« La guerre, même nucléaire, n’est plus redoutée » : les 11 prophéties de Karaganov

« Il y a bien longtemps, j'ai constaté que le monde se dirigeait inexorablement vers une vague de conflits militaires, menaçant de se transformer en une troisième guerre thermonucléaire mondiale, avec une forte probabilité d'anéantissement de la civilisation humaine. »

Nous publions et commentons la première partie du diptyque clef signé par le très influent penseur stratégique du Kremlin, Sergueï Karaganov, sur l’avenir de la guerre et de la dissuasion nucléaire.

Auteur
Marlène Laruelle
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© Vitaliy Ankov/SIPA

La proposition du président russe Vladimir Poutine de modifier le cadre légal dans lequel la Russie s’autorise à utiliser l’arme nucléaire vient confirmer qu’un nouveau seuil de tensions a été franchi dans le conflit entre la Russie et l’Occident. La décision russe doit cependant être interprétée non comme une préparation immédiate de passage à l’acte mais comme une mise à jour des mécanismes de dissuasion. Cette évolution a une nature avant tout déclarative et normative, dans un contexte où les autorités russes s’inquiètent des incursions grandissantes des armes occidentales possédées par l’armée ukrainienne en territoire russe.

Afin d’éclairer sur le débat nucléaire tel qu’il est pensé et interprété en Russie, nous revenons sur une série d’articles de Sergueï Karaganov, l’un des architectes intellectuels de la politique étrangère russe, directeur du très influent Conseil de politique étrangère et de défense représentant les « faucons » au sein du régime russe.

Karaganov est l’une des voix les plus connues sur les enjeux de dissuasion nucléaire, n’ayant pas hésité à lancer l’idée d’utiliser les armes nucléaires tactiques dans la guerre en Ukraine. 

Mais son analyse ne se limite pas à se faire l’avocat du diable sur le nucléaire, elle s’inscrit dans une analyse plus globale — et plus fine — de la transformation de la scène mondiale et des enjeux sous-jacents qui traversent les rapports de force contemporains. 

Son approche invite à repenser le rôle de la dissuasion nucléaire héritée des décennies de guerre froide dans un contexte international bien plus fluide, imprévisible et traversé de dimensions contradictoires — et la place que la Russie souhaite y tenir.

Une ère de guerres ? Première partie

Et le sang noir, terrestre
nous promet, gonflant nos veines,
détruisant toutes les frontières,
Des changements inédits
Des rébellions inouïes…

Аlexandre Blok, Vengeance, 1911.

Je commence cet article par les vers de mon poète russe préféré, Alexandre Blok, qui est comparable au plus grand génie russe, Fiodor Dostoïevski, par son don de clairvoyance. Il y a bien longtemps, j’ai constaté que le monde se dirigeait inexorablement vers une vague de conflits militaires, menaçant de se transformer en une troisième guerre thermonucléaire mondiale, avec une forte probabilité d’anéantissement de la civilisation humaine.

Cette prédiction est l’une des principales raisons pour lesquelles j’ai publié une série d’articles sur la nécessité de restaurer la crédibilité de la dissuasion nucléaire qui a sauvé le monde pendant plus d’un demi-siècle.

Une multitude de facteurs structurels indiquent une probabilité extrêmement élevée d’une augmentation qualitative du niveau de conflit militaire qui mène le monde au bord de la catastrophe finale, et qui peut aussi apporter des malheurs incalculables à l’humanité et à notre pays. Je ne voulais pas effrayer les personnes déjà angoissées qui n’étaient pas prêtes à accepter la nouvelle réalité. Surtout après avoir vu l’hystérie provoquée par ma précédente série d’articles pourtant relativement peu abrasifs. Mais il n’est plus possible de le garder secret, et les collègues les plus clairvoyants ont commencé à écrire de façon de plus en plus décisive sur la probabilité de glisser vers une grande guerre, offrant des recettes pour la prévenir et s’y préparer au cas où elle éclaterait. En premier lieu, bien sûr, l’article « La Grande guerre : du passé à l’avenir » de Vasily Kachin et Andrei Suchentsov, préparé sur la base du rapport du Club Valdai et publié fin 2023 dans la revue Russia in Global Affairs1. Un autre expert en relations internationales, Fyodor Lukyanov2, a commencé à poursuivre la même idée de sa manière la plus douce.

Cela fait en effet plusieurs mois que le débat sur l’usage du nucléaire a été relancé en Russie. Depuis l’invasion militaire de l’Ukraine en février 2022, Vladimir Poutine a régulièrement évoqué le manque de mécanismes de dissuasion nucléaire « à l’ancienne » dans ses discours, et les milieux russes de l’expertise stratégique se sont mis à largement publier sur cette question.

