accepteraient ou non ». Cela signifie également que ce pouvoir est légitime et n’a plus besoin de garanties fournies par l’extérieur — à la différence de l’ancien président du Niger, Mahamadou Issoufou. Le président de la Côte d’Ivoire Alassane Ouattara a suivi l’exemple sénégalais.
Au plan économique, il conviendrait d’investir dans les pays connecteurs qui refusent de choisir entre Washington et Pékin.
Michel Foucher
Quant au serpent de mer de la réforme du Conseil de sécurité des Nations Unies, l’avocat des « valeurs asiatiques » Kishore Mahbubani vient de demander à Keir Starmer de laisser son siège au CSNU à l’Inde 9.
Au plan politico-diplomatique, l’impératif est simple : cesser de négliger les Suds locaux. Car les chiffres sont accablants. Côté américain : une seule visite de Biden en Afrique (Angola, décembre 2024) ; une seule visite de chef d’État africain aux États-Unis en 15 ans (William Ruto, Kenya, en mai). Côté chinois : cinq visites de Xi Jinping ; 20 chefs d’État reçus à Pékin en 2023. Même si Les opinions africaines ne sont pas dupes de leurs « nouveaux amis » chinois, une pédagogie est nécessaire.
Le président finlandais Alexander Stubb a déclaré :
« Dans notre perspective, le chemin vers la paix est clair : la Russie doit se retirer. Mais vous ne pouvez pas considérer ce retrait comme une précondition. Nous avons besoin de convaincre le « Sud global » que ce que fait la Russie relève de l’impérialisme. Il est dans leur intérêt d’arrêter ce conflit. Si [le président chinois] Xi Jinping voulait arrêter la guerre, il pourrait appeler Poutine pour lui dire « ça suffit ! ». La Chine pourrait faire beaucoup pour stopper les combats, car elle est dans une position de force vis-à-vis de la Russie. » 10
Si, pour afficher une résistance anti-occidentale, la Chine soutient encore une Russie affaiblie, l’Inde est, quant à elle, adepte du double jeu, parfois qualifiée de « pivot » (swing state), pratiquant un « multi-alignement » — deux expressions peu convaincantes.
Sa position transactionnelle a bien été résumée par Subrahmanyam Jaishankar, ministre des Affaires étrangères, ancien ambassadeur à Washington et membre du Bharatiya Janata Party, lors du forum Globsec de Bratislava en 2022 : « L’Europe doit se défaire d’un état d’esprit qui veut que ses problèmes soient des problèmes mondiaux, mais que ceux du monde ne seraient pas les siens ». En clair, pourquoi vous soutenir sur l’Ukraine si vous êtes silencieux sur les attaques chinoises à la frontière himalayenne ?
Au plan économique, il conviendrait, selon cette logique, d’investir dans les pays connecteurs (Maroc, Mexique, Asie du Sud Est) qui refusent de choisir entre Washington et Pékin — et, pour la France, de sortir de la rente en Afrique francophone.
Enfin, au plan multilatéral, les lignes de clivage avec les pays intéressés doivent faire l’objet de négociations approfondies sur un ensemble de sujets : santé, énergie, technologie, monnaie, normes et règles
Cette multipolarité naissante est déjà à géométrie variable, selon la nature des questions structurantes.
Une fragmentation du monde en blocs énergétiques stratégiques est probable, qui placerait sans conteste les États-Unis en position de force vis-à-vis de leurs alliés européens et asiatiques, dès lors qu’ils combinent les ressources fossiles et les outils de la transition énergétique.
La course à la maîtrise nationale des technologies critiques — semi-conducteurs, intelligence artificielle, informatique quantique, systèmes spatiaux, nouvelles fibres optiques sous-marines — met au premier plan les impératifs de sécurité nationale définis par les grands États, déjà conduits à soutenir par l’argent public le maintien à flot d’économies affectées par la pandémie : le capitalisme devient politique.
En avril 2023, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva déclarait à Pékin : « Toutes les nuits je me demande pourquoi tous les pays doivent commercer en dollars ».
En réaction, et à propos d’un train de sanctions supplémentaires contre la Russie, l’ancienne Secrétaire au Trésor Janet Yellen reconnaissait que la multiplication des sanctions américaines pourrait inciter à la recherche de monnaies alternatives pour les échanges internationaux, même si cette tendance ne devait pas être exagérée. Le billet vert est la monnaie de 60 % des réserves de change ; il est la référence du commerce international, des marchés de la dette. La forte demande pour la détention de dollars américains permet aux États-Unis d’emprunter à un coût moindre et il ne sera pas facile de neutraliser ces effets de réseaux. Le yuan ne pèse en revanche que 3 % des réserves des banques centrales, faute de confiance dans le respect des règles de droit. Mais la facturation des échanges régionaux en monnaies moins internationales est à l’étude en Asie du Sud-Est et en Afrique de l’Ouest. La France avait proposé que la monnaie mal nommée Franc CFA — il ne s’agit pas d’un « franc » mais d’un moyen de paiement dont le Trésor français garantit la stabilité par son ancrage à l’euro — soit remplacée par une monnaie commune régionale : l’Eco. Cette initiative attendue s’est heurtée au refus du Nigeria, géant économique de l’Afrique de l’Ouest dont la monnaie, le naira, a perdu 260 fois sa valeur initiale… Ce qui décourage les autres pays, sans pour autant faire cesser les critiques contre la France.
Enfin, la Chine a organisé une pénétration systématique des institutions internationales existantes afin d’infléchir les normes et de s’imposer en tant que puissance structurelle, tout en créant des institutions parallèles dans le domaine du financement des infrastructures.
Le système-monde est donc de plus en plus divisé au plan économique entre des techno-démocraties et des techno-autoritarismes. Mais ce n’est pas parce que Donald Trump est bien perçu hors de l’Occident que les Européens doivent cesser d’être l’acteur de premier plan que les pays du Sud continuent de voir en eux — pour soutenir les différentes démarches « multivectorielles », les Suds auront besoin de l’Europe.
Sources
- Une première version de cette analyse a été présentée dans le débat final de la World Policy Conference à Abu Dhabi le 15 décembre 2024.
- 1867 : Alaska et Midway.
- Ce n’est pas seulement une affaire de rivalité entre républicains et démocrates. La société américaine est fatiguée des « guerres sans fin » au nom de l’idéalisme et du « regime change » (6,1 % de la population civile de plus de 18 ans est formée de vétérans (19 millions), dont 20 % d’handicapés à 100 %. Le budget du US Department of Veterans Affairs est de 70 milliards de dollars.
- Selon l’enquête du Conseil européen des relations étrangères (“Alone in a Trumpian World”, novembre 2024), seuls 22 % des citoyens de l’Union, 15 % des Britanniques et 11 % des Sud-Coréens pensent que son retour est une bonne chose pour leur pays. En revanche, 84 % des Indiens, 61 % des Saoudiens, 49 % des Russes et 46 % des Chinois pensent que c’est une bonne chose pour leur pays.
- Elie Barnavi, « Perfect Storm, 1 », Telos, 29 juillet 2024.
- « Stéréotypes » : nom savant pour désigner des « clichés », des idées toutes faites, imprimées dans nos esprits et nos cultures : « idées reçues », disait Flaubert, dont il fit un petit dictionnaire, sous-titré : « Le catalogue des opinions chic ».
- Changing Global Linkages, WP/24/76, Fonds monétaire international, avril 2024.
- Le Monde, 30 novembre 2024.
- Financial Times, 12 août 2024.
- Le Monde, 27 juillet 2024.