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Pour la démocratie, 2024 est une année charnière. Au moins deux milliards de personnes sont appelées aux urnes dans une cinquantaine de pays. Des élections majeures ont déjà eu lieu en Inde, en Indonésie et en Afrique du Sud, et auront lieu en novembre aux États-Unis, en juillet au Royaume-Uni et ces jours-ci en Europe. Jamais le monde n’a voté en si grand nombre en une seule année.
Nous sommes face à des défis profonds sur de nombreux fronts, mais c’est peut-être encore plus vrai pour le changement climatique.
Ses effets dévastateurs sont de plus en plus évidents et la nécessité impérieuse d’agir est inéluctable. L’année 2023 a été de loin la plus chaude jamais enregistrée et les émissions mondiales de gaz à effet de serre, qui doivent diminuer d’ici à 2025, ont repris leur tendance à la hausse à la suite de la pandémie de Covid-19. Lors de la COP 28 à Dubaï en décembre 2023, le constat a été clair : les progrès en matière de réduction des émissions sont insuffisants et un changement de cap décisif s’impose. Mais cela dépend en grande partie des résultats des élections de cette année, notamment dans trois des quatre plus grands émetteurs mondiaux : les États-Unis, l’Union européenne et l’Inde. Ces scrutins définissent en effet les politiques climatiques menées au cours de la seconde moitié de la décennie.
Les politiques climatiques : une nouvelle fracture
Les électeurs perçoivent parfaitement cette urgence. Les sondages d’opinion dans les économies avancées révèlent régulièrement des niveaux élevés de préoccupation quant au changement climatique. Selon une enquête Eurobaromètre réalisée en 2023, 77 % des Européens estiment que le changement climatique est un problème très grave1.
Mais la question clef — comment réagir ? — est difficile à aborder. Le paysage politique est complexe, tout comme les politiques — souvent biaisées par de puissants lobbies. L’idée d’un « retour de bâton » des politiques climatiques est désormais entrée dans le lexique politique.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Pourtant, la lutte contre le changement climatique n’est pas le principal moteur de la résurgence des partis populistes d’extrême droite dans de nombreux pays européens, car les préoccupations liées à l’immigration et au coût de la vie dominant les inquiétudes des électeurs2. Ces formations cherchent néanmoins de plus en plus à se faire élire en attisant les craintes que la transition vers le zéro émission n’entraîne de nouvelles hausses des prix de l’énergie, ne constitue une menace existentielle pour les communautés qui dépendent des industries à forte intensité de carbone, et n’engendre des restrictions draconiennes sur les modes de vie. De nombreux sondages suggèrent que ces arguments trouvent un écho auprès des électeurs3.
Les détracteurs populistes de la transition climatique opposent les coûts, souvent exagérés, encourus par la plupart des gens, aux modes de vie à forte intensité carbone des élites — y compris des décideurs politiques. Cela correspond au discours qu’ils défendent : les élites dirigeantes ne seraient pas dignes de confiance, elles mépriseraient les citoyens « ordinaires » et sont heureuses d’imposer aux autres des sacrifices qu’elles ne sont pas prêtes à faire. Le débat prend de plus en plus une dimension culturelle, car les affirmations selon lesquelles la transition vise délibérément à saper les modes de vie suburbains et ruraux sont de plus en plus répandues. Certains médias de droite qualifient désormais les technologies vertes telles que les véhicules électriques et les pompes à chaleur de « woke »4.
La liste des exemples montrant que les réactions négatives influencent les politiques et les résultats des élections en Europe ne cesse de s’allonger. L’effondrement du projet allemand d’interdiction des chaudières à gaz en 2023 est désormais un modèle de réussite pour les acteurs politiques qui exploitent et alimentent le sentiment croissant que les élites imposent des politiques de transition sans tenir suffisamment compte de leur impact sur la redistribution des richesses. Aux Pays-Bas, une nouvelle coalition gouvernementale dominée par le populiste d’extrême droite Geert Wilders et comprenant le Mouvement agriculteur-citoyen (BoerBurgerBeweging, BBB), climatosceptique, s’est engagée à revenir sur de nombreuses politiques climatiques héritées du gouvernement précédent5.