D’autre part, l’« État profond » américain met en garde contre la forte probabilité d’une troisième guerre mondiale et réfléchit à la manière dont les États-Unis peuvent éviter la défaite s’ils doivent se battre sur deux ou trois fronts (l’Europe, le Pacifique et le Moyen-Orient)3.

J’ai décidé de participer à cette discussion. Je souhaite, bien sûr, que la question posée dans le titre de cet article reçoive une réponse négative. Mais pour cela, nous devons comprendre les raisons du conflit croissant et proposer une politique de salut du monde beaucoup plus active. Je suis convaincu que nous devons sérieusement ajuster l’ensemble de notre politique — interne, militaire et étrangère — pour nous offrir, à nous et au monde, un nouveau paradigme de développement.

Dans ce premier article, je tenterai de présenter ma vision des défis. Quant au second, j’y proposerai des solutions actives et préventives pour y répondre. Je ne crois pas qu’en énumérant simplement les défis, je révélerai quelque chose de nouveau. Cependant, en les prenant dans leur ensemble, ils dressent un tableau plus qu’alarmant qui requiert une action décisive.

Le principal défi est l’épuisement du type moderne de gestion économique, du capitalisme, qui repose principalement sur la réalisation de profits et qui, à cette fin, encourage par tous les moyens possibles la consommation effrénée de biens et de services de plus en plus inutiles à la vie humaine normale. La surabondance d’informations dépourvues de sens au cours des deux ou trois dernières décennies appartient également à cette catégorie. Les gadgets dévorent une quantité monstrueuse d’énergie et de temps que les gens pourraient utiliser pour des activités productives. L’humanité est entrée en conflit avec la nature et a commencé à l’éroder — alors que c’est la base même de son existence. Même dans notre pays, pour l’instant, la croissance de la prospérité implique avant tout la croissance de la consommation.

Il est intéressant de noter que Karaganov commence son propos par mentionner la surconsommation et le développement du capitalisme globalisé, signe que les lectures soviétiques du monde contemporain, inspirées d’interprétations marxistes, ont été réactivées en Russie.

Le deuxième défi est le plus évident. Les problèmes mondiaux — pollution de l’environnement, changement climatique, réduction des réserves d’eau douce, des terres cultivables et de nombreuses autres ressources naturelles — ne sont pas résolus. Des solutions dites « vertes » sont proposées, qui visent le plus souvent à consolider la domination des privilégiés et des riches, tant au sein de leurs sociétés qu’au niveau international. Prenons par exemple les tentatives constantes de transférer le fardeau de la lutte contre la pollution et les émissions de CO2 aux producteurs, dont la plupart se trouvent en hors du vieil Occident, plutôt qu’aux consommateurs à l’intérieur de celui-ci, où la surconsommation devient grotesque. 20 à 30 % de la population, concentrée principalement en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, consomment 70 à 80 % des ressources de la biosphère4, et l’écart ne fait que se creuser.

Là aussi, il est fascinant de voir les enjeux environnementaux évoqués aussi tôt dans le texte, dans une tradition probablement inspirée par Alexandre Panarine (1940-2003), l’un des grands penseurs géopolitiques russes des années 1990, qui avait intégré une forme d’eschatologie écologique dans ses textes dénonçant l’identité et les valeurs du monde occidental.

Cependant, la maladie du consumérisme s’étend au reste du monde. Nous-mêmes continuons de souffrir de la consommation ostentatoire, qui était tant à la mode dans les années 1990 et qui commence — lentement — à diminuer à peine. Cela entraîne une concurrence croissante pour les ressources et des tensions internes grandissantes, notamment celles causées par l’inégalité de la consommation, dans de nombreux pays et régions.

La prise de conscience de l’impasse du modèle de développement actuel, mais aussi la réticence et l’incapacité à l’abandonner, est l’une des principales raisons de la croissance effrénée de l’hostilité à l’égard de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine (le coût de la rupture des relations avec cette dernière est beaucoup plus élevé).

Il faut un ennemi pour détourner l’attention des défis insolubles.

Depuis le milieu des années 2010, les sanctions étaient expliquées par la nécessité d’entraver le corps tentaculaire de l’Union européenne. Aujourd’hui, elles constituent l’un des principaux fondements de l’Occident.

Aujourd’hui, l’Europe parle aussi de plus en plus de la nécessité, voire de l’opportunité, de se préparer à une guerre mondiale. Dans l’effervescence de l’oubli historique et de la frénésie intellectuelle, on oublie que si elle éclate, l’Europe de l’OTAN n’aura plus que quelques jours, voire quelques heures à vivre. Bien que, naturellement, Dieu nous en préserve.

Un processus parallèle est la croissance de l’inégalité sociale, qui a explosé après que l’échec de l’URSS communiste a enterré le besoin d’un État-providence. Dans les pays développés d’Occident, la classe moyenne, pilier des systèmes politiques démocratiques, se réduit depuis une décennie et demie, voire deux décennies. Son efficacité décroît progressivement.

