Les élections européennes sont là. Depuis cinq ans, par nos publications, nos études et nos cartes nous avons aidé plusieurs millions de personnes à comprendre l’Europe qui vient. Ce travail n’est possible que parce que des lectrices et des lecteurs comme vous décident de soutenir le Grand Continent. Pour franchir le pas et s’abonner à la revue — ou offrir un abonnement — c’est par ici.

1 —  Introduction

Les élections du Parlement européen (6-9 juin 2024) fourniront une indication importante sur l’orientation politique de l’Union européenne au cours des cinq prochaines années. Non seulement l’équilibre politique des pouvoirs sera déterminant pour les nominations clefs à la tête des pouvoirs exécutif et législatif de l’Union — à savoir le président de la Commission européenne, le président du Parlement européen et les présidents des Commissions parlementaires, le président du Conseil européen et le responsable des affaires étrangères de l’Union — mais il ouvrira également la voie à la nomination de nouveaux membres du Parlement européen et de la Commission européenne. Il déterminera également le cadre du débat politique de l’Union, ses priorités stratégiques et sa capacité décisionnaire au cours des cinq prochaines années. Enfin, les élections offriront un aperçu de l’état de l’opinion publique en Europe.

Ces élections se déroulent à un moment critique. La guerre est revenue en Europe et le monde menace de se transformer à nouveau en une confrontation entre grandes puissances, au sein de laquelle l’Union risque d’être de plus en plus isolée sur la scène mondiale. L’économie sort à peine de six trimestres de stagnation et le modèle économique de l’Union, tourné vers l’extérieur, est remis en question par la fragmentation du commerce mondial, l’effondrement de l’ordre international fondé sur des règles, ainsi que par les pertes de compétitivité consécutives à la crise de l’énergie. Parallèlement, la crise climatique se poursuit sans relâche, les scientifiques lançant des signaux d’alarme de plus en plus nombreux concernant la hausse des températures et les phénomènes météorologiques extrêmes1. En outre, les préoccupations du public concernant l’immigration, l’identité et la sécurité (économique, extérieure et personnelle) sont susceptibles d’axer la campagne électorale sur un récit défensif plutôt que sur une vision positive de l’avenir.

L’économie sort à peine de six trimestres de stagnation et le modèle économique de l’Union, tourné vers l’extérieur, est remis en question.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Dans ce contexte, les projections indiquent que la « majorité » pro-Union qui a soutenu la Commission von der Leyen et adopté la législation européenne au cours des cinq dernières années devrait se réduire. Alors que le Parti populaire européen (PPE, centre-droit) devrait rester le groupe le plus important et représenter environ un quart des membres du Parlement européen, les autres groupes politiques soutenant la Commission, les sociaux-démocrates (S&D, centre-gauche) et les libéraux (Renew, centre), devraient perdre des sièges. À l’inverse, les groupes politiques eurosceptiques situés plus à droite — les Conservateurs et Réformistes Européens (ECR, droite conservatrice) et Identité et Démocratie (ID, extrême droite) devraient gagner des sièges, tandis que les Verts, favorables à l’Union européenne, devraient subir des pertes significatives. La Gauche (l’extrême-gauche) devrait rester stable..

Dans cet article, nous examinerons la dynamique politique qui prévaut à l’approche des élections en termes d’évolution du paysage politique, des attitudes à l’égard d’une intégration européenne plus poussée et de la fragmentation croissante de la politique européenne. Nous étudierons ensuite leurs implications politiques et institutionnelles, d’abord pour les élections du Parlement européen — concernant la participation et les thèmes importants de la campagne — et ensuite pour l’équilibre des pouvoirs et les politiques européennes au cours des cinq prochaines années.

2 — La montée des partis populistes

Le paysage politique européen a été caractérisé par une montée rapide et généralisée des partis populistes, en particulier de l’extrême droite, au cours de la dernière décennie. 

Les projections récentes indiquent que la « majorité » qui a soutenu la Commission von der Leyen et adopté la législation européenne au cours des cinq dernières années devrait se réduire.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Ce phénomène s’est répandu dans la majorité des États membres de l’Union et a perturbé les équilibres politiques établis. Le terme « populisme » désigne une conception de la politique organisée autour d’une confrontation entre le « peuple » et les « élites » et une conception de l’action politique dans laquelle le registre des émotions est fortement mobilisé2. Plus précisément, le « populisme » repose sur un ou plusieurs des éléments suivants :

  • L’importance du clivage politique, qui se cristallise dans l’opposition entre le « peuple » et les « élites », perçues comme corrompues et dénoncées pour avoir trahi la volonté du « vrai » peuple, considéré comme le seul fondement de l’autorité légitime (sentiment anti-élites)3 ;
  • La critique du libéralisme politique — l’équilibre des pouvoirs et l’État de droit étant des éléments clés des constitutions des démocraties5 —, ainsi que de la légitimité des institutions indépendantes, au motif que la légitimité populaire serait la seule source de légitimité du pouvoir6.

Le paysage politique européen a été caractérisé par une montée rapide et généralisée des partis populistes, en particulier de l’extrême droite, au cours de la dernière décennie.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Dans l’Union, on peut à l’heure actuelle distinguer au moins trois grandes catégories de familles « populistes » :

  • Le populisme d’extrême droite prétend que l’orientation nationale serait le meilleur moyen de protéger l’identité, la sécurité, l’économie et la souveraineté du peuple. Cela se traduit par une insistance sur les questions de l’immigration, de l’insécurité, de l’identité nationale et de l’euroscepticisme (« dur » ou « modéré »)7 et par la promotion de valeurs conservatrices/autoritaires au détriment des valeurs progressistes/libérales. Les partis ayant cette orientation ont rejoint soit le groupe politique « Conservateurs et réformistes européens » (qui comprend des membres de Fratelli d’Italia, le parti de la Première Ministre italienne — et le parti polonais Droit et Justice au pouvoir en Pologne jusqu’en décembre 2023) et « Identité et démocratie », qui comprend le Rassemblement National français, le parti d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland, et le parti de Geert Wilders, qui a récemment remporté les élections législatives néerlandaises ;
  • Le populisme d’extrême gauche se caractérise par une forte opposition entre le peuple et les élites économiques, un discours sceptique à l’égard de l’Union considérée comme un projet néolibéral qui profite du capital au détriment des travailleurs, mais aussi par une culture traditionnellement cosmopolite et internationaliste. Les partis et mouvements politiques correspondant à cette catégorie sont réunis au sein du groupe de la Gauche unitaire européenne au Parlement européen ;
  • Les mouvements « populistes » qui refusent d’être classés à gauche ou à droite de l’échiquier politique et qui adoptent une rhétorique anti-système, dénoncent la corruption des élites et promeuvent le recours à la démocratie directe. C’est le cas, par exemple, du Mouvement 5 étoiles en Italie, qui n’appartient pour l’instant à aucun groupe politique au Parlement européen8.

Au cours des 25 dernières années, l’ensemble des partis « populistes » en Europe ont progressivement gagné du terrain et l’on estime qu’ils détiennent actuellement plus de 30 % des sièges dans les parlements nationaux des États membres de l’Union, contre moins de 10 % au début du siècle (voir figure infra). Alors que les partis d’extrême gauche et les autres partis populistes ont conservé des parts de sièges relativement — ou en légère augmentation — ces dernières années, le soutien aux partis « populistes » d’extrême droite a augmenté de manière plus significative, leur part de sièges dans les parlements nationaux ayant presque doublé, passant d’environ 10 % des sièges en 2017 à environ 20 % des sièges en décembre 2023.

Dans l’ensemble des pays de l’Union, les partis « populistes » détiennent désormais une part importante des sièges dans plusieurs parlements nationaux. En décembre 2023, les partis « populistes » détenaient la majorité des sièges dans trois États membres de l’Union, à savoir l’Italie (70 %), la Hongrie (64 %) et la Croatie (59 %), et plus d’un tiers des sièges en Bulgarie (49 %), en Slovaquie (45 %), en Slovénie (44 %), en Pologne (42 %), en France (38 %), aux Pays-Bas (35 %), à Chypre (34 %) et en Espagne (33 %). Malgré cette tendance, il demeure quelques exceptions où les parts de sièges de ces partis ont diminué. C’est le cas par exemple de l’Espagne, où le parti d’extrême droite Vox a perdu du soutien lors des récentes élections et ne contrôle plus que 9 % des sièges au parlement.

La montée des partis « populistes » peut également être observée à l’échelle européenne. Lors des élections européennes de 2019, ils ont obtenu 230 sièges sur 751, soit près d’un tiers du Parlement européen, contre un peu plus d’un quart en 20149. Les projections actuelles prévoient une poussée significative des partis « populistes » après les élections de juin 2024, sous l’impulsion des partis d’extrême droite et conservateurs et au profit notamment des Conservateurs et Réformistes européens et d’Identité et Démocratie.

Les projections actuelles prévoient une poussée significative des partis « populistes » après les élections de juin 2024, sous l’impulsion des partis d’extrême droite et conservateurs et au profit notamment des Conservateurs et Réformistes européens (ECR) et d’Identité et Démocratie (ID).

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

3 — Les causes de la montée du populisme

Au cours des deux dernières décennies, la montée des partis « populistes » en Europe a été le résultat d’une interaction complexe de facteurs multiples plutôt que d’une cause unique. 

Comme l’illustre la figure supra, l’augmentation du soutien public à ces partis s’est produite de manière relativement synchronisée dans les États membres de l’Union, ce qui suggère l’existence de plusieurs facteurs communs. La littérature scientifique distingue généralement ces facteurs sous-jacents en deux catégories : les facteurs économiques et les facteurs culturels — bien que les avis divergent quant au rôle le plus important joué par l’un ou l’autre et la manière dont ils interagissent et se renforcent mutuellement10. Il est important de reconnaître que, malgré ces points communs, chaque pays présente des facteurs contextuels uniques qui influencent considérablement l’importance des mouvements populistes. En outre, des facteurs politiques et géopolitiques ont également contribué à la récente montée en puissance des partis « populistes ». Ces différents facteurs peuvent être décrits plus en détail.

Tout d’abord, d’un point de vue économique, la récente montée du populisme est liée à la crise économique et financière de 200811, dans un contexte au sein duquel les partis de gauche et de droite radicales se sont positionnés comme les expressions de l’exaspération et de la colère sociales. Depuis lors, les partis « populistes » ont profité de l’instabilité économique, de la montée des inégalités, de la faible mobilité sociale, de l’augmentation du coût de la vie et des répercussions croissantes du changement climatique. Ils ont également prospéré sur la peur de la mondialisation12 et d’un déclassement de la classe moyenne, qui s’est ajoutée à une crise identitaire ressentie par une part importante de l’opinion publique et aux inquiétudes suscitées par le développement d’une société « post-industrielle ». Ces implications économiques et sociales se doublent d’une dimension politique et émotionnelle très forte qui se traduit par des sentiments de peur, d’injustice et de perte de contrôle. Si ces craintes ne sont pas prises en compte, elles risquent de se transformer en un sentiment d’impuissance qui peut se cristalliser en colère contre les politiques gouvernementales et le système politique, dont la montée du populisme et des extrêmes est une expression politique majeure.

Les partis « populistes » ont profité de l’instabilité économique, de la montée des inégalités, de la faible mobilité sociale, de l’augmentation du coût de la vie et des répercussions croissantes du changement climatique.

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Deuxièmement, d’un point de vue culturel, la récente montée du populisme — même au sein des catégories économiquement prospères de la population — a conduit les chercheurs à mettre davantage l’accent sur les facteurs non monétaires13. Il s’agit notamment des craintes « culturelles » liées à la perception d’une transformation du « mode de vie » traditionnel et de menaces pour l’identité nationale. Cela peut se traduire par une hostilité à l’égard des immigrés et un retour à un discours xénophobe dans certains pays, où l’immigration est présentée comme responsable de maux économiques et sociaux tels que l’insécurité. D’un point de vue extérieur, cela peut également se traduire par une préférence pour des contrôles plus stricts aux frontières nationales et européennes en réponse à la crise des réfugiés et aux attaques terroristes.

Troisièmement, d’un point de vue politique, l’exaspération de nombreux citoyens face aux promesses non tenues et aux scandales qui touchent les personnalités au pouvoir alimente la critique « anti-establishment », qui est au cœur du discours populiste. Plus fondamentalement, le retour du populisme reflète une crise de la représentation qui se présente sous au moins deux formes différentes. Le « système » de représentation traditionnel peine à refléter la diversité des clivages anciens et nouveaux, qui ne se reflètent pas nécessairement de manière claire au niveau électoral. Dans ce contexte, de nombreux citoyens estiment que l’alternance traditionnelle des partis politiques au gouvernement, par exemple entre partis de gauche et de droite, ne permet pas de rompre avec un statu quo jugé intenable. Pour beaucoup de ces citoyens, les partis « populistes », voire extrémistes, apparaissent comme la seule alternative politique et comme un moyen de bousculer le système politique14. Les réseaux sociaux favorisent également la diffusion de cette contestation, alors que l’anonymat libère des discours plus radicaux et plus agressifs, y compris des théories du complot.

De nombreux citoyens estiment que l’alternance traditionnelle des partis politiques au gouvernement, par exemple entre partis de gauche et de droite, ne permet pas de rompre avec un statu quo jugé intenable.

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Les facteurs géopolitiques jouent un rôle plus ambigu dans la montée des partis « populistes ». D’une part, l’instabilité mondiale est une source supplémentaire d’anxiété qui pourrait faire le jeu des « populistes » et être exploitée par des puissances extérieures — par exemple, la Russie — pour orienter la polarisation politique et saper l’Union à leur avantage. D’un autre côté, les menaces extérieures tendent à rallier les soutiens autour des gouvernements et à souligner la nécessité d’une réponse unie. L’invasion russe de l’Ukraine, qui a marqué le retour de la guerre sur le continent, est un exemple clair de cette ambiguïté. La réponse de l’Union et de ses États membres a bénéficié d’un soutien public important. Elle comprenait des mesures de grande envergure telles que des livraisons d’armes létales, des sanctions économiques et politiques, un soutien financier et humanitaire et des mesures nationales visant à atténuer l’augmentation des prix du gaz — mesures de soutien énergétique et achats conjoints de gaz, par exemple. Cependant, après deux ans de guerre, certains partis « populistes » cherchent à profiter de la lassitude de la guerre et de l’érosion du soutien de l’opinion publique à l’Ukraine en mettant l’accent sur le coût des mesures qui ont été prises et en se demandant si le soutien à l’Ukraine est dans l’intérêt national.

Dans ce contexte, les élections au Parlement européen se déroulent dans des contextes nationaux, européens et internationaux qui constituent un terreau fertile pour les partis « populistes ». L’activité économique stagne depuis un an et demi, le coût de la vie augmente et les salaires réels restent inférieurs à leur niveau d’avant la pandémie15. L’opinion publique exprime en général un très fort pessimisme sur la situation socio-économique, reflétant un sentiment d’appauvrissement et de détérioration des conditions de vie16. Il existe par ailleurs un sentiment généralisé d’anxiété quant à la position de l’Europe dans le monde — diminution du poids démographique, géopolitique et économique, perte de compétitivité extérieure — et à sa capacité à maintenir son modèle social — contraintes budgétaires dans un contexte de faible potentiel de croissance et de vieillissement de la population. Des facteurs contextuels spécifiques à la politique peuvent également profiter aux partis « populistes », notamment la réaction contre les politiques climatiques de l’Union dans le secteur agricole et la situation géopolitique en Ukraine et au Moyen-Orient.

Les élections au Parlement européen se déroulent dans des contextes nationaux, européens et internationaux qui constituent un terreau fertile pour les partis « populistes »

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

4 — Quelle attitude envers la poursuite de l’intégration européenne : « normalisation » ou  « radicalisation » ?

La montée des partis « populistes » a coïncidé avec un soutien croissant aux partis eurosceptiques dans l’ensemble de l’Union. Comme l’illustre la figure infra, les deux phénomènes se recoupent largement, car les convictions et les positions sous-jacentes ont beaucoup en commun. Par exemple, les sentiments anti-establishment qui caractérisent les partis « populistes » se reflètent également dans les opinions eurosceptiques selon lesquelles l’Union est un projet élitiste qui va à l’encontre des intérêts du peuple. En outre, il existe un lien étroit entre les éléments nationalistes voire nativistes du populisme de droite et l’euroscepticisme. En effet, des études ont montré qu’il existe un grand nombre de partis en Europe qui peuvent être définis comme étant à la fois « populistes » et eurosceptiques17. Il convient toutefois de noter qu’il existe des partis « populistes » qui ne sont pas eurosceptiques et vice versa.

Le soutien croissant aux partis eurosceptiques n’implique cependant pas nécessairement un durcissement des positions des partis ou des attitudes publiques de plus en plus négatives à l’égard de l’existence de l’Union ou de l’intégration européenne de manière plus générale. 

Mais avant d’examiner l’évolution de l’euroscepticisme, il est utile de commencer par définir l’euroscepticisme et ses différentes formes. La littérature scientifique fait généralement la distinction entre un euroscepticisme « dur » et l’euroscepticisme « modéré ». Le premier est généralement défini comme une opposition de principe à l’Union et à l’intégration européenne, alors qu’il n’y a pas, dans le second, d’objection de principe, mais des préoccupations concernant un (ou plusieurs) domaine(s) politique(s) conduisant à l’expression d’une opposition à l’Union, ou le sentiment que l’intérêt national serait actuellement en désaccord avec la trajectoire de l’Union18. Une autre distinction pertinente, qui suit une logique similaire, peut être faite entre les positions qui s’opposent à l’Union en tant qu’institution et les positions qui critiques les politiques et le fonctionnement de l’Union19.

Les positions des partis sur l’Union ont évolué au cours de la dernière décennie, les eurosceptiques ayant modéré leur positionnement et cherché de plus en plus à promouvoir leurs politiques au niveau européen. Les partis eurosceptiques se sont tactiquement éloignés des formes dures de rejet de l’Union à la suite du Brexit et avant les élections du Parlement européen de 201920. En conséquence, de nombreux partis se sont concentrés sur un récit commun centré sur une « Europe des nations » et les demandes précédemment exprimées d’abandon de l’Union et/ou de l’euro ont été abandonnées21.

Les partis eurosceptiques se sont tactiquement éloignés des formes dures de rejet de l’Union à la suite du Brexit et avant les élections du Parlement européen de 2019.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

En d’autres termes, de nombreux partis eurosceptiques ont donné la priorité à un discours eurosceptique modéré plutôt qu’à des thèmes eurosceptiques durs22. Au cours de la législature 2019-24, les partis eurosceptiques ont cherché à incarner l’opposition à la majorité formée par les partis soutenant la Commission en exprimant leurs critiques à l’égard des politiques de l’Union, par exemple sous la forme d’une opposition à la politique de la Commission européenne en matière de transition écologique23. Cela suggère un certain degré de « normalisation » de la vie politique européenne — au moins temporairement — selon lequel le débat européen ne se réduirait plus au clivage pour ou contre l’Union et se concentrerait plutôt sur l’orientation des politiques européennes, dans une forme de débat plus classique entre la majorité et l’opposition.

Ainsi, les partis eurosceptiques projettent désormais une Europe à leur image : axée sur la lutte contre la pauvreté pour la gauche radicale ; sur la lutte contre l’immigration pour la droite radicale. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre la « normalisation » de la droite conservatrice, voire radicale, dans plusieurs pays européens, dont la France et l’Italie. Ces éléments indiquent la direction que pourrait prendre le débat après ces élections européennes : il portera sans doute davantage sur l’orientation des politiques européennes et sur les lacunes révélées par les crises successives. Les partis eurosceptiques chercheront à transposer au niveau européen le clivage traditionnel entre l’opposition et le gouvernement.

Les partis eurosceptiques projettent désormais une Europe à leur image.

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Pourtant, les attitudes eurosceptiques dures restent présentes parmi le public dans tous les États membres (voir figure infra) et leurs gains récents dans les sondages semblent avoir donné à certains partis eurosceptiques suffisamment de confiance pour exprimer des opinions plus critiques à l’égard du régime. Alice Weidel, chef de l’AfD en Allemagne, préconise un référendum sur l’appartenance de l’Allemagne à l’Union en vue d’un Dexit. Cela peut s’expliquer par la tentative de conserver le soutien des parties les plus radicalisées de l’électorat de l’AfD, qui ont également trouvé leur expression dans les mouvements « antivax » pendant la pandémie.

Cette ambivalence entre « normalisation » et « radicalisation » pourrait refléter un clivage politique entre deux types de forces politiques à droite : d’une part, une droite conservatrice, qui utilise le vote protestataire et anti-establishment pour conquérir le pouvoir mais cherche ensuite à se positionner comme un parti de gouvernement crédible — à l’instar de Giorgia Meloni en Italie — ; d’autre part, une droite nationaliste, comme l’AFD en Allemagne, qui renoue avec une stratégie de rupture notamment vis-à-vis de l’Union européenne. Entre ces deux positions, la question se pose de savoir où placer le Rassemblement national (RN), qui a renoncé à son opposition à l’euro qui inquiétait l’opinion publique, mais qui défend en même temps un souverainisme légal incompatible avec la construction juridique de l’Union et qui pourrait conduire à un éloignement similaire à celui qui a conduit le Royaume-Uni au Brexit. Le RN est également allié au niveau européen avec des partis qui prônent un référendum sur la sortie de l’Union, et donc de l’euro, ce qui renforce cette ambivalence.

Cette différenciation semble également se cristalliser autour d’un clivage géopolitique, notamment sur les deux enjeux clefs pour l’Europe que sont les relations avec la Russie d’une part et avec les États-Unis d’autre part. Ces différences de positionnement idéologique entre les partis nationaux de la droite conservatrice et radicale pourraient se cristalliser dans la formation de groupes politiques au sein du prochain Parlement européen et potentiellement conduire à des réalignements. Alors que les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) ont adopté un positionnement transatlantique clair et un fort soutien à l’Ukraine, le groupe Identité et Démocratie (ID) a adopté une position plus anti-occidentale et pro-russe au Parlement européen au cours de la dernière législature24. Ces différences entre ECR et ID pourraient également conditionner un éventuel rapprochement entre le Parti populaire européen (centre-droit) et ECR dans la promotion de politiques conservatrices, tandis qu’ID adopterait un positionnement anti-UE plus systématique.

Les différences de positionnement idéologique entre les partis nationaux de la droite conservatrice et radicale pourraient se cristalliser dans la formation de groupes politiques au sein du prochain Parlement européen — et potentiellement conduire à des réalignements.

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5 — La fragmentation du paysage politique : une quadripartition

La montée des partis « populistes » a profondément transformé la politique européenne et conduit à une fragmentation politique accrue à la fois au niveau national et au niveau de l’Union. 

Au niveau national, la fragmentation peut être mesurée par le nombre effectif de partis représentés dans les parlements nationaux (voir figure supra) — qui ajuste le nombre de partis en fonction de leur taille relative en termes de nombre de sièges25. La fragmentation s’est considérablement accrue depuis le début des années 2000 et en particulier au cours de la dernière décennie. Des augmentations de la fragmentation ont été enregistrées dans 17 États membres depuis 2000, les plus fortes étant observées aux Pays-Bas, au Danemark, en Irlande, en Allemagne et en Bulgarie. Les États membres où la fragmentation a diminué sont principalement des pays d’Europe centrale et orientale. Cette augmentation de la fragmentation peut rendre plus difficile la formation de majorités et affaiblir l’exécutif.

Les paysages politiques nationaux se sont éloignés des deux grands blocs de gauche et de droite pour se caractériser aujourd’hui par une quadripartition.

Depuis 2000, les partis traditionnels (centre-gauche et centre-droit) ont perdu des sièges dans les parlements nationaux, tandis que les partis d’extrême droite et les libéraux en ont gagné. Si l’on considère les évolutions récentes, alors que le centre-gauche — « social-démocratie » dans la catégorisation des chiffres — est stable depuis 2017 (à environ 20 %), le centre-droit — « démocratie chrétienne » et « conservateurs » — a continué à décliner (à 28 %). Tous deux restent loin de leurs niveaux les plus élevés (respectivement 43 % et 45 % au début des années 2000). La droite plus radicale — « droite » — et les partis libéraux se situent respectivement à 16 et 17 %.

La fragmentation du paysage politique au niveau national risque de conduire à des gouvernements moins cohérents et plus faibles dans l’Union. 

Comme le montre la figure infra, la part des gouvernements composés de trois partis ou plus est passée d’environ 30-40 % au début des années 2000 à environ 60 % ces dernières années. Dans le même temps, la part moyenne de sièges du parti du premier ministre a diminué, passant de 35-40 % à environ 30 %. Un soutien moins cohérent aux gouvernements en place peut conduire à des politiques moins ambitieuses et à davantage de luttes intestines sur les orientations et les décisions politiques. Cela peut également accroître l’incertitude politique, car ces gouvernements ont tendance à tomber plus souvent s’ils dépendent d’un soutien fragile au sein des parlements. Au niveau européen, il est également plus difficile pour les gouvernements de coalition de se mettre d’accord sur des orientations politiques cohérentes et de travailler avec d’autres États membres. C’est ce qu’a montré récemment la coalition allemande, idéologiquement fragmentée, qui a changé d’orientation politique. 

Une fragmentation et une quadripartition similaires peuvent être observées au niveau européen. L’équilibre politique au sein du Conseil européen s’est éloigné du Parti populaire européen et des sociaux-démocrates. En mai 2024, 4 chefs d’État et de gouvernement sont issus des sociaux-démocrates, 5 de Renew, 11 du Parti populaire européen, 2 des Conservateurs et Réformistes européens — mais ils représentent respectivement 30 %, 22 %, 27 % et 15 % de la population de l’Union.

6 — Un intérêt et une participation accrus pour les élections européenne

Les élections au Parlement européen ont longtemps été considérées comme des élections de second ordre par rapport aux élections nationales26. Ce modèle d’élection de second ordre a été caractérisé dans de nombreuses études montrant que la participation est généralement plus faible, que le gouvernement et les grands partis obtiennent de moins bons résultats et que les petits partis et les partis extrêmes obtiennent de meilleurs résultats27. Les questions nationales tendent à être au premier plan des débats électoraux et, malgré le rôle significatif de l’Union européenne dans la prise de décision politique dans les pays de l’Union, les élections au Parlement européen n’ont jamais réussi à engager pleinement l’électorat sur les questions européennes.

Les élections au Parlement européen n’ont jamais réussi à engager pleinement l’électorat sur les questions européennes.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Le taux de participation aux élections du Parlement européen a diminué de façon constante depuis les premières élections en 1979 jusqu’en 2014. Ce déclin a été une préoccupation importante pour la légitimité du Parlement européen et du système politique de l’Union en général. On pourrait décrire cette situation comme un « cercle vicieux » pour le Parlement : le manque de légitimité dû à la faible participation a empêché son renforcement, et le manque de pouvoir réel de l’institution a contribué à réduire l’intérêt des Européens et — par conséquent — la participation aux élections. Toutefois, le Traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, lui a conféré des pouvoirs nouveaux et accrus, notamment en lui reconnaissant un statut de co-législateur à part entière et un rôle plus important dans l’élection du président de la Commission européenne. Malgré cela, la baisse de la participation s’est poursuivie et a atteint son plus bas niveau historique lors des élections de 2014 avec 42,6 %.

Les élections de 2019 ont mis fin à ce déclin séculaire et ont montré un regain d’intérêt pour la politique européenne, avec une augmentation significative de la participation d’environ 8 %. L’augmentation de la participation au niveau de l’Union a reflété des augmentations plus larges au niveau national, avec une augmentation de la participation dans 19 des 27 pays de l’Union, comme le montre la figure infra. Les augmentations ont été particulièrement prononcées dans les États membres où la participation électorale était historiquement faible, comme la Slovaquie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie. Mais la participation a également augmenté de manière significative dans les grands États membres ayant une plus longue histoire dans l’Union — tels que l’Allemagne (13 %) et l’Espagne (14 %). Dans l’ensemble, cette évolution indique un réengagement plus large dans la politique européenne et un regain d’intérêt pour l’Union. Selon une étude post-électorale réalisée à l’époque par le Parlement européen28, bien que des augmentations aient été enregistrées dans tous les groupes sociodémographiques, le principal facteur ayant contribué à cette hausse a été la participation accrue des jeunes électeurs. Les groupes des 16/18-24 ans et des 25-39 ans ont vu leur participation au niveau de l’Union augmenter respectivement de 14 % et 12 %. La mobilisation de ces électeurs s’explique par l’importance de questions telles que le changement climatique et l’efficacité des campagnes numériques qui ont trouvé un écho auprès des jeunes et les ont incités à voter29.

Cette hausse de la participation se poursuivra-t-elle aux élections de 2024 ? Comme on l’a dit, une augmentation de la participation renforcerait la légitimité du Parlement européen et des décisions qu’il prendra au cours de la prochaine législature. Or trois raisons principales permettent de croire à une nouvelle augmentation de la participation aux élections de 2024.

Premièrement, la sphère politique européenne s’est sans doute éloignée d’une simple dichotomie pour ou contre l’Union ces dernières années, pour se concentrer davantage sur ses priorités politiques. C’est ce que montre, par exemple, la polarisation croissante autour du pacte vert, qui a attiré l’attention politique à mesure que les coûts de l’atténuation du changement climatique et de son adoption sont devenus plus clairs au cours des dernières années. La mobilisation des électeurs autour de questions concrètes plutôt que de notions abstraites sur le fonctionnement de l’État peut conduire à une participation plus élevée.

Le taux de participation aux élections du Parlement européen a diminué de façon constante depuis les premières élections en 1979 jusqu’en 2014.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Deuxièmement, le rôle de l’Union dans la prise de décisions importantes ayant des effets sur la vie quotidienne des citoyens est mieux compris. Ces dernières années, l’Union a joué un rôle de plus en plus important dans la gestion des crises récentes, telles que la pandémie et la guerre en Ukraine qui ont occupé une place importante dans l’agenda de tous les États membres. Cela peut renforcer la motivation des électeurs à aller voter, car ils ont l’impression que leur choix compte et a un effet.

Troisièmement, la situation géopolitique a révélé la pertinence de l’appartenance à l’Union et de ses politiques, dans un monde plus fragmenté où l’Europe doit se distinguer des autres superpuissances. Le retour de la guerre sur le continent met l’accent sur les « dividendes de la paix » que l’Union a générés en évitant les conflits entre ses membres, tout en soulignant qu’elle doit être en mesure de se protéger contre les menaces extérieures et donc de renforcer son hard power. La perspective d’une éventuelle élection de Donald Trump et ses implications pour les relations entre l’Union et les États-Unis pourraient contribuer à faire comprendre la nécessité pour l’Europe de se rassembler et de trouver sa place spécifique dans le monde.

Les premiers indicateurs des intentions de vote et de l’intérêt pour l’Europe confirment cette évaluation et laissent présager une nouvelle augmentation de la participation aux prochaines élections. Les intentions de vote, telles qu’elles ressortent d’une enquête réalisée à l’automne 2023, sont nettement plus élevées que celles recueillies par la même enquête à l’automne 2018 — six mois avant les élections de 2019. Comme le montre la figure supra, à l’automne 2018, 59 % des répondants ont indiqué une « Importance élevée (7-10) » lorsqu’on leur a demandé dans quelle mesure il était important pour eux de voter aux élections européennes. À l’automne 2023, ce chiffre était supérieur d’environ 9 points, à 68 %. Cela reflète une augmentation générale de l’importance dans les États membres, avec des augmentations significatives en Pologne, en Roumanie, en Grèce, en Slovaquie et au Portugal. L’intérêt accru pour l’Union se reflète également dans les résultats de l’enquête — la part des répondants qui affirment ne jamais rechercher d’informations sur l’Union et ne pas y être intéressés a diminué, passant de 21 % à l’automne 2018  à 13 % à l’automne 202330. Il convient également de noter que quatre États membres (Belgique, Allemagne, Malte et Autriche) ont modifié leurs lois électorales pour permettre aux jeunes de 16 ans de voter, et que la Grèce le fera pour les jeunes de 17 ans. Néanmoins, si ces indicateurs laissent entrevoir la possibilité d’une participation plus élevée qu’en 2019, il convient de noter que la principale question qui avait mobilisé les électeurs à l’époque — le changement climatique — pourrait être moins importante dans la conjoncture actuelle et donc ne pas mobiliser autant de jeunes électeurs qu’au dernier scrutin.

La situation géopolitique a révélé la pertinence de l’appartenance à l’Union et de ses politiques, dans un monde plus fragmenté où l’Europe doit se distinguer des autres superpuissances.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

7 — Les attentes politiques des électeurs

Au cours de la dernière législature, l’attention du public européen s’est déplacée au fur et à mesure que l’Union passait d’une crise à l’autre. Lorsque le parlement nouvellement élu a commencé ses travaux en 2019, l’immigration et le terrorisme figuraient parmi les questions les plus saillantes parmi les citoyens de l’Union, après la crise des réfugiés de 2015 et les attaques terroristes de Daech. Toutefois, l’attention s’était dans une certaine mesure déjà détournée de ces questions : la part des Européens ayant identifié l’immigration comme l’un des deux problèmes les plus importants auxquels l’Union est confrontée avait diminué, passant d’un pic de 58 % en 2016 à 34 % en 2019, tandis que l’attention portée au terrorisme avait chuté d’un pic de 44 % en 2017 à 18 % en 2019. Cette baisse s’était faite au profit de l’environnement et du changement climatique, qui, en 2019, ont atteint leur plus haut niveau depuis dix ans avec 35 %. Au début de l’année 2020, l’attention s’est rapidement déplacée vers les questions de santé et la situation économique, alors que la pandémie de Covid-19 se propageait à travers l’Europe.