Plus symptomatique encore, les vagues de protestations très médiatisées des agriculteurs à travers l’Europe début 2024 ont permis au puissant lobby agricole d’obtenir l’affaiblissement de la législation sur l’environnement et le climat. Parmi les concessions notables, on peut citer l’abandon de toute référence à la contribution du secteur à l’objectif de réduction des émissions de CO2 à l’échelle de l’Union à l’horizon 2040 et la mise en suspens d’une proposition visant à réduire de moitié l’utilisation de pesticides d’ici à 2030. Les politiques climatiques n’étaient pourtant qu’un des points soulevés lors des protestations, et tous les manifestants ne les tenaient pas pour responsables de leurs difficultés6 — contrairement à ce que beaucoup ont affirmé. La rapidité des revirements trahit un sérieux manque de confiance des décideurs européens et met en évidence la fragilité politique de l’agenda climatique.
Il n’est donc pas surprenant que l’action climatique n’ait guère été évoquée dans la campagne électorale européenne. Peu de responsables politiques ont voulu défendre publiquement le Pacte vert européen, bien qu’il s’agisse de l’agenda politique le plus important du dernier cycle politique et du principal succès de la Commission d’Ursula von der Leyen. En effet, la famille politique de centre-droit du Parti populaire européen de la Présidente de la Commission — qui craint de perdre des voix au profit de l’extrême droite — prône désormais un ralentissement de la mise en œuvre des nouvelles exigences en matière de climat et d’environnement. La transition énergétique n’est par ailleurs mentionnée qu’une seule fois dans le projet d’agenda stratégique du Conseil européen pour 2024-2029, qui illustre l’évolution des priorités des dirigeants en faveur de la sécurité et de la compétitivité économique.
Si le Parlement européen issu des élections est moins favorable à la transition, et si les capitales nationales ne lui apportent qu’un soutien mitigé, la viabilité de l’objectif européen de réduction des émissions de 55 % d’ici à 2030 sera inévitablement remise en question.
Dans l’année des grandes élections, la démocratie menacée
Ce tournant pour la politique climatique coïncide avec un moment délicat pour la démocratie européenne et mondiale.
Si les circonstances varient considérablement d’un pays à l’autre, la tendance générale est celle d’un recul : le rapport Global State of Democracy 2023 d’International IDEA constate un déclin net de la quantité et de la qualité des démocraties dans le monde au cours des cinq dernières années7. Dans de nombreux pays, les normes, processus et institutions démocratiques ont été affaiblis, comme en témoignent les lois visant à saper l’indépendance du pouvoir judiciaire en Hongrie et les tentatives visant à décourager la participation électorale dans plusieurs États américains. Une fois que les dégâts sont faits, il est difficile de faire marche arrière. Le cas polonais en témoigne8.
Dans de plus en plus de démocraties, la culture et le discours politique se sont enflammés et polarisés. Les algorithmes des réseaux sociaux saturent les utilisateurs de contenus incomplets et souvent faux qui viennent conforter ou durcir leurs propres convictions. Le problème grandissant de la désinformation en ligne et hors ligne rend plus difficile pour les électeurs de distinguer les faits de la fiction et crée des conditions propices à la propagation de théories du complot et de fake news. Le changement climatique est l’un des sujets les plus touchés : en avril 2024, il représentait 11 % de toute la désinformation détectée par l’Observatoire européen des médias numériques9.
Or le changement climatique lui-même constitue une menace sérieuse pour la démocratie. La raréfaction de ressources essentielles telles que la nourriture et l’eau entraînera une augmentation des conflits, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières nationales. L’incidence accrue des crises et des situations d’urgence, comme les phénomènes météorologiques extrêmes, créera des conditions plus favorables à un régime autocratique, à la militarisation et à la restriction des libertés civiles. Les migrations — que les démocraties ont toujours eu du mal à gérer — ne feront qu’augmenter à mesure que les effets du changement climatique se concrétiseront.
La démocratie est-elle à la hauteur du défi climatique ?
La fronde contre les politiques de transition et le dysfonctionnement inquiétant des démocraties pourraient sembler confirmer le point de vue selon lequel la démocratie serait intrinsèquement inadaptée à la lutte contre la crise climatique : ses cycles électoraux courts, sa priorité donnée à l’État-nation, la multiplicité des parties prenantes et l’élaboration délibérative des politiques seraient trop lents et trop peu agiles pour répondre efficacement à des problèmes complexes, mondiaux et de longue portée comme le changement climatique.
Il est indéniable que la réponse au changement climatique pose des défis spécifiques aux démocraties. Le pluralisme et la liberté d’association, qui garantissent aux défenseurs du climat le droit de s’organiser et d’exiger des mesures plus fortes, créent également un espace pour les groupes d’intérêts qui exercent des pressions contre la transition.
La liberté d’expression et la liberté de la presse aident les citoyens à s’informer sur l’urgence climatique, mais elles peuvent facilement être détournées pour diffuser des informations erronées et des théories du complot.
Mais la viabilité d’un système alternatif — l’ « éco-autoritarisme » — n’est pas appuyée par les données disponibles et n’aboutirait pas à une transition pérenne.
En fait, les pays démocratiques obtiennent généralement de meilleurs résultats en matière d’action climatique10. Nombre de leurs caractéristiques fondamentales — transparence, responsabilité et libre circulation de l’information — les rendent mieux à même d’élaborer des réponses efficaces à des problèmes « complexes ». Or la transition énergétique est une entreprise extrêmement complexe qui exige un degré élevé de partage d’informations et de coordination entre de nombreux acteurs. Cela est d’autant plus difficile dans les États autocratiques où l’information et la prise de décision sont très concentrées. Les démocraties ont également tendance à être plus « prévoyantes » et sont en fait plus susceptibles que les autocraties de faire preuve de solidarité intergénérationnelle sur des questions politiques majeures11.
La démocratie n’est pas un obstacle, mais l’un des plus grands atouts de l’Europe dans la lutte contre le changement climatique.
Inégalités et justice climatique
Susciter l’adhésion à la transition vers une société zéro carbone est en partie un défi de communication que les responsables politiques et les militants pro-climat ne maîtrisent pas encore. Mais l’amélioration du discours ne suffira pas. Pour créer et maintenir un consensus politique en faveur d’une transition viable, les décideurs politiques doivent prendre au sérieux les griefs sous-jacents à la fronde contre les mesures en faveur du climat. Cela implique avant tout de traiter les profondes inégalités qui sous-tendent le changement climatique et la politique de transition.
Si les inégalités historiques en matière d’émissions de carbone entre les pays sont largement connues et documentées, le changement climatique est de plus en plus marqué par des inégalités significatives au niveau national. En effet, les inégalités en matière des émissions de carbone sont aujourd’hui plus importantes à l’intérieur des pays qu’entre eux. Dans de nombreux États, les émissions de carbone des 50 % de la population qui émettent le moins sont déjà conformes ou presque aux objectifs de décarbonation de leur pays à l’horizon 2030 et à l’objectif d’1,5°C de l’accord de Paris. Alors que les émissions de la moitié inférieure de la population ont diminué depuis 1990, celles du décile et du centile les plus émetteurs ont augmenté12.
Les inégalités en matière d’émissions sont étroitement liées aux inégalités des patrimoines et des revenus, qui ont atteint, dans les économies avancées, des niveaux historiquement élevés13. Aux États-Unis et dans l’Union européenne, le décile le plus riche émet entre trois et cinq fois plus que la médiane, et environ 16 fois plus que le décile le plus pauvre14. Les personnes les plus riches ont un mode de vie plus énergivore et à plus forte intensité de carbone. Non seulement ils émettent plus d’émissions que le reste de la population, mais la richesse qui permet ce mode de vie est redevable et contribue davantage au problème sous-jacent.
Cette injustice n’échappe pas aux électeurs. En France, 76 % des personnes sont d’accord avec l’affirmation « la sobriété énergétique ne s’impose qu’au peuple, mais pas aux élites ». Ils sont encore plus nombreux (79 %) à être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « ce sont les plus pauvres qui paient la crise climatique et énergétique, alors que ce sont les plus riches qui en sont responsables »15.
Cela est essentiel pour comprendre le faible soutien populaire aux politiques de transition qui touche les personnes individuellement et qui semblent impliquer une forme de coût financier ou de changement de mode de vie. Les mesures en faveur du climat ne sont pas introduites de manière isolée mais dans un contexte socio-économique très inégal, comme l’ont montré les manifestations de Gilets jaunes en france en 2018-2019.
Les inégalités sont également un aspect sous-estimé des manifestations des agriculteurs, que la plupart des médias ont préféré présenter comme des manifestations contre les politiques climatiques. Actuellement, 80 % des subventions de la politique agricole commune de l’Union vont à seulement 20 % des plus grandes exploitations16. En France, une exploitation sur dix perd de l’argent17 et, dans toute l’Europe, de nombreuses exploitations sont lourdement endettées en raison des dépenses d’investissement nécessaires pour être compétitives sur des marchés très concurrentiels.
Les profondes inégalités qui caractérisent la plupart des économies avancées ne nuisent pas seulement à l’acceptation des politiques climatiques. Elles corrodent le système politique lui-même, étant associées à une baisse de la confiance dans la démocratie18. Il n’est donc pas surprenant que ceux qui se trouvent à la limite de ces inégalités perdent confiance dans le système politique qui les nourrit.
Il est indéniable que les populations sont préoccupées par le changement climatique. Mais nombreux sont ceux qui, à juste titre, ne sont pas convaincus que les changements qui leur sont demandés sont les mêmes pour les plus riches et les plus grands émetteurs de CO2. Les mesures en faveur du climat semblent ainsi non seulement profondément injustes, mais aussi, en fin de compte, futiles.
Pour une transition juste et équitable
Les responsables politiques doivent retrouver l’initiative en prenant des mesures beaucoup plus audacieuses visant à démontrer que la transition sera équitable. Le sentiment et la réalité de l’injustice seront un obstacle constant et récurrent dans la lutte contre le changement climatique tant que les inégalités en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de richesse ne seront pas traitées. Un changement radical d’approche dans l’élaboration des politiques, qui placent la justice sociale et l’équité au centre, est nécessaire. Cela peut et doit être le fondement d’un nouveau contrat social.
Cette démarche doit guider les principales politiques et objectifs climatiques, telles que l’ambition louable de l’Union de quadrupler les installations de pompes à chaleur d’ici 2030 et d’améliorer l’isolation thermique. La transition présente de nombreux avantages, notamment en matière de coût de l’énergie qui se répercutent dans des factures moins élevées et des maisons plus chaudes et moins polluées. Mais sans un soutien adéquat de l’État, les exigences imposées aux ménages en matière d’investissement — et les sanctions prévues en cas de refus — sont perçues comme punitives et très éloignées des réalités financières individuelles.
Il est essentiel d’éviter de répéter les erreurs commises lors de la libéralisation du commerce mondial, lorsque les gains nets de bien-être découlant du libre-échange ont été recherchés sans tenir suffisamment compte de l’impact négatif sur les communautés et les régions dont les industries ont été délocalisées. Pour que personne ne soit laissé pour compte, les États doivent veiller à ce que les industries vertes en expansion — et les avantages qui en découlent — soient réparties géographiquement et à ce que les travailleurs aient accès à la formation nécessaire pour intégrer ces nouvelles industries.
Si une telle approche est politiquement et moralement essentielle, elle est financièrement difficile à mettre en place. Avec la pandémie de Covid-19, la flambée de l’inflation et la hausse des taux, même les pays développés disposent d’une marge de manœuvre budgétaire limitée. De nouvelles sources de financement sont nécessaires. De nouveaux impôts sur les grandes fortunes et sur les activités et secteurs à forte intensité de carbone sont tout à fait justifiés : cela permettrait de s’assurer que ceux qui ont les moyens et les émissions les plus élevées contribuent à leur juste part. En plus d’être redistributives, les taxations sur les activités à forte intensité de carbone telles que l’aviation — dont les plus riches profitent de manière disproportionnée — seraient de puissants symboles de l’engagement d’ en faveur d’une transition véritablement juste. L’urgence dans laquelle nous nous trouvons exige une certaine radicalité, devenue essentielle pour persuader les citoyens que les sacrifices qui leur sont demandés ne sont pas vains et qu’ils sont menés par les plus riches aussi.
Des innovations démocratiques pour une politique climatique inclusive
La polarisation en cours de la politique climatique a placé aux centre des débats une question fondamentale : « qui paie pour la transition ? », intrinsèquement politique mais trop importantes pour être laissées aux seuls mains des technocrates. Les responsables politiques ne sont pas omniscients et devraient accepter davantage de contributions, de débats et de vérifications. Comme le souligne Richard Youngs, « la question cruciale est de savoir comment la démocratie peut être approfondie de manière appropriée pour l’ère de la transition climatique, et non pas contenue de manière sélective »19.
Il est malheureusement impossible de donner à nos systèmes de gouvernance les moyens de canaliser de manière productive un débat aussi complexe et chargé affectivement. Mais il existe un certain nombre d’« innovations démocratiques » qui pourraient faire une différence significative, notamment en permettant à ceux qui sont généralement sous-représentés dans l’élaboration des politiques publiques de mieux se faire entendre. Elles devraient être menées selon le principe que ce sont les communautés et les citoyens eux-mêmes qui comprennent le mieux leurs intérêts, et qu’il faut dès lors leur faire confiance et leur donner les moyens d’exprimer leur avis et d’agir chaque fois que c’est possible.
Il ne s’agit pas d’élaborer la politique climatique par le biais de référendums, forme de démocratie directe qui s’est avérée au moins aussi vulnérable — sinon plus — à la désinformation et à la polarisation que la démocratie représentative. Il est naïf de penser que présenter aux citoyens des solutions binaires à des questions complexes encouragera un débat public approfondi et réfléchi ou favorisera un sentiment de responsabilité partagée pour les décisions politiques.
Les assemblées de citoyens, comme celle à laquelle j’ai eu la chance de participer en France en 2019-20, sont une option stimulante. Ces assemblées sont généralement composées d’un groupe de citoyens sélectionnés au hasard et représentatifs de la diversité de la population. Les participants reçoivent des informations d’experts et un éventail de perspectives sur les problèmes, ce qui leur permet de prendre des décisions éclairées, sans être gênés par la désinformation, la dynamique des partis politiques et un environnement médiatique qui encourage le tribalisme et la polarisation.
Comme le fait remarquer Martin Wolf20, les responsables politiques devraient considérer les assemblées de citoyens non pas comme une menace pour la primauté de la démocratie représentative, mais comme un outil indispensable pour combler les déficits démocratiques, dédramatiser les questions litigieuses et créer des « mandats sociaux » pour une politique climatique ambitieuse. Les assemblées climatiques sont en effet plus ouvertes que les gouvernements à l’égard de « sujets novateurs et potentiellement controversés », y compris en matière de réglementation et de fiscalité21. Elles sont de plus en plus intégrées en tant qu’entités permanentes au sein des démocraties occidentales. En Irlande, par exemple, l’Assemblée des citoyens est désormais une institution bien établie et a contribué à construire un consensus sociétal sur plusieurs questions controversées depuis sa création en 2016.
Toutes les politiques climatiques ne peuvent ni ne doivent être élaborées au niveau national. Les entités infranationales telles que les régions, les provinces et les villes comprennent mieux que quiconque la nécessité d’une action urgente en matière de changement climatique. Elles se trouvent en première ligne des impacts — comme dans le sud de l’Espagne, où les chaleurs extrêmes et les sécheresses intenses perturbent la vie quotidienne et menacent les moyens de subsistance22. Elles sont également plus proches des citoyens et sont donc bien placées pour favoriser un plus grand engagement public et un consentement démocratique aux initiatives climatiques. Dans la mesure du possible, les décisions relatives à la politique climatique devraient être confiées aux collectivités locales, et les gouvernements centraux devraient impliquer davantage les acteurs infranationaux dans la formulation de la politique climatique nationale, en s’appuyant sur leur proximité avec les citoyens et leur connaissance approfondie des réalités du terrain.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Les accords de transition juste (ATJ) négociés par le gouvernement espagnol dirigé par le PSOE avec les communautés touchées par les fermetures de mines de charbon constituent un modèle pour obtenir un adhésion locale à des politiques climatiques a priori controversées. Ces accords, qui prévoient un soutien financier et social pour les travailleurs et les entreprises touchés par les fermetures de mines, sont le fruit d’un dialogue intensif entre toutes les parties prenantes, y compris les entreprises du secteur du charbon, les syndicats et le gouvernement régional. Cette approche a permis en plus de gagner des voix : les zones couvertes par les accords conjoints étaient statistiquement plus susceptibles de voter pour le PSOE que les zones non couvertes. Ce succès est attribué non seulement aux résultats tangibles et aux compensations prévues dans les accords, mais aussi au processus hautement participatif et consultatif23.
La responsabilité des gouvernements est la caractéristique la plus importante d’une démocratie qui fonctionne et une condition préalable pour que les citoyens soient davantage impliqués dans la formulation des politiques climatiques. Les responsables politiques doivent faire preuve de transparence, non seulement en ce qui concerne l’effet de leurs politiques sur les émissions, mais aussi sur la répartition des coûts et des bénéfices entre les différentes tranches de revenus entre les régions et les générations. Comme le suggère la sociologue Imme Scholz, les gouvernements devraient monitorer publiquement leurs progrès par rapport aux objectifs fixés, ce qui permettrait aux citoyens et à la société civile de demander des comptes24. Cela contribuerait à convaincre le public que la transition se déroule de manière équitable et, par extension, engendrerait la confiance dans le système politique et les institutions qui le supervisent. Les parlements peuