Cet article est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques

Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. À partir d’aujourd’hui, nous donnons la parole à des chercheurs, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

Il convient tout d’abord de remercier Mario Draghi et son équipe pour la qualité et l’exhaustivité de leur rapport : les informations qu’ils ont rassemblées donnent une image saisissante du saut qualitatif que l’Union doit entreprendre d’urgence pour surmonter les multiples défis auxquels elle doit faire face.

Le diagnostic est clair : l’Europe est confrontée à des retards technologiques majeurs dans un contexte géopolitique très dégradé. Et la thérapie passe, notamment, par une hausse massive et prolongée des investissements. Il était essentiel d’expliquer cette situation sans faux-semblants aux citoyens européens comme à leurs dirigeants, tout en leur présentant en même temps des solutions pour y répondre. 

Le rapport Draghi met en avant trois défis majeurs pour l’Europe : accélérer l’innovation et trouver de nouveaux moteurs de croissance ; faire baisser les prix de l’énergie tout en continuant à décarboner notre économie ; répondre à un monde plus instable où l’Europe ne peut plus compter sur d’autres pour assurer sa sécurité.

Ces deux derniers défis ont été soulignés en particulier par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais cela fait longtemps que nous savons que nous avons un déficit  en matière d’innovation. En 2000 déjà, la stratégie de Lisbonne voulait faire de l’Union « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » à l’horizon 2010. Malgré ce propos ambitieux, un quart de siècle plus tard, l’écart a continué de se creuser avec les États-Unis tandis qu’il s’accroît désormais vis-à-vis de la Chine.

En 2010, le rapport Monti sur le marché unique soulignait lui aussi déjà la nécessité de simplifier la réglementation européenne afin de créer un cadre plus clair et moins contraignant pour les entreprises. Pourtant, quinze ans plus tard, le rapport Draghi montre que la situation ne s’est pas améliorée. 

Mario Draghi n’a pas mâché ses mots sur ce sujet lors de la présentation de son rapport : « Nous avons pour l’essentiel fait tout ce que nous pouvions pour maintenir l’innovation à un faible niveau ». Il nous faut donc passer à l’action sans plus tarder. Pour relever les défis auxquels l’Union est confrontée, il faudra briser de nouveaux tabous comme nous l’avons fait en empruntant en commun 750 milliards d’euros pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et en apportant un soutien militaire à l’Ukraine en guerre pour sa survie.

Pour relever les défis auxquels l’Union est confrontée, il faudra briser de nouveaux tabous.

Josep Borrell

Il faudra en particulier une plus grande intégration dans des domaines clefs comme la fiscalité, notamment pour financer le budget de l’Union et soutenir ses émissions de dette, la politique étrangère et la défense. Pour ce faire, il faudra nécessairement passer par une modification des Traités.

L’intégration de ces trois domaines au sein des compétences communautaires sera particulièrement complexe, car ils constituent le cœur de la souveraineté nationale, mais lorsque le traité actuel a été approuvé au début des années 2000, l’état du monde était très différent de celui d’aujourd’hui. 

Modifier le Traité peut sembler irréaliste. Mais ne pas le faire le serait également. Il sera en effet très difficile à l’Union de survivre si elle s’en tient uniquement aux Traités tels qu’ils existent aujourd’hui comme Mario Draghi l’a souligné à plusieurs reprises. 

Le débat autour de ce rapport a beaucoup porté jusqu’ici sur la question de la création ou non d’une dette commune des États membres de l’Union pour financer la hausse massive de l’investissement que Mario Draghi recommande. Comme on pouvait s’y attendre, cette proposition s’est heurtée à de fortes résistances. Certains se sont même empressés de considérer que le rapport Draghi était mort-né parce que cette idée avait été rejetée par les dirigeants politiques, en Allemagne et dans d’autres pays, ainsi que par la présidente de la Commission. 