La démocratie est l’un des instruments par lesquels les élites oligarchiques, qui détiennent le pouvoir et la richesse, gèrent les sociétés complexes. D’où la montée des tendances autoritaires, voire totalitaires, en Occident, malgré les cris d’orfraie sur la défense de la démocratie. Et ce n’est pas seulement un phénomène localisé là-bas.

Le troisième défi est la dégradation de l’homme et de la société, principalement dans l’Occident relativement développé et riche. Cette région — mais pas seulement celle-là — est victime de la civilisation urbaine et de son confort relatif, ainsi que du détachement de l’homme de son environnement traditionnel, où il a été historiquement et génétiquement formé. La consommation sans fin du numérique augmente, ce qui semble devoir conduire à une illumination des masses, mais entraîne plutôt un assourdissement des masses, des possibilités accrues de les manipuler non seulement de la part des oligarchies, mais aussi de la part des masses elles-mêmes — une ochlocratie à une nouvelle échelle. En outre, les oligarchies, peu désireuses de partager leurs privilèges et leurs richesses, assomment délibérément les gens, contribuent à la désintégration des sociétés, cherchant à les priver de la capacité de résister à l’ordre des choses de plus en plus injuste et dangereux pour la Majorité. Ils ne se contentent pas de promouvoir, mais imposent des idéologies, des valeurs et des modes de comportement anti-humains ou post-humains qui rejettent les fondements naturels de la moralité humaine et presque toutes les valeurs humaines fondamentales.

Karaganov reformule ici des éléments bien étudiés par les penseurs russes sur ce qu’ils interprètent comme la décadence politique et morale de l’Occident, liant  le prétendu échec de la démocratie libérale représentative à la montée des technologies et de l’IA, ainsi qu’aux philosophies du transhumanisme venant de la Silicon Valley. L’analyse de Karaganov n’est en rien spécifiquement russe et se place en écho de nombreuses critiques venues de la gauche sur l’évolution du monde occidental.

La vague d’information se déploie dans un contexte de conditions de vie relativement favorables, où les principaux défis qui ont historiquement motivé le développement de l’humanité, tels que la faim et la peur de la mort violente, sont largement absents. Les peurs deviennent virtualisées.

Le « clip thinking » menace de provoquer une dégradation intellectuelle universelle.

On constate déjà la perte presque totale de la pensée stratégique parmi les élites européennes ; au sens méritocratique traditionnel, il n’y a tout simplement plus d’élites. Le déclin intellectuel de l’élite dirigeante des États-Unis, un pays doté d’un énorme potentiel militaire, y compris nucléaire, est en train de se produire sous nos yeux. Les exemples se multiplient. J’ai déjà cité l’un des derniers en date, qui m’a choqué. Le président Biden et son secrétaire d’État Blinken ont tous deux affirmé que la guerre nucléaire était moins pire que le réchauffement climatique5. Une telle maladie menace l’ensemble de l’humanité et doit être traitée de manière décisive. Notre façon de penser est de plus en plus inadaptée face à des défis de plus en plus complexes. Pour nous distraire des problèmes insolubles et nous en détourner, on promeut l’intelligence artificielle. Avec toutes ses applications utiles possibles, elle ne comblera pas le vide de l’intelligence, mais elle comporte sans aucun doute d’énormes dangers supplémentaires. Nous y reviendrons plus tard.

Les élites russes sont surprises de ce qu’elles considèrent comme un recul de la Realpolitik américaine et de son remplacement par une vision du monde idéaliste, visible dans le soutien à l’Ukraine et le coût de ce soutien. Le côté russe note également, avec justesse, que l’expertise américaine sur la dissuasion nucléaire s’est réduite ces trois dernières décennies alors que ce thème a continué à être considéré comme crucial dans le monde des think tanks russes.

La quatrième source la plus importante de la tension générale qui s’accroît depuis une décennie et demie est la redistribution rapide et sans précédent des forces du vieil Occident vers la Majorité mondiale montante. Les plaques tectoniques se sont déplacées sous l’ancien système mondial et un tremblement de terre géopolitique, géoéconomique et géo-idéologique mondial à long terme a commencé. Les raisons en sont multiples.

Tout d’abord, l’URSS dans les années 1950-1960, puis la Russie, qui s’est redressée après quinze ans d’échec, ont fait tomber la base — la supériorité militaire — de la domination de l’Europe et de l’Occident, qui durait depuis cinq cents ans. Et, je répète ce qui a été dit à maintes reprises, c’est sur cette base que s’est construite la domination de la politique, de la culture et de l’économie mondiales, permettant d’imposer leurs intérêts et leurs ordres et, surtout, de siphonner le PIB mondial. La perte d’un demi-millénaire d’hégémonie est la cause profonde de la haine enragée de l’Occident à l’égard de la Russie et de ses tentatives pour l’écraser.