À mesure que les effets de la pandémie se sont estompés, l’attention s’est portée sur l’inflation, les contraintes de la chaîne d’approvisionnement post-pandémique et le choc des prix de l’énergie consécutifs à l’invasion de l’Ukraine ayant entraîné une hausse du coût de la vie dans l’ensemble de l’Union.

Alors que la législature actuelle touche à sa fin, l’immigration est à nouveau au cœur des préoccupations des Européens. Sans surprise, la guerre en Ukraine est le deuxième sujet le plus important, suivi par la « situation internationale », qui est probablement liée à l’incertitude géopolitique découlant de la guerre. L’inflation est le quatrième problème le plus cité, mais son importance diminue — suivant de près l’évolution de l’indice des prix à la consommation.

Alors que la législature actuelle touche à sa fin, l’immigration est à nouveau au cœur des préoccupations des Européens.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Si, dans de nombreux États membres, les questions les plus importantes suivent les différentes crises, il existe des variations en fonction de l’exposition et de la politisation des questions. À l’automne 2023, l’immigration était en tête des préoccupations des citoyens en Autriche, en Belgique, à Chypre, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Pologne. Les questions géopolitiques — la guerre en Ukraine et la situation internationale — sont les plus saillantes dans tous les autres États membres, à l’exception de l’Italie où le coût de la vie arrive en tête des préoccupations.

L’immigration

La question de l’immigration a gagné en importance dans la plupart des pays européens, ce qui suggère que sa récente prééminence au niveau européen n’est pas due à un choc isolé. Cet accroissement particulièrement rapide se fait sentir en Allemagne, aux Pays-Bas, en Hongrie et en République tchèque. Des travaux antérieurs ont montré que l’importance accordée à la question des migrations dans l’opinion publique de l’Union est fortement corrélée aux flux migratoires — alors que les préférences du public en matière de migration sont corrélées aux stocks migratoires31. Conformément à cette interprétation, les données d’Eurostat montrent qu’en 2022, le nombre de migrants en provenance de pays non membres de l’Union qui sont entrés dans l’Union a augmenté de 117 % par rapport à l’année précédente32.

Le changement climatique

La question du changement climatique présente un profil hétérogène dans les pays de l’Union, les valeurs élevées étant surtout concentrées dans les pays membres du nord de l’Europe. C’est au Danemark, en Suède, en Finlande, en Belgique, en Irlande, en Autriche, aux Pays-Bas et en France que l’importance de cette question est le plus mise en avant. Elle est à l’inverse relativement plus faible dans les pays méditerranéens et d’Europe de l’Est — à l’exception de la Lituanie — où elle se situe en dessous de 20 % de pourcentage. Tout porte à croire que la question du changement climatique a perdu de son importance dans l’opinion à l’échelle de l’ensemble de l’Union en 2020, lorsque la crise du Covid-19 a détourné l’attention vers des questions liées à la santé et à la situation économique. Les données les plus récentes montrent que l’importance accordée à la transition est en baisse.

L’inflation

Sans surprise, l’importance de la question de l’inflation dans l’opinion a suivi de près l’évolution de l’indice des prix à la consommation et recule maintenant que l’inflation diminue à la suite de la normalisation des prix de l’énergie.

L’inflation n’occupait pas une place prépondérante dans le discours public jusqu’au début de la flambée des prix au second semestre 2021, lorsque les contraintes de la chaîne d’approvisionnement post-pandémique se sont fait sentir et que les prix du gaz importé de Russie ont commencé à grimper en flèche. Dans tous les États membres, les citoyens ont exprimé des préoccupations notables concernant les pressions inflationnistes, ce qui se reflète dans l’importance accrue de cette question dans les données de l’Eurobaromètre.  L’Irlande et l’Allemagne sont les deux pays où la proportion de répondants désignant l’inflation comme l’un des deux problèmes les plus importants est la plus élevée  à l’automne 2022. Avec la baisse de l’inflation en 2023 et 2024, l’importance de cette question a considérablement diminué. Toutefois, il convient de noter qu’elle reste supérieure aux niveaux d’avant 2021.

L’Ukraine et l’élargissement

L’importance de la guerre en Ukraine est globalement élevée parmi les citoyens de l’Union, avec des différences notables entre les pays de l’Union.

Sans surprise, c’est dans deux États baltes limitrophes de la Russie que l’on trouve la plus forte proportion de citoyens attachant de l’importance à ces questions : l’Estonie (49 %) et la Lituanie (48 %). L’Estonie est le pays de l’Union qui a engagé l’aide bilatérale la plus élevée en pourcentage de son PIB (3,55 %), suivie du Danemark (2,41 %) et de la Lituanie (1,54 %)33. La Grèce, la France et l’Italie sont les pays où la proportion de citoyens considérant la guerre en Ukraine comme importante est la plus faible. Le résultat le plus surprenant est celui de la Pologne, qui affiche le quatrième score le plus bas malgré son implication géopolitique dans la guerre et sa proximité géographique avec la Russie et l’Ukraine — la Pologne est le seul pays de l’Union qui partage une frontière avec l’Ukraine et la Russie, en raison de l’enclave de l’Oblast de Kaliningrad. En Pologne, les deux questions les plus prépondérantes sont plutôt l’immigration (27 %) et l’inflation (24 %). Elles éclipsent l’attention du public pour l’Ukraine.

8 — L’équilibre politique de la dernière législature

La législature 2019-2024 a reflété deux tendances majeures : l’équilibre politique au sein des institutions européennes et une série de crises qui sont venues bouleverser celui-ci.

Sur le plan politique, la législature 2019-2024 a été caractérisée par la nécessité pour les principales forces centristes — centre-droit, libéraux et centre-gauche — de coopérer. En effet, aucune d’entre elles ne pouvait former de majorité au Parlement européen sans au moins l’une des autres, tandis qu’une coalition du PPE et du S&D n’était plus suffisante34. Au Parlement, les libéraux occupent une position centrale puisqu’ils peuvent décider — du moins en principe — de former une majorité soit avec les partis de gauche, soit avec la droite. En limitant le pouvoir du principal parti au Parlement (le PPE), ils garantissaient un équilibre entre les groupes soutenant la Commission — ce qui facilitait l’adoption des législations par la Commission. Renew a ainsi été le groupe politique qui a le plus souvent obtenu la majorité au Parlement européen au cours de la législature 2019-2024 — 92 % des voix contre 86 % pour les S&D et 78 % pour le PPE35. À son tour, l’agenda politique de la Commission au début de la législature combinait les priorités politiques du S&D (« une économie pour les gens », un « pacte vert européen »), de Renew (« une Europe adaptée à l’ère numérique », « un nouvel élan pour la démocratie européenne ») et du PPE (« une Europe plus forte dans le monde », « promouvoir le mode de vie européen »)36. Chaque groupe politique était donc incité à soutenir l’agenda global afin de s’assurer que des progrès seraient réalisés sur ses propres priorités. Cette incitation s’est toutefois affaiblie à l’approche de la fin de la législature, comme en témoigne le refus de certains membres du PPE et des libéraux de soutenir certains éléments constitutifs du Pacte vert au cours des derniers mois.

La législature 2019-24 a été marquée par une série de crises, notamment la pandémie de Covid-19, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la crise énergétique qui s’en est suivie. Un élément déterminant pour la Commission — qui est de fait un test majeur pour les forces politiques qui la soutiennent — a donc été la réponse à ces crises. Chacune d’entre elles s’est caractérisée par une réaction initiale relativement lente suivie de mesures déterminées d’une ampleur sans précédent37. La lenteur de la réponse révèle le manque de préparation de l’Union à ces crises : dans de nombreux cas, la Commission ne disposait pas d’instruments immédiatement disponibles et a dû les créer de toutes pièces. Cela a demandé du temps et du capital politique. Et malgré la détermination de la Commission à réagir fermement, ce retard a mis en évidence les fragilités de l’Union, et peut contribuer à expliquer pourquoi la coalition politique qui a soutenu la Commission au cours de la législature 2019-2024 est susceptible de perdre des sièges aux élections des 6-9 juin.