Mario Draghi ne doit pas avoir été surpris de ces réactions. Son rapport indiquait d’ailleurs prudemment que la proposition d’émettre de la dette commune ne devait être poursuivie que « dans la mesure où les conditions politiques et institutionnelles le permettent ». Il ne pourrait pas en être autrement en effet.

Malgré cela, il me semble que ce rapport va façonner durablement l’agenda de l’Union. C’est pourquoi il est nécessaire d’engager un débat approfondi sur les nombreuses propositions qu’il contient pour identifier les plus urgentes et la manière dont elles peuvent être mises en œuvre efficacement. Mais aussi pour mettre en évidence celles qui sont encore trop peu développées, en les considérant comme un point de départ pour des discussions plus approfondies.

Je voudrais, en tant que Haut Représentant de l’Union pour les affaires extérieures et la politique de sécurité, contribuer à ce débat sur deux sujets spécifiques : la dimension geo-économique de la politique extérieure de l’Union et le cadre institutionnel permettant d’articuler la politique de sécurité et de défense commune et le soutien à l’industrie de la défense.

Modifier le Traité peut sembler irréaliste. Mais ne pas le faire le serait également.

Josep Borrell

Investir plus en Europe et mieux protéger notre économie — sans oublier le reste du monde 

Dans un monde où toutes les interdépendances sont devenues des armes — weaponisation of dependecies comme on dit dans notre jargon — la question de la « sécurité économique » est devenue un élément central de toute politique extérieure. Dans son rapport Mario Draghi insiste sur la nécessité pour l’Union de développer une véritable « politique économique étrangère » et de coordonner « les accords commerciaux préférentiels et les investissements directs avec les pays riches en ressources, la constitution de stocks dans certaines zones critiques et la création de partenariats industriels pour sécuriser la chaîne d’approvisionnement en ressources clés ». 

Je suis d’accord : le fonctionnement en silo, séparant d’un côté la politique commerciale de l’Union européenne et de l’autre sa politique étrangère et de sécurité, que nous avons eu trop souvent jusqu’ici, est devenu totalement inadapté au contexte géopolitique dans lequel nous nous trouvons désormais. 

Au-delà de la formule au sujet de la « politique économique étrangère » — la Présidente de la Commission utilise elle aussi une expression analogue —, le rapport Draghi ne formule pas cependant de propositions précises pour sortir de la dualité qui nous a souvent paralysés jusqu’ici dans ce domaine. 

Avant le rapport Draghi, le Traité de Lisbonne avait pourtant déjà cherché à résoudre ce problème. Il distingue en effet deux domaines  : les relations économiques internationales, telles que le commerce et l’aide au développement, relèvent des compétences de l’Union — on les dit exclusives pour le commerce même s’il faut l’accord de la majorité qualifiée des États —, tandis que les autres domaines de l’action extérieure relèvent de l’intergouvernemental dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune dotée d’acteurs et de procédures spécifiques. 

Selon le Traité de Lisbonne, le HR/VP devait jouer un rôle clef pour intégrer ces deux dimensions de la politique étrangère. Outre le Conseil des ministres des affaires étrangères, de la défense et de l’aide au développement, il devait en effet présider également le conseil des Ministres en charge du commerce extérieur de l’Union. Mais depuis plusieurs années maintenant, cette disposition n’a plus été appliquée.

Le fonctionnement en silo, séparant d’un côté la politique commerciale de l’Union européenne et de l’autre sa politique étrangère et de sécurité, que nous avons eu trop souvent jusqu’ici, est devenu totalement inadapté.

Josep Borrell

En juin 2023, nous avons approuvé une communication commune avec la Commission sur la sécurité économique1. Il s’agissait d’une première étape pour relever les défis posés par ce nouveau paradigme. Mais notre talon d’Achille reste la gouvernance, la clarification de qui devait faire quoi et comment, entre la dimension intergouvernementale de la politique étrangère et les compétences et instruments communautaires. 