Deuxièmement : les erreurs de l’Occident lui-même, qui a cru en sa victoire finale, s’est relâché, a oublié l’histoire, est tombé dans l’euphorie et la paresse de la pensée. Une série d’erreurs géopolitiques extravagantes a commencé. Tout d’abord, les aspirations de la majeure partie de l’élite russe de la fin des années 1980 et des années 1990 à s’intégrer à l’Occident ont été rejetées avec arrogance — sans doute heureusement pour nous. Nous voulions être sur un pied d’égalité, ils ont refusé. Résultat : de partenaire potentiel et même allié, possédant d’énormes ressources naturelles, militaires, intellectuelles, moins importantes, mais néanmoins significatives en matière de production, la Russie s’est transformée en adversaire et est devenue un noyau militaro-stratégique du non-Occident, que l’on appelle le plus souvent le Sud global, mais plus précisément la Majorité mondiale.

Troisièmement, croyant au modèle sans alternative du capitalisme mondialiste libéral et démocratique, l’Occident a non seulement manqué, mais aussi soutenu la montée en puissance de la Chine, espérant que cette grande civilisation suivrait la voie de la démocratie — c’est-à-dire qu’elle serait gouvernée moins efficacement et qu’elle s’alignerait stratégiquement sur l’Occident. Je me souviens de mon étonnement lorsque l’offre fantastiquement lucrative faite par l’élite russe dans les années 1990 a été rejetée. Je pensais que l’Occident avait décidé d’en finir avec la Russie. Il s’agissait en fait d’un mélange d’orgueil démesuré et de cupidité. Par la suite, la politique à l’égard de la Chine n’était plus aussi étonnante. Le niveau intellectuel des élites occidentales est devenu évident.

Quatrièmement, les États-Unis se sont engagés dans une série de conflits inutiles — Afghanistan, Irak, Syrie — et les ont perdus, comme on pouvait s’y attendre, réduisant à néant l’idée de leur domination militaire et les trillions investis dans des forces polyvalentes. En se retirant imprudemment du traité ABM, peut-être dans l’espoir de retrouver sa supériorité dans le domaine des armes stratégiques, Washington a ravivé le sentiment d’auto-conservation de la Russie. Les espoirs d’un accord de bonne foi ont été anéantis. Malgré sa relative pauvreté, Moscou a lancé un programme de modernisation de ses forces stratégiques qui, à la fin des années 2010, lui a permis, pour la première fois dans l’histoire, non seulement d’égaler mais même de prendre de l’avance, bien que temporairement.

On retrouve là des thématiques bien connues de la perception russe et développées bien plus en détail dans d’autres travaux écrits par Karaganov lui-même ou menés sous sa direction comme son grand texte de 2023 sur la nécessaire désoccidentalisation du monde et la montée en puissance de la « Majorité mondiale »

La cinquième source de tension croissante dans le système mondial — le changement susmentionné, presque instantané selon les normes historiques, de l’équilibre de forces mondial, la réduction rapide de la capacité de l’Occident à siphonner le PIB mondial en sa faveur — a provoqué sa réaction furieuse. L’Occident, mais surtout Washington, est en train de détruire sa position autrefois privilégiée dans la sphère économique et financière en armant les liens économiques et en utilisant la force pour tenter de ralentir l’affaiblissement de ses propres positions et de nuire à ses concurrents. Cela se produit par la militarisation des liens économiques — l’utilisation de la force pour tenter de ralentir l’affaiblissement de sa position et de nuire à ses concurrents. Une avalanche de sanctions, des restrictions sur le transfert de technologies et de biens de haute technologie, le démantèlement des chaînes de production. L’impression effrénée de dollars, et maintenant d’euros, accélère l’inflation et augmente la dette publique. Pour tenter de maintenir leur position, les États-Unis sapent le système mondialiste qu’ils ont eux-mêmes créé, mais qui a commencé à donner des chances presque égales à des concurrents plus organisés et plus industrieux de la Majorité mondiale. La démondialisation économique, la régionalisation et le rétrécissement des anciennes institutions de la gouvernance économique mondiale ont commencé. L’interdépendance, autrefois considérée comme un outil de développement et de renforcement de la coopération et de la paix, devient de plus en plus un facteur de vulnérabilité et sape sa fonction stabilisatrice.

Là aussi, Karaganov tente de capturer les ambiguïtés du système mondialisé contemporain et le rôle ambigu qu’y jouent les États-Unis en tant que leader hégémonique sur le déclin face à des forces demandant une plus juste redistribution dans les institutions internationales.