La coalition politique qui a soutenu la Commission au cours de la législature 2019-2024 est susceptible de perdre des sièges aux élections des 6-9 juin.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

9 —  Les dynamiques de la législature 2024-2029

Les projections actuelles pour le prochain Parlement européen et l’évolution de la composition du Conseil européen suggèrent les rapports de force suivants pour la prochaine législature :

  • Le centre-droit, le centre-gauche et les libéraux resteraient en mesure de commander une majorité à la fois au Parlement européen et au Conseil, mais elle sera plus faible dans le prochain Parlement européen que dans l’actuel. Il y a donc un risque que des majorités ne se dégagent pas au Parlement européen sur des nominations — y compris pour la nouvelle Commission — ou des dossiers controversés au sein du PPE, du S&D et de Renew.
  • Le centre de gravité du Parlement européen se déplacerait vers la droite. Une coalition de gauche (Renew, S&D, Verts et Gauche) ne serait plus possible, tandis que des majorités de droite resteraient possibles, bien que difficiles à organiser en raison des éléments les plus radicaux de l’extrême droite. Le centre-droit (PPE) pourrait ainsi chercher à renforcer son influence et à réorienter l’orientation politique vers la droite, ce qui créerait des tensions avec le centre-gauche (S&D) et une partie des libéraux (Renew).
  • Plus d’incertitude — et potentiellement d’instabilité — au Parlement européen pourrait conduire la nouvelle Commission à rechercher un soutien plus large que la coalition actuelle en réduisant son ambition politique au plus petit dénominateur commun et en se concentrant sur des questions susceptibles d’obtenir des majorités plus larges — par exemple, les politiques liées à l’environnement extérieur, comme la compétitivité économique et la sécurité extérieure.

Plus d’incertitude — et potentiellement d’instabilité — au Parlement européen pourrait conduire la nouvelle Commission à rechercher un soutien plus large que la coalition actuelle en réduisant son ambition politique au plus petit dénominateur commun.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet
  • La stratégie du groupe politique Fratelli d’Italia constituera un élément décisif. Si Fratelli d’Italia reste au sein de l’ECR — plutôt que de rejoindre le PPE — ce dernier groupe pourrait devenir plus influent grâce à sa représentation au Conseil et au Parlement. Au cours de la législature 2019-2024, les eurodéputés du PPE et de l’ECR ont déjà voté ensemble dans certains domaines tels que le marché intérieur et la politique étrangère. ECR pourrait toutefois conserver une approche ad hoc plutôt qu’un alignement fort sur le PPE s’il préfère mettre l’accent sur son rôle d’opposition aux partis centristes et maintenir une ligne eurosceptique sur certaines nominations et certains dossiers.
  • La droite nationaliste sera plus forte : ID pourrait ainsi devenir le troisième groupe politique par sa taille, avec des implications conséquentes sur l’attribution du temps de parole et des postes tels que les présidences de commissions.
  • Dans l’ensemble, la représentation des groupes politiques eurosceptiques devrait augmenter, bien que la part des groupes politiques clairement pro-UE devrait rester supérieure à 60 %.
  • La composition géographique des groupes politiques changera elle aussi, ce qui pourrait influencer leur orientation. Par exemple, le PPE est susceptible d’obtenir une plus grande part de ses sièges auprès des délégations espagnole et polonaise. L’ECR obtiendrait une part beaucoup plus importante de ses sièges en Italie grâce à la victoire de Fratelli D’Italia, tandis que l’ID obtiendrait une part beaucoup plus faible due à la perte de sièges de la Lega. La gauche bénéficierait d’une contribution plus importante de l’Allemagne.

La nomination du président de la Commission européenne constituera une étape décisive de l’équilibre politique au cours de la prochaine législature. La favorite est la présidente sortante, Ursula von der Leyen, qui a obtenu le soutien du PPE en tant que candidate principale (Spitzenkandidaten). La principale difficulté pour elle — si elle est nommée par le Conseil européen38 — sera de définir un programme qui obtienne le soutien d’un nombre suffisant de députés européens des autres groupes politiques lors d’un vote à bulletin secret. L’expérience montre que cette tâche n’a rien d’évident : en 2019, Ursula Von der Leyen avait obtenu une majorité de seulement 9 voix pour sa nomination.

ID pourrait devenir le troisième groupe politique par sa taille, avec des implications conséquentes sur l’attribution du temps de parole et des postes tels que les présidences de commissions.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

10 — Prospective : quelle politique européenne pour les cinq prochaines années ?

Indépendamment de l’équilibre politique qui résultera des élections européennes, la politique européenne devra répondre à plusieurs questions urgentes auxquelles les institutions de l’Union seront confrontées au cours de la prochaine législature.

Sur le plan économique, la compétitivité de l’Union et sa capacité à renforcer les sources de croissance nationales sont devenues des questions primordiales dans un contexte de fragmentation des échanges et de subventions massives accordées par les États-Unis et la Chine à leurs entreprises nationales et de concurrence géopolitique et technologique. Les rapports de Mario Draghi sur la compétitivité européenne et d’Enrico Letta sur le marché unique constitueront des contributions importantes au débat politique39. Le rapport Letta souligne déjà la nécessité de renforcer le marché unique dans les principales industries de réseau telles que les réseaux et services numériques, l’énergie et les transports, afin que les entreprises européennes puissent opérer à l’échelle paneuropéenne et devenir plus compétitives à l’échelle mondiale. Certaines questions — comme le financement des investissements publics nécessaires pour que l’Union soit à la hauteur de ses priorités, en particulier après la fin du plan de relance — ne manqueront pas de susciter la controverse. Cela pourrait conduire à mettre davantage l’accent sur les sources de financement privé, par exemple sous la forme d’un programme plus ambitieux visant à faire progresser l’intégration et l’approfondissement de l’union des marchés de capitaux, dont le Conseil européen s’est récemment saisi. Cela pourrait également conduire à un nouvel effort de révision de la législation européenne existante dans la mesure où elle est considérée comme un obstacle à la compétitivité européenne et à une réponse politique plus affirmée aux distorsions de concurrence induites par les politiques industrielles et commerciales de la Chine et des États-Unis.

Une autre question primordiale pour la prochaine législature sera le positionnement stratégique de l’Union dans un monde où elle semble comparativement moins déterminée et unie dans l’affirmation de ses intérêts et de ses valeurs que d’autres grandes puissances géopolitiques telles que les États-Unis, la Chine ou la Russie. Si Trump remporte l’élection présidentielle américaine, l’Union pourrait se retrouver isolée, par exemple lorsqu’il s’agira de soutenir l’Ukraine, d’organiser sa propre sécurité et de promouvoir ses valeurs sur la scène mondiale. La prochaine législature sera donc probablement directement confrontée à des questions portant sur la défense, la politique étrangère et l’autonomie stratégique de l’Union.

La prochaine législature sera probablement directement confrontée à des questions portant sur la défense, la politique étrangère et l’autonomie stratégique de l’Union.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Ces éléments suggèrent un agenda politique largement déterminé par les défis extérieurs, qui pourrait également affecter d’autres priorités déjà présentes dans l’agenda de la législature précédente — telles que les transitions verte et numérique. 

Les grandes lignes de l’agenda stratégique 2024-29 du Conseil européen qui ont récemment fuité vont dans le même sens40. La transition écologique étant désormais confrontée à un contrecoup politique, elle pourrait être de plus en plus abordée sous l’angle de la compétitivité et de l’autonomie stratégique. La concurrence des États-Unis et de la Chine dans le domaine des technologies vertes et les risques liés à la dépendance extérieure vis-à-vis des combustibles fossiles signifient que l’Union devra poursuivre son effort en faveur de l’écologie, mais que cette question sera probablement abordée sous un angle plus économique qu’environnemental — ce qui aura un impact sur l’orientation des politiques de lutte contre le réchauffement climatique.

Dans le même temps, les résultats au 10 juin joueront un rôle important dans la formation des majorités au cours de la prochaine législature. Une forte progression des groupes politiques d’extrême droite aurait deux conséquences principales. Premièrement, en affaiblissant la majorité qui a soutenu la Commission von der Leyen, ils pourraient accroître la nécessité d’obtenir des votes supplémentaires sur divers textes législatifs. En fonction de l’origine de ces votes — en particulier s’ils proviennent des Verts ou de l’ECR — cela aurait un effet sur l’orientation politique de la Commission. Deuxièmement, ils pourraient influencer les partis de la majorité si des groupes politiques tels que le PPE mais aussi Renew ressentent le besoin de se rapprocher de la position des partis de droite pour éviter de perdre d’autres voix à leur profit. Cela pourrait avoir un effet sur les décisions prises dans des domaines tels que les politiques climatiques — en mettant davantage l’accent sur les coûts de l’action climatique que sur l’inaction climatique —, l’État de droit et les libertés civiles, ou la migration. Cela pourrait également limiter l’ambition d’une intégration européenne plus poussée41.

L’Union devra poursuivre son effort en faveur de l’écologie, mais cette question sera probablement abordée sous un angle plus économique qu’environnemental — ce qui aura un impact sur l’orientation des politiques de lutte contre le réchauffement climatique.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

Une fragmentation politique accrue creusera l’écart entre l’ampleur des défis et la capacité à s’entendre sur des projets ambitieux. À cet égard, le fait de se concentrer sur les défis extérieurs pourrait faciliter les compromis entre les partis. Dans le même temps, un environnement économique et géopolitique difficile entraînera une augmentation des demandes de soutien ou de protection au niveau national — comme on l’a récemment vu avec les manifestations d’agriculteurs qui ont déclenché des appels à la réforme de la Politique agricole commune. Ce rapport de force pourrait obliger la prochaine Commission à dépenser une grande partie de son capital politique dans des mesures favorisant des intérêts très localisés — une dynamique que la fragmentation existante ne ferait qu’amplifier. 

Alors que la fragmentation politique risque de rendre difficile la poursuite de l’intégration et d’aggraver le risque qu’un nouvel élargissement rende l’Union encore moins capable de s’entendre sur des politiques européennes ambitieuses, il reste à voir dans quelle mesure la prochaine Commission sera en mesure de tirer parti d’événements perturbateurs pour rallier des soutiens en faveur de mesures audacieuses, comme elle a pu le faire au cours de la législature 2019-2024. Les progrès pourraient être réalisés de manière réactive plutôt que proactive, sous la pression des événements, aggravant la perception d’une Union « en mode crise » plutôt que confiante dans sa vision de l’avenir. Cette situation continuerait d’offrir un terreau fertile au mécontentement et à une nouvelle augmentation du soutien aux partis « populistes ». L’une des principales priorités de la prochaine Commission et des dirigeants de l’Union sera donc de définir une vision claire et engageante de l’avenir et de l’identité de l’Europe dans un monde instable, afin de créer un sentiment d’unité qui aide à surmonter la fragmentation politique interne. Les défis extérieurs peuvent offrir l’occasion d’un tel sentiment d’unité européenne si les dirigeants de l’Union sont capables de le saisir.

Le choix des personnalités qui dirigeront les institutions de l’Union et la manière dont elles exerceront leur rôle seront donc déterminants à cet égard. 

Il reste à voir dans quelle mesure la prochaine Commission sera en mesure de tirer parti d’événements perturbateurs pour rallier des soutiens en faveur de mesures audacieuses, comme elle a pu le faire au cours de la législature 2019-2024.

Thierry Chopin, Nicolò Fraccaroli, Nils Hernborg et Jean-Francois Jamet

En particulier, à côté de la présidence de la Commission européenne, qui a connu une politisation accrue et qui se concentre sur la conduite du processus législatif, le rôle du président du Conseil européen pourrait évoluer de facilitateur des échanges des chefs d’État et de gouvernement à celui de gardien des objectifs et valeurs de l’Union — un rôle en somme similaire à celui du président de la République en Allemagne ou en Italie. L’évolution de la fonction de président du Conseil dans cette direction serait facilitée par le fait de confier ce rôle à une personnalité largement respectée, en Europe et dans le monde, et dont la voix et la vision seraient écoutées. Cela permettrait également de mieux différencier cette fonction de celle du président de la Commission européenne.

*

Les 10 points qui précèdent indiquent un paysage politique plus fragmenté qui pourrait compliquer davantage la prise de décision et affaiblir les institutions européennes. Si les élections du Parlement européen confirment cette perspective en augmentant la part des groupes politiques d’extrême droite et en affaiblissant la majorité centriste, l’Union devra concentrer son capital politique sur un plus petit nombre de priorités stratégiques susceptibles de recevoir le soutien de tous les partis et d’aborder les questions importantes pour l’opinion publique, en mettant l’accent sur le renforcement de l’Union face aux défis extérieurs, tant sur le plan géopolitique qu’économique.

Alors que les tendances et les projections actuelles indiquent une montée continue des partis « populistes » d’extrême droite en Europe, cette dynamique politique n’implique pas d’orientation claire en ce qui concerne l’intégration européenne. D’une part, elles pointent vers un renforcement des partis eurosceptiques. D’autre part, elles suggèrent également une normalisation de la politique européenne, ces partis cherchant de plus en plus à promouvoir leurs points de vue politiques au niveau européen au lieu de se contenter de prôner le rapatriement des pouvoirs au niveau national. En outre, la participation aux élections du Parlement européen est susceptible d’augmenter encore, conformément aux attentes selon lesquelles, face aux défis mondiaux actuels — et comme on l’a vu dans les crises récentes telles que la pandémie, la crise énergétique et la guerre de la Russie contre l’Ukraine — l’échelle de l’Union pourrait se révéler de plus en plus être l’échelle pertinente pour les décisions importantes.

Il existe donc un risque qu’un fossé se creuse entre les attentes des citoyens européens, qui souhaitent que les décisions importantes soient prises à l’échelle de l’Union, et la capacité à trouver une majorité politique pour une action déterminée. Cela pourrait nécessiter une évolution de la pratique des rôles politiques clefs dans l’Union. Alors que le rôle du président de la Commission devra de plus en plus se concentrer sur la recherche d’un soutien multipartisan pour pousser des initiatives politiques, un président du Conseil européen largement respecté en Europe et dans le monde permettrait d’apporter une vision stratégique à plus long terme et d’agir comme un gardien et un garant de l’Union.

Sources
  1. Voir le rapport 2023 European State of the Climate de l’Organisation météorologique mondiale et du Copernicus Climate Change Service. Comme l’indique le rapport, « l’Europe s’est réchauffée deux fois plus vite que la moyenne mondiale, devenant ainsi le continent qui se réchauffe le plus rapidement sur Terre ».
  2. Le terme « populisme » a une longue histoire dans les sciences sociales et désigne un phénomène politique qui existe depuis plus de 150 ans. Césarisme et illibéralisme sous le Second Empire en France ; dans les années 1890-1914 à nouveau en France (boulangisme), en Russie et aux États-Unis (Parti populaire) ; en Amérique latine (mouvement péroniste en Argentine) puis populisme de gauche (Hugo Chavez au Venezuela ; Morales en Bolivie). Voir Guy Hermet « Narodniki, boulangisme, People’s Party : trois populismes fondateurs », dans Bertrand Badie et Dominique Vidal, Le retour des populismes. L’état du monde en 2019, La découverte, 2019 ; et Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Le Seuil, 2020.