Le Traité de Lisbonne prévoyait de réaliser la coordination interinstitutionnelle que Mario Draghi appelle de ses vœux en confiant au HR/VP la fonction de lier les actions  relevant du Conseil et celles dépendant de la Commission en matière de politique économique étrangère. Le nouveau contexte géopolitique rendrait une telle coordination encore plus nécessaire, mais je crains que nous ne prenions la direction contraire. 

Le rapport Draghi confirme par ailleurs que nous avons fait preuve par le passé d’une naïveté excessive en misant trop sur le libre-échange et l’ouverture de l’Union aux marchandises et aux capitaux. Ce constat est partagé depuis plusieurs années au sein de l’Union. Au cours du mandat qui s’achève des mesures significatives ont été prises pour corriger le tir, qu’il s’agisse de la lutte contre le dumping2 et les subventions publiques excessives3 ou du contrôle des investissements étrangers4 en Europe. 

Le rapport Draghi propose d’aller nettement plus loin encore en matière de politique industrielle, de soutien à l’innovation européenne et de protection des producteurs européens en nous dotant de nouveaux instruments et en y consacrant beaucoup de moyens financiers additionnels. 

Certes, les mesures déjà prises restent encore insuffisantes compte tenu de l’ampleur du retard pris dans de nombreux domaines clefs et des pratiques de plus en plus agressives de certains de nos compétiteurs, et pas uniquement la Chine. Mais il faut veiller à éviter que les mesures que nous prenons en matière de sécurité économique et de politique industrielle n’aient des effets géopolitiques non désirés — et non désirables. 

Alors que l’Union est allée trop loin dans l’ouverture économique, le risque existe que les opinions publiques et les leaders européens soient tentés de laisser le balancier aller trop loin dans l’autre sens — et que nous nous aliénions des partenaires avec lesquels nous aurions au contraire un urgent besoin de resserrer nos liens. Cela concerne en particulier les pays du pourtour méditerranéen, ceux d’Afrique subsaharienne, mais aussi ceux d’Amérique latine et de l’Asie du Sud et du Sud Est. 

Il faut veiller à éviter que les mesures que nous prenons en matière de sécurité économique et de politique industrielle n’aient des effets géopolitiques non désirés — et non désirables.

Josep Borrell

Ce risque est bien réel. Nous avons adopté par exemple en 2023, une directive contre la déforestation importée5. Je partage bien entendu l’esprit et les objectifs poursuivis par ce texte. Mais force est de constater qu’il a suscité des difficultés significatives dans nos relations avec des partenaires importants comme le Brésil, l’Indonésie et les pays d’Afrique de l’Ouest. Il importe que toutes les mesures que nous prenons en matière de diplomatie économique soient précisément calibrées, discutées en amont avec nos partenaires et que leur mise en œuvre progressive pour leur permettre de s’ajuster à ces changements.

Ce serait un risque géopolitique majeur pour l’Union si les pays de ce qu’on appelle désormais le Sud Global nous devenaient majoritairement hostiles. Ce risque s’est renforcé dernièrement du fait de ce qui a été perçu comme un « double standard » entre notre réaction à l’agression russe contre l’Ukraine et à la guerre à Gaza. On en a constaté déjà en particulier les effets potentiellement désastreux au Sahel. Notre volonté légitime de renforcer notre politique industrielle et de mieux assurer notre sécurité économique, ne doit pas aggraver un tel risque d’isolement géopolitique.

Par ailleurs, la conclusion la plus importante du rapport Draghi est que, pour rattraper notre retard technologique, il faudrait investir en Europe de l’ordre de 800 milliards d’euros de plus chaque année d’argent privé et public, soit 5 % du PIB européen, un objectif ambitieux qui va être très difficile à atteindre.   