Sixième défi : se lançant dans une contre-attaque désespérée, d’abord contre la Russie, mais aussi contre la Chine, l’Occident a lancé une campagne de propagande presque sans précédent, d’une ampleur digne d’une guerre, diabolisant ses concurrents, en particulier la Russie, et coupant systématiquement les liens humains, culturels et économiques. Un rideau de fer encore plus tranchant que le précédent est en train de se mettre en place. L’image d’un ennemi total est entretenue. De notre côté et du côté chinois, la guerre idéologique n’a pas le même caractère total et vicieux. Mais la vague de réactions s’amplifie. L’Occident déshumanise les Russes et, dans une moindre mesure, les Chinois (rompre les liens avec eux est plus coûteux), et nous regardons l’Occident avec un mépris toujours plus grand. La déshumanisation ouvre la voie à la guerre. Elle semble faire partie des préparatifs de guerre en Occident.

Notre réaction prépare le terrain à une lutte sans merci.

Septième défi : le déplacement des plaques tectoniques, l’essor de nouveaux pays et continents, ainsi que le réveil de vieux conflits étouffés par le système de confrontation structurée de la guerre froide, mèneront inévitablement — à moins qu’une politique de paix active ne soit mise en place par les nouveaux dirigeants — à une série d’affrontements. Des contradictions « inter-impérialistes » pourraient également émerger, non seulement entre les anciennes et nouvelles puissances, mais aussi entre les nouvelles elles-mêmes. Les premiers signes de ces conflits sont déjà visibles en mer de Chine méridionale, entre l’Inde et la Chine. Si les conflits continuent de se multiplier, ce qui est très probable, ils entraîneront des réactions en chaîne, augmentant le risque de guerre mondiale. Pour l’instant, le principal danger vient de la contre-attaque féroce de l’Occident. Cependant, des conflits peuvent surgir partout — y compris à la périphérie de la Russie.

Au Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien a, comme prévu, explosé, menaçant de se transformer en un conflit généralisé dans la région. En Afrique, plusieurs guerres sont en cours. Les petits conflits persistent en Afghanistan, en Irak et en Syrie dévastés. L’Occident, qui domine toujours le paysage médiatique de propagande, préfère les ignorer. Historiquement, l’Amérique latine et l’Asie ne sont pas des régions aussi belliqueuses que l’Europe, qui a été le théâtre de la plupart des guerres et de deux guerres mondiales en l’espace d’une génération. Cependant, des guerres ont également eu lieu là-bas, et de nombreuses frontières sont artificielles, imposées par d’anciennes puissances coloniales. L’exemple le plus évident est celui de l’Inde et du Pakistan, mais il y a des dizaines d’autres exemples.

Compte tenu de la trajectoire actuelle de l’Europe, qui jusqu’à présent se dirige inexorablement vers un déclin marqué par un un ralentissement économique, une inégalité croissante, l’aggravation des problèmes migratoires, le dysfonctionnement croissant des systèmes politiques encore relativement démocratiques, et une dégradation morale, on peut s’attendre avec une forte probabilité à une stratification de l’Union européenne à moyen terme, suivie par son effondrement, à la montée du nationalisme, à la fascisation des systèmes politiques. Pour l’instant, les éléments du néo-fascisme libéral se développent, mais le fascisme national de droite émerge déjà. Le sous-continent retombera dans son état habituel d’instabilité et même de source de conflits. Le retrait inévitable des États-Unis, qui se désintéressent de la stabilité du sous-continent, ne fera qu’aggraver cette tendance. Il ne nous reste guère plus qu’une dizaine d’années. J’aimerais me tromper, mais cela ne semble pas être le cas.

Karaganov reprend là une lecture classique de l’Europe contemporaine. Le discours sur le néo-fascisme libéral est devenu la norme idéologique en Russie aujourd’hui, inspiré d’héritages soviétiques datant des années de guerre froide, quand la CIA finançait de nombreux mouvements d’extrême-droite pour leur anticommunisme. Ce discours a été réactualisé avec le conflit en Ukraine dès 2014 et bien plus nettement depuis 2022 autour du thème de la fascisation de l’Ukraine et, par procuration, de l’Europe.

Dans l’analyse russe, « fascisme » est utilisé pour dénoncer tous ceux qui remettent en cause le poids des sacrifices humains de l’Union soviétique dans la victoire sur le nazisme en 1945 et insistent au contraire sur une équivalence entre nazisme et communisme et sur le pacte germano-sovietique de 1939-1941.