  3. Cas Mudde, Cristobal Rovira Kaltwasser, Populism : A very short introduction, Oxford University Press, 2017.
  4. Jan-Werner Müller, What is Populism ?, University of Pennsylvania Press, 2016.
  5. Yascha Mounk, The People vs. Democracy. Why Our Freedom is in Danger & How to Save It, Harvard University Press, 2018 ; Thierry Chopin,  « The Populist Moment : Towards a post-liberal Europe ? » Les Cahiers européens de Sciences Po, n°1, Paris, Centre d’études européennes, 2017.
  6. Le populisme n’est pas nécessairement incompatible avec le libéralisme économique, en particulier sous sa forme néolibérale, comme le montrent certains exemples en Amérique latine, où le terme « populisme néolibéral » a été utilisé ; voir Kurt Weyland, « Neopopulism and neoliberalism in Latin America : Unexpected Affinities », Studies in Comparative International Development, 1996. Le cas actuel de Javier Milei en Argentine est un exemple actuel de cette forme de populisme.
  7. L’« euroscepticisme modéré » désigne l’opposition aux politiques de l’Union, tandis que l’« euroscepticisme dur » désigne l’opposition au processus d’intégration européenne lui-même.
  8. Toutefois, ce parti a surtout voté aux côtés de groupes populistes d’extrême gauche, tout en étant membre du même groupe politique que le parti d’extrême droite UKIP de 2014 à 2017. Voir Anatole Cheysson, et Nicolo Fraccaroli « Ideology in Times of Crisis a Principal Component Analysis of Votes in the European Parliament, 2004–2019. », CEIS Tor Vergata Working, Paper 461, 2017.
  9. Gilles Ivaldi, Les populismes aux élections européennes de 2019. Diversité idéologique et performances électorales, 2020.
  10. Sergei Guriev et Elias Papaioannou, « The Political Economy of Populism », Journal of Economic Literature, 2022.
  11. Manuel Funke, Moritz Schularick et Christoph Trebesch, Going to Extremes : Politics after Financial Crisis, 1870- 2014, Center for Economic Studies (CES), 2015 ; voir également Barry Eichengreen, The Populist Temptation : Economic Grievance and Political Reaction in the Modern Era, Oxford University Press, 2018 ; Dani Rodrik, « Populism and the economics of globalization », Journal of International Business Policy, 2018 ; voir également Italo Colantone et Piero Stanig dans Dani Rodrik, Charles Sabel, Building a Good Jobs Economy. Document de travail de la faculté de recherche de la Harvard Kennedy School, 2019.
  12. David Autor, David Dorn, Gordon Hanson, Jae Song, « Trade Adjustment : Worker-Level Evidence », The Quarterly Journal of Economics, 2014 ; David Autor, David Dorn, Gordon Hanson, Kaveh Majlesi, « Importing Political Polarization ? The Electoral Consequences of Rising Trade Exposure », NBER Working Papers, n°2637, 2016.
  13. Pippa Norris, and Ronald Inglehart, Cultural Backlash. Trump, Brexit and Authoritarian Populism, Cambridge University Press, 2019.
  14. Ce mécanisme s’applique clairement aux « démocraties de consensus » – Autriche, Belgique, Pays-Bas, etc. – que Arendt Lijphart et J.T. Hottinger ont appelé « Consociational Democracies », Revue internationale de politique comparée, vol. 4, n°3, 1997. Mais cela s’applique également aux systèmes politiques majoritaires comme en France où la montée du Rassemblement national peut s’expliquer par le fait que de nombreux citoyens disent avoir le sentiment d’avoir « tout essayé ».
  15. Piero Cipollone, « The confidence to act : monetary policy and the role of wages during the disinflation process », 27 mars 2024.
  16. C’est ce qui ressort, par exemple, des résultats du dernier Eurobaromètre  (avril 2024), qui identifie la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (33 %) comme la question prioritaire à débattre au cours de la campagne électorale pour les élections européennes. Plus d’un tiers des Européens (36 %) ont des difficultés à payer leurs factures de temps en temps ou la plupart du temps.
  17. Aleks Szczerbiak et Paul Taggart, « Euroscepticism and anti-establishment parties in Europe » , Journal of European Integration, 2024.
  18. Aleks Szczerbiak et Paul Taggart, Opposing Europe ? The comparative party politics of Euroscepticism, Oxford University Press, 2008.
  19. Catherine De Vries, Euroscepticism and the Future of European Integration, Oxford Academic, 18 Jan. 2018.
  20. Thierry Chopin, Nicolo Fraccaroli, Nils Hernborg, and Jean-François Jamet , “The Battle for Europe’s Future : Political Cleavages and the Balance of Power Ahead of the European Parliament Elections”, Jacques Delors Institute Policy Paper, 237, April 2019.
  21. En juillet 2021, quinze dirigeants nationalistes européens se sont réunis dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe – organisée par Marine Le Pen – et ont signé une « Déclaration sur l’avenir de l’Europe » appelant à une Union européenne plus souverainiste et nationaliste. Les leaders représentaient les principaux partis ECR (Vox, PiS, FdL) et ID (RN, Lega, FPÖ) ainsi que le Fidesz.
  22. Voir Carina Stubenrauch , Livio Stracca, Jean-François Jamet, Hanni Schölermann et Stephanie Bergbauer, « Global Lessons from Euroscepticism, VoxEU Column, 20 septembre 2019. Sur le rôle de l’euroscepticisme dans le cas spécifique de la Banque centrale européenne, voir Nicolo Fraccaroli, Alessandro Giovannini, Jean-François Jamet, et Eric Persson, « Ideology and monetary policy. The role of political parties’ stances in the European Central Bank’s parliamentary hearings », European Journal of Political Economy, vol. 74, 2022.
  23. Karin Thalberg, Camille Defard, Thierry Chopin, Alicia Barbas, Klervi Kerneïs « The European Green Deal in the face of rising radical right populism », Policy paper, Jacques Delors Institute, 2024 ; Ben Lockwood et Matthew Lockwood, « How do right-wing populist parties influence climate and renewable energy policies ? Evidence from OECD countries », Global Environmental Politics, pp. 12-30, 2022 ; Detlef Jahn, « Quick and dirty :How populist parties in government affect greenhouse gas emissions in EU member states », Journal of European Public Policy, pp. 980-997, 2021.
  24. Max Becker et Nicolai von Ondarza, « Geostrategy from the Far Right : How Eurosceptic and Farright Parties Are Positioning Themselves in Foreign and Security Policy », SWP Comment 2024/C 08, 2024.
  25. Markku Laakso et Rein Taagepera, « Effective’ Number of Parties : A Measure with Application to West Europe ». Comparative Political Studies, pp. 3–27, 1979.
  26. Karlheinz Reif  et Hermann Schmitt, « Nine Second-Order National Elections – A Conceptual Framework for the Analysis of European Election Results ». European Journal of Political Research, Vol. 8,  n° 1, pp. 3–44, 1980. Katjana Gattermann, Claes de Vreese et Wouter van der Brug, « Introduction to the special issue : No longer second-order ? Explaining the European Parliament elections of 2019 ». Politics, 2021 ; Piret Ehin et Liisa Talving, « Still second-order ? European elections in the era of populism, extremism, and Euroscepticism » Politics, 2021.
  27. Hermann Schmitt, Alberto Sanz, Daniela Braun, et Eftichia Teperoglou, « It all Happens at Once : Understanding Electoral Behaviour in Second-Order Elections ». Politics and Governance, Vol. 8, n° 1, pp. 6–18, 2020.
  28. Parlement européen, « Élections européennes 2019 : les élections européennes sont-elles entrées dans une nouvelle dimension ? », 2019.
  29. Parlement européen, « Ten issues to watch in 2024 » EPRS, 2024.
  30. Eurobaromètre Standard 100 et Eurobaromètre Standard 90.
  31. Timothy J. Hatton, « Public Opinion on Immigration in Europe : Preference versus Salience », IZA – Institute of Labor Economics Discussion Paper Series, N° 10838, 2017.
  32. Eurostat , « Migration and migrant population statistics », Statistics Explained, 2024.
  33. Source : Statista
  34. Les majorités pourraient donc en principe être formées en combinant les votes du PPE, du S&D et de Renew (majorité soutenant la Commission) ; ou de Renew, du PPE, de l’ECR et de l’ID (coalition de droite) ; ou de Renew, du S&D, des Verts et de la Gauche (coalition de gauche).
  35. Source : UE Matrix.
  36. Le Conseil européen a défini des priorités similaires dans le cadre de l’agenda stratégique 2019-24 adopté en juin 2019 : « Construire une Europe climatiquement neutre, verte, juste et sociale », « Développer une base économique forte et dynamique », « Promouvoir les intérêts et les valeurs de l’Europe sur la scène mondiale », et « Protéger les citoyens et les libertés ».
  37. Au vu de la réaction initiale désunie à la pandémie, Jacques Delors a averti fin mars 2020 que « le climat qui semble planer sur les chefs d’État et de gouvernement et l’absence de solidarité européenne constituent un danger mortel pour l’Union européenne ». Dans le cas de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, la réaction a été rapide après le déclenchement de la guerre, mais dans la période précédant l’invasion, l’invasion de l’Ukraine par la Russie était considérée comme improbable et l’augmentation des prix des exportations de gaz russe vers l’Union à partir de l’été 2021 n’a suscité qu’une réaction limitée dans un premier temps.
  38. Il est à noter que le Conseil européen choisit son candidat au poste de président de la Commission européenne à la majorité qualifiée, plutôt qu’à l’unanimité. Toutefois, ce choix s’inscrit généralement dans le cadre d’un accord global sur les nominations clés, qui nécessite un large soutien de la part des membres du Conseil européen.
  39. Le rapport d’Enrico Letta a été publié (Enrico Letta, « Much More than a Market – Speed, Security, Solidarity : Empowering the Single Market to deliver a sustainable future and prosperity for all EU Citizens », Rapport de haut niveau sur l’avenir du marché unique, 2024).
  40. L’adoption de l’agenda stratégique du Conseil européen est prévue en juin 2024.
  41. Voir Luigi Scazzieri, « The European Parliament elections : A sharp right turn ? », Centre for European Reform, 2024.
Crédits
Cet article a été publié en anglais par l'Institut Jacques Delors.