Le rapport souligne que ce ne sera possible que si suffisamment d’argent public permet d’enclencher une dynamique d’investissement privé. Mais dégager les fonds publics correspondants au niveau européen demande d’augmenter les contributions des États ou les ressources propres de l’Union, et/ou d’émettre de la dette en commun. Si on ne trouve pas d’accord à ce sujet, le risque existe que cet effort majeur d’investissement en interne se fasse au détriment de l’investissement européen public et privé à l’extérieur de l’Union. Ce qui dégraderait, in fine, notre position géopolitique.

Si nous ne pouvons pas accroître la contribution européenne au financement global de la lutte contre le changement climatique, nous risquons de mettre en danger le processus déjà fragile de l’accord de Paris.

Josep Borrell

Par exemple, l’Union doit bien entendu faire sa part face au changement climatique. Et il faut espérer que le Green Deal sera pleinement mis en œuvre par la nouvelle Commission. Cependant, l’essentiel en la matière ne se joue pas en Europe mais dans les pays émergents et en développement. Or ces pays ne s’engageront pleinement dans la transition verte et l’adaptation au changement climatique qu’à condition que les pays développés, historiquement responsables du phénomène, les y aident suffisamment. Ils nous le disent et nous le répètent à chaque COP.

Si nous ne pouvons pas accroître la contribution européenne au financement global de la lutte contre le changement climatique6, nous risquons de mettre en danger le processus déjà fragile de l’accord de Paris et de nous aliéner beaucoup des pays les plus menacés par le changement climatique. Alors que celui-ci constitue en lui-même une des principales menaces géopolitiques pour nous en termes d’instabilité à nos frontières. 

De même, à cause du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, beaucoup de pays du Sud, principalement en Afrique subsaharienne7, connaissent de nouveau de sérieux problèmes de surendettement. Même si cet endettement excessif concerne aujourd’hui le plus souvent principalement la Chine, l’Europe ne pourrait pas refuser d’apporter sa contribution pour le résoudre.

Par ailleurs, la Chine a puissamment développé sa position géopolitique, notamment en Afrique et en Amérique Latine, en apportant un soutien financier massif à la construction d’infrastructures à travers les « nouvelles routes de la soie »8. En 2021, nous avons décidé de réagir avec l’initiative Global Gateway9. Mais les financements additionnels que nous pouvons réellement mobiliser demeurent très limités. Nous ne pouvons pas négliger ces questions dans nos relations avec ces pays.

Le rapport Draghi rappelle enfin que nous devons réduire notre dépendance excessive à l’égard de certains partenaires commerciaux. Mais nous devrions en parallèle développer nos liens économiques avec d’autres régions du monde. C’est indispensable pour accéder aux matières premières critiques nécessaires aux transitions énergétique et numérique.

Il est essentiel de ne pas se placer de nouveau dans une logique « extractiviste ». Il faut établir des partenariats équilibrés avec nos partenaires et les aider à construire de véritables filières industrielles pour ajouter sur place de la valeur aux matières premières dont ils disposent.

Autrement dit, rattraper notre retard technologique, renforcer notre autonomie dans les domaines du numérique et des énergies renouvelables et faire vivre notre modèle social n’implique pas seulement d’investir davantage en Europe mais aussi de nous engager plus à l’étranger si nous voulons limiter le changement climatique et si nous ne voulons pas laisser le champ libre à la Chine et à la Russie dans les pays du « Sud Global ». 

Il est essentiel de ne pas se placer de nouveau dans une logique « extractiviste ».

Josep Borrell

Renforcer nos capacités militaires et l’industrie de défense suppose un cadre institutionnel adapté 

Je partage largement le diagnostic du rapport Draghi sur les questions de l’industrie de la défense. Mais j’ai des doutes sur l’adéquation de certaines recommandations pour des raisons politiques et institutionnelles.

Dans le contexte géopolitique marqué par la guerre  lancée par la Russie à proximité de nos frontières, par d’autres foyers de tension dans notre environnement et par une forte incertitude sur l’engagement américain futur dans la sécurité de l’Europe, il nous faut donner — au sein de l’effort massif d’investissement que Mario Draghi recommande — la priorité aux renforcement de nos capacités de défense ainsi qu’à l’industrie de défense. 