Huitième défi : la situation est aggravée par le quasi-effondrement de la gouvernance internationale, tant au niveau économique que politique et sécuritaire. La reprise de la rivalité féroce entre les grandes puissances et la structure délabrée de l’ONU la rendent de moins en moins fonctionnelle. Le système de sécurité en Europe a été perturbé par l’expansion de l’OTAN. Les tentatives des États-Unis et de leurs alliés de former des blocs anti-chinois dans la région indo-pacifique et la lutte pour le contrôle des voies maritimes augmentent également le potentiel de conflit dans cette région. L’Alliance de l’Atlantique Nord, qui jouait un rôle stabilisateur et équilibrant en matière de sécurité, s’est transformée en un bloc ayant commis une série d’agressions qui ont mené à la guerre en Ukraine. Les nouvelles organisations, institutions et routes destinées à assurer la sécurité internationale — l’Organisation de Coopération de Shanghai, les BRICS, la « Ceinture et la Route » continentale, la Route maritime du Nord — n’ont jusqu’à présent que partiellement compensé le déficit croissant des mécanismes de sécurité. Ce déficit est aggravé par l’effondrement, principalement à l’initiative de Washington, de l’ancien système de contrôle des armements. Ce système, bien que limité dans sa capacité à prévenir la course aux aux armements, offrait néanmoins une plus grande transparence et prévisibilité, réduisant ainsi la suspicion et la méfiance.

Neuvième défi : le retrait de l’Occident, en particulier des États-Unis, de sa position dominante dans la culture, l’économie et la politique mondiales, bien qu’il ouvre de nouvelles opportunités pour d’autres pays et civilisations, comporte également des risques importants.

En se retirant, les États-Unis se désintéressent du maintien de la stabilité dans de nombreuses régions et, au contraire, commencent à provoquer l’instabilité et les conflits. L’exemple le plus évident est celui du Moyen-Orient après que les Américains ont assuré leur relative indépendance énergétique. Il est inconcevable que l’actuel conflit israélo-palestinien de Gaza ne soit que le résultat de l’incompétence flagrante des agences de renseignement israéliennes et américaines. Néanmoins, cela montre une perte d’intérêt pour un développement pacifique et stable. Mais l’essentiel est qu’en dérivant lentement vers le néo-isolationnisme, les Américains restent pour longtemps dans un paradigme mental de la domination impériale. Si on les laisse faire, ils déclencheront des conflits en Eurasie. La classe politique américaine continuera de fonctionner, pendant au moins une autre génération, dans le cadre intellectuel des théories mackinderiennes alimentées par une domination géopolitique à court terme. Concrètement, les États-Unis entraveront la montée en puissance de nouveaux acteurs, d’abord la Chine, mais aussi la Russie, l’Inde, l’Iran, bientôt la Turquie et les pays du Golfe. Cela manifeste la provocation et l’alimentation du conflit militaire en Ukraine, les tentatives d’entraîner la Chine dans la guerre autour de Taïwan — sans succès jusqu’à présent — et d’aggraver les désaccords sino-indiens. On observe également une agitation constante des conflits presque sans motifs en mer de Chine méridionale, ainsi qu’en mer de Chine orientale, le torpillage systématique du rapprochement intra-coréen et la poussée des conflits en Transcaucasie, ainsi qu’entre les pays arabes du Golfe et l’Iran — là encore : sans succès jusqu’à présent. On peut s’attendre à des efforts pour fomenter des conflits à la périphérie commune de la Russie et de la Chine. Le point vulnérable le plus évident est le Kazakhstan. Une tentative a déjà eu lieu, arrêtée grâce à l’introduction d’un contingent de maintien de la paix de l’OTSC et de la Russie à la demande des dirigeants du Kazakhstan. Mais cela continuera jusqu’à ce qu’une génération d’élites politiques prenne le pouvoir aux États-Unis, avec des personnalités moins mondialistes et plus orientées vers le national. Cela ne se produira pas avant au moins quinze à vingt ans. Bien sûr, il faut essayer de stimuler le processus au nom de la paix internationale et même des intérêts du peuple américain. Mais la réalisation des intérêts n’est pas pour demain. Ce n’est qu’en arrêtant la dégradation de l’élite américaine et après une nouvelle défaite des États-Unis, cette fois en Europe autour de l’Ukraine, que cela pourrait changer. 

Ce long paragraphe résume bien la perception russe des États-Unis comme le moteur des déstabilisations dans le monde via ses politiques d’ingérence répétées. La mention des événements de janvier 2022 au Kazakhstan est intéressante, car aucun élément ne confirme une quelconque influence occidentale dans les conflits internes aux élites kazakhstanaises qui ont opposé les cercles de l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev et son successeur Kassym-Jomart Tokayev.

Karaganov insiste également sur la montée d’une nouvelle génération américaine plus isolationniste, ce qui est en effet confirmé par les enquêtes d’opinion faites aux États-Unis où les jeunes générations refusent plus nettement que leurs parents l’interventionnisme à l’etranger et son coût.

Dans une lutte désespérée pour préserver l’ordre mondial des 500 et surtout des 30 ou 40 dernières années, les États-Unis et leurs satellites, y compris les nouveaux venus qui semblaient rejoindre le vainqueur, ont provoqué et alimenté la guerre en Ukraine. Leur espoir initial était de vaincre la Russie. Maintenant, après l’échec, ils cherchent à prolonger le conflit, espérant épuiser au maximum notre pays, le noyau militaro-politique de la Majorité mondiale. Ils visent, à nous paralyser, à empêcher notre développement et à réduire l’attrait des alternatives que nous proposons — même si elles ne sont pas encore clairement articulées — au paradigme politique et idéologique de l’Occident.

Dans un an ou deux, l’opération militaire spéciale devrait se conclure par une victoire décisive. Cela permettra également aux élites américaines actuelles et aux élites vendues apparentées en Europe d’accepter la perte de leur position dominante et d’accepter une position beaucoup plus modeste dans le futur système mondial.

La tâche de long terme, mais déjà urgente, est de faciliter le retrait pacifique de l’Occident de ses anciennes positions hégémoniques.

Dixième défi : pendant de nombreuses décennies, la paix relative dans le monde a reposé sur la peur des armes nucléaires. Ces dernières années, avec l’« accoutumance » à la paix, la dégradation intellectuelle mentionnée précédemment et l’affaiblissement de la conscience des sociétés et des élites, un « parasitisme stratégique » s’est développé : la guerre, même nucléaire, n’est plus redoutée. J’ai déjà abordé ce sujet dans des articles précédents. Mais je ne suis pas le seul à tirer la sonnette d’alarme. Ce sujet est régulièrement évoqué par Dmitri Trenin, un éminent penseur russe en matière de politique étrangère6.

Enfin, le onzième défi est le plus évident. Ou plutôt : un groupe de défis. Une nouvelle course aux armements est en cours, tant qualitative que quantitative. La stabilité stratégique — indicateur de la probabilité d’une guerre nucléaire — est mise à mal de toutes parts. De nouveaux types d’armes de destruction massive apparaissent ou sont déjà apparus, échappant au système de restrictions et d’interdictions. Cela inclut divers types d’armes biologiques visant non seulement les individus, mais aussi des groupes ethniques spécifiques, des animaux et des plantes. Ces armes peuvent provoquer des famines ou propager des maladies chez les humains, les animaux et les plantes7. Les États-Unis ont mis en place un réseau de laboratoires biologiques à travers le monde, et ils ne sont probablement pas les seuls. Certaines armes biologiques sont relativement accessibles.

Karaganov reproduit ici des discours conspirationnistes bien diffusés — en Russie comme dans les mouvances de l’extrême droite américaine — sur l’existence d’armes pouvant toucher des groupes ethniques spécifiques. Le sujet des laboratoires biologiques américains à travers le monde est plus complexe à déconstruire, car il englobe aussi bien la réalité des coopérations scientifiques et stratégiques internationales américaines et des théories du complot sur de supposés laboratoires secrets — en particulier en Ukraine.

En plus de la prolifération et l’augmentation spectaculaire du nombre et de la portée des missiles, d’autres types d’armes se développent rapidement, notamment les drones. Ces derniers sont relativement bon marché mais peuvent transporter des armes de destruction massive. Cependant, le danger principal réside dans leur prolifération de masse, qui a déjà commencé, rendant la vie normale insupportablement dangereuse. En brouillant les frontières entre la guerre et la paix, ces armes sont des outils idéaux pour les attaques terroristes et même le banditisme. Toute personne se trouvant dans un espace relativement peu protégé devient une victime potentielle. Les missiles, les drones et d’autres armes peuvent causer d’énormes dégâts aux infrastructures civiles, avec toutes les conséquences que cela implique pour les individus et les pays. Nous en voyons déjà les effets dans le conflit en Ukraine.

Les systèmes d’armes non nucléaires à longue portée et de haute précision sapent la stabilité stratégique par le bas. En parallèle, un processus de miniaturisation des ogives nucléaires, principalement mené par les États-Unis, détruit la stabilité stratégique par le haut. Les signes de transfert de la course aux armements vers l’espace se multiplient.

L’hypersonique, dans lequel nos amis chinois et nous-mêmes sommes en tête jusqu’à présent, grâce à Dieu et à nos concepteurs, se répandra tôt ou tard. Le temps de vol vers les cibles sera réduit au minimum, augmentant fortement la crainte d’une frappe de « décapitation » sur les centres de décision. La stabilité stratégique subira un nouveau coup dur. Les vétérans se souviennent que l’OTAN et nous-mêmes avons paniqué à propos des missiles SS-20 et des missiles Pershing. Aujourd’hui, la situation est bien pire. En cas de crise, de plus en plus de missiles à longue portée, très précis et irrésistibles menaceront les communications maritimes les plus importantes — les canaux de Suez et de Panama, les détroits de Bab-el-Mandeb, d’Ormuz et de Malacca.

La course aux armements incontrôlée qui a déjà commencé dans presque toutes les directions peut conduire au point où les systèmes de défense antimissile et de défense aérienne devront être omniprésents. Bien sûr, les missiles à longue portée et de haute précision, ainsi que certaines autres armes, peuvent également renforcer la sécurité, par exemple en dévalorisant enfin la flotte de porte-avions américains, en réduisant la possibilité d’une politique agressive, le soutien américain à leurs alliés. Mais cela les poussera à se tourner vers les armes nucléaires, ce qui est déjà plus que probable dans le cas de la République de Corée et du Japon.

Enfin, la solution la plus à la mode est aussi la plus dangereuse : l’intelligence artificielle dans le domaine militaire. Non seulement elle multiplie le danger des armements, mais elle crée aussi de nouveaux risques d’escalade de tout conflit local, ainsi que de perte de contrôle des armes par des individus, des sociétés et des États. Nous voyons déjà des armes autonomes sur le champ de bataille. Ce sujet doit faire l’objet d’une analyse séparée. Jusqu’à présent, dans le domaine militaro-stratégique, l’intelligence artificielle présente davantage de dangers. Mais elle pourrait aussi offrir de nouvelles possibilités pour prévenir ces dangers. Il est insensé et imprudent, de s’en remettre à elle — de même qu’il est imprudent de s’en remettre aux moyens et méthodes traditionnels pour répondre à des défis croissants.

Le thème de l’IA dans le militaire est devenu très présent dans les analyses stratégiques russes. Ce sujet est en effet problématique pour la Russie, qui est très en retard dans ce domaine comparé aux avancées américaines et chinoises — un retard qui pourrait remettre en cause les cas où la Russie dispose encore soit d’une égalité avec les États-Unis, soit d’une supériorité dans certains domaines précis comme l’hypersonique. Karaganov résume donc bien la perception russes des transformations technologiques du militaire et des enjeux que ces transformations représentent pour maintenir la dissuasion nucléaire.

On pourrait continuer à énumérer les facteurs qui transforment la situation militaro-stratégique mondiale en une situation d’avant-guerre, voire militaire. Le monde est au bord, ou déjà au-delà, d’une série de catastrophes, voire d’une catastrophe universelle. La situation est extrêmement alarmante, peut-être sans précédent, plus encore qu’à l’époque de Blok, qui prévoyait un XXe siècle terrible pour notre pays et pour le monde. Cependant, j’invite le lecteur à ne pas céder à la panique et au découragement. Des solutions existent, des moyens de s’en sortir sont déjà esquissés. Nous y reviendrons dans le prochain article.

Tout est entre nos mains, mais nous devons comprendre la profondeur, l’acuité et le caractère sans précédent des défis auxquels nous faisons face, et les relever. Il ne s’agit pas seulement de réagir, mais aussi d’agir de manière proactive. Je le répète : nous avons besoin d’une nouvelle politique étrangère, de nouvelles priorités pour le développement interne du pays, de nouvelles priorités pour la société, pour chaque citoyen responsable de la patrie et du monde. Comment y parvenir ? Nous en parlerons dans le prochain article.

Sources
  1. Кашин В.Б., Сушенцов А.А. Большая война : из прошлого в настоящее // Россия в глобальной политике. 2023. Т. 21. No. 6. С. 100–118.
  2. Voir, par exemple : Lukyanov F.A. Semipolar World // Russia in Global Politics. 31.10.2023. URL : https://globalaffairs.ru/articles/polupolyarnyj-mir/ (date de référence : 01.12.2023) ; Ibid. L’actuelle « troisième guerre mondiale » sera étirée dans le temps et répartie dans l’espace // Rossiyskaya Gazeta. 08.11.2023. URL : https://rg.ru/2023/11/08/chto-budet-posle-status-kvo.html
  3. Voir, par exemple : Mitchell A.W. America Is a Heartbeat Away from a War It Could Lose // Foreign Policy. 16.11.2023.
  4. Hervé Kempf, « How the Rich Are Destroying the World », Le Monde diplomatique, juin 2008.
  5. “The only existential threat humanity faces even more frightening than a nuclear war is global warming going above 1.5 degrees in the next 20–10 years…There’s no way back from that”. Cf. : Remarks by President Biden in a Press Conference // The White House. 10.09.2023.
  6. Cf. Тренин Д.В. Украинский конфликт и ядерное оружие // Россия в глобальной политике. 20.06.2023.
  7. Cf. Завриев С.К. Современные проблемы биобезопасности и перспективы международного сотрудничества // Мировая экономика и международные отношения. 2022. T. 66. No. 4. C. 94–100.
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