Malgré une augmentation significative, surtout depuis février 2022, nos investissements dans ces domaines restent trop faibles, inefficaces et fragmentés. Nous restons encore très loin du compte si nous voulons à la fois reconstituer les stocks de nos armées, soutenir l’Ukraine au niveau où il faudrait, et préparer l’avenir en concevant et développant les équipements de demain.

Notre industrie de défense n’est en effet pas capable de suivre la hausse de nos dépenses militaires : selon le rapport, depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, 78 % des équipements des armées européennes ont été acquis en dehors de l’Union. Et nous coopérons beaucoup trop peu dans ce domaine : seuls 18 % des commandes de nos armées sont passées de façon coordonnée en Europe.

Cette situation compromet notre capacité à agir en tant que puissance sur la scène internationale. Depuis cinq ans, nous avons lancé des nombreux avertissements à ce sujet, notamment dans la Boussole Stratégique10, une sorte de livre blanc sur la défense européenne, publié en mars 2022 et dans les rapports annuels de l’Agence européenne de Défense11.

Il nous faut indéniablement une politique européenne nettement plus active en matière d’industrie de défense. Celle-ci aurait également des retombées positives majeures sur d’autres secteurs industriels d’avenir en matière de microélectronique, d’intelligence artificielle etc… comme les États Unis nous le montrent depuis des décennies.

Le rapport Draghi insiste en particulier sur le besoin d’une consolidation des firmes du secteur. Et il a raison  : l’Europe ne pourra se doter d’une industrie de la défense suffisamment puissante que si on parvient à surmonter la fragmentation actuelle.

Pour développer l’Europe de la Défense il nous faut d’abord clarifier les rôles de la Commission et des États membres.

Josep Borrell

C’est cependant beaucoup plus facile à dire qu’à faire tant les susceptibilités nationales restent fortes dans ce domaine. Le rapport Draghi n’a pas pris suffisamment en compte à mon sens les singularités du marché des équipements militaires. Nous ne serons jamais en mesure de réaliser un véritable marché unique des équipements militaires tant que nous n’aurons pas une union politique beaucoup plus forte.

Pour développer l’Europe de la Défense il nous faut d’abord en effet clarifier les rôles de la Commission et des États membres. Selon l’article 4 du Traité sur l’Union européenne12, les États restent seuls responsables de leur sécurité nationale. Mais le Traité établit aussi qu’ils peuvent agir ensemble à travers la Politique de sécurité et de défense commune. 

Pour ce faire, le Traité a prévu en particulier la création d’une Agence européenne de Défense13, une institution qui n’est évoquée qu’à la marge dans le rapport Draghi alors que son rôle déjà significatif pourrait être accru afin de développer plus de projets de recherche en matière militaire, d’inciter les firmes à se regrouper et de coordonner davantage les achats de matériel des armées européennes. Il arrive parfois qu’on demande la création de nouvelles organisations en oubliant celles qui existent déjà…

L’autre voie pour bâtir l’Europe de la défense consiste à utiliser les compétences de la Commission et le budget européen avec le Fonds Européen pour la Défense14 et les autres instruments de politique industrielle développés au cours de cette législature. Ce sera la tâche en particulier du nouveau Commissaire à la Défense, qui n’est pas en réalité un véritable Commissaire à la Défense au sens plein du terme mais plutôt un Commissaire en charge de l’industrie de défense, comme l’était antérieurement le Commissaire Breton dans le cadre de son portefeuille plus vaste.

Pour réussir, il faut articuler étroitement ces deux approches toutes deux indispensables : respecter la souveraineté des États tout en les amenant à coopérer davantage sur une base intergouvernementale dans le cadre de la PESCO15 créée par le Traité de Lisbonne, et mobiliser parallèlement les moyens du budget européen pour soutenir l’industrie européenne de défense et l’inciter à se regrouper. Il faut en même temps coordonner davantage la demande du côté des armées et soutenir plus l’offre du côté de l’industrie.

Cette étroite coordination entre le communautaire et l’intergouvernemental est indispensable pour bâtir l’Union de la Défense dont le Président Juncker16 avait commencé à parler en 2017 et dont la Présidente von der Leyen souhaite faire un de ses objectifs prioritaires17.

Il arrive parfois qu’on demande la création de nouvelles organisations en oubliant celles qui existent déjà…

Josep Borrell

Où se situe la frontière entre politique industrielle dans le secteur de la défense et politique de défense  ? Les capacités militaires des armées européennes pourraient-elles être financées en partie par le budget communautaire ? L’Union européenne pourrait-elle acheter et posséder des équipements militaires comme cela a été envisagé avec le nouveau Mécanisme de vente des équipements militaires18 proposé dans le cadre de l’EDIP19 sur le modèle du US Foreign Military Sales Program ? Ou pourrait-elle développer des capacités de défense par le biais d’un projet d’« Union européenne de défense » pour faire face aux menaces communes et transfrontalières qui pèsent sur la sécurité de l’Union, comme le suggère le projet de Bouclier aérien européen ? Le centre de gravité d’un tel projet est-il la politique de défense ou la politique industrielle ? Que devient le rôle dans ce cas des instruments de coopération intergouvernementale existants en matière de défense tels que la PESCO20 ?

Le régime de sécurité d’approvisionnement décrit dans la proposition EDIP21, qui permettrait à la Commission d’ordonner aux entreprises de donner la priorité à la défense sur les fournitures civiles en temps de crise, peut-il être activé par le biais de la méthode communautaire ? En l’état actuel des traités, tout cela semble difficilement envisageable. 

Ces questions institutionnelles et légales cruciales n’ont cependant pas suffisamment été travaillées dans le rapport Draghi, me semble-t-il, à la différence, par exemple, des propositions radicales et précises faites dans le domaine de la politique de la concurrence. Je ne dis pas que nous ne devrions pas prévoir d’adopter des mesures comme celles évoquées plus haut mais il semble difficile de considérer que celles-ci puissent relever de la seule « politique industrielle » — ce qui est l’unique moyen prévu aujourd’hui par les traités pour que la Commission puisse jouer un rôle en matière de défense. 

Le HR/VP en charge des affaires étrangères et de sécurité pourrait et devrait jouer un rôle majeur dans ce processus parce qu’il n’y aura de véritable union dans le domaine de la défense que si les États membres qui en sont responsables s’y impliquent fortement. L’industrie — la porte d’entrée de la Commission en termes de compétences dans ce vaste domaine de la défense européenne — est bien sûr importante mais elle est très loin de le résumer. Et elle ne peut pas être l’approche déterminante sur le plan politique : l’industrie de la défense est un outil au service de la politique de sécurité de l’Union. 

Où se situe la frontière entre politique industrielle dans le secteur de la défense et politique de défense  ?

Josep Borrell

Le deuxième sujet est la question de la taille des acteurs industriels. Le rapport Draghi fait référence à de nombreuses reprises à la nécessité d’une nouvelle politique de la concurrence qui n’empêche plus l’Europe de se doter d’acteurs de taille mondiale. La défense est l’un des premiers secteurs où une telle philosophie pourrait s’appliquer compte tenu de son intérêt particulier pour la sécurité de l’Union. 

Le troisième sujet concerne le financement de l’effort d’investissement en matière d’industrie de défense. Le rapport Draghi indique des besoins de financement très importants mais ne nous éclaire pas beaucoup sur les moyens de les combler, dans le domaine de la défense comme ailleurs.

En matière de défense, il faut d’abord lever d’urgence les obstacles réglementaires au financement privé de ces industries. Mais ce financement privé ne suffira pas. Doit-on attendre que le prochain Cadre financier multiannuel22 ait été adopté et que l’Union ait été dotée de nouvelles ressources propres23 avant de soutenir l’industrie de défense au niveau européen ? Ou faut-il anticiper cet effort en émettant de la dette européenne maintenant comme nous l’avions fait en 2020 face à la pandémie de Covid-19 ?

Si l’impérialisme agressif de la Russie de Vladimir Poutine était réellement perçu comme un risque existentiel pour l’Union comme c’était le cas du Covid-19, le choix serait vite fait. Il serait légitime et conforme au Traité de recourir à une émission de dette commune pour financer un effort militaire additionnel massif en faveur de l’Ukraine afin de contraindre Poutine à s’asseoir à la table des négociations. On peut redouter en effet que l’absence de tels financements européens massifs et rapides ne nous fasse prendre un retard irrémédiable face à la machine de guerre russe associée à celle de l’Iran et de la Corée du Nord… 

Si l’impérialisme agressif de la Russie de Vladimir Poutine était réellement perçu comme un risque existentiel pour l’Union comme c’était le cas du Covid-19, le choix d’une dette commune serait vite fait.

Josep Borrell

En ce qui concerne en revanche l’équipement des armées des États membres qui ont fait peu d’efforts jusqu’ici pour développer leurs capacités de défense, émettre de la dette commune pour pallier ce retard poserait un sujet d’aléa moral. Beaucoup d’États membres n’accepteraient sans doute pas d’assumer un tel endettement collectif.

En conclusion, le débat public européen avait besoin du « parler vrai » du rapport Draghi. Il reste maintenant à faire en sorte que le message soit effectivement entendu, à préciser certaines recommandations — et à parvenir à ce que les nouveaux dirigeants de l’Union les traduisent en décisions qui soient à la hauteur des enjeux.

Sources
  1. « An EU approach to enhance economic security », Commission européenne, 20 juin 2023.
  2. « Anti-dumping measures », Commission européenne.
  3. « Anti-subsidy measures », Commission européenne.
  4. « Investment screening », Commission européenne.
  5. « Regulation on Deforestation-free Products », Commission européenne.
  6. « Europe’s contribution to climate finance (€bn) », Commission européenne, 8 février 2024.
  7. Favio Commelli et al., « How to Avoir a Debt Crisis in Sub-Saharan Africa », International Monetary Fund, 26 septembre 2023.
  8. « Xi Jinping and the Belt and Road Initiative », Belt and Road Portal.
  9. « Global Gateway », Commission européenne.
  10. « A Strategic Compass for Security and Defence », European External Action Service, 28 mars 2024.
  11. « Annual Reports », European Defense Agency.
  12. « Article 4, Traité sur l’Union européenne », Journal officiel de l’Union européenne C 326, 26 octobre 2012.
  13. « Mission », Agence européenne de la défense.
  14. « EDF : Developing tomorrow’s defence capabilities », Commission européenne, 2024.
  15. « About », Permanent Structured Cooperation (PESCO).
  16. David M. Herszenhorn, « Juncker makes big call for EU defense push », Politico, 9 juin 2017.
  17. Directorate-General for neighbourhood and Enlargement Negotiations,  « Statement at the European Parliament Plenary by President Ursula von der leyen candidate for a second mandate 2024-2019 », Commission Européenne, 18 juillet 2024.
  18. « Questions and Answers », Commission européenne, 23 Septembre 2024.
  19. Defence Industry and Space, « EDIP | The Future of Defence », Commission européenne.
  20. « About », Permanent Structured Cooperation (PESCO).
  21. Commission européenne, « EDIP Proposal for a Regulation », Commission européenne, 5 mars 2024.
  22. Alix Delasnerie, « Multiannual financial framework », Parlement européen, avril 2024.
  23. « EU Budget : Commission puts forward an adjusted package for the next generation fo own resources », Commission européenne, 20 juin 2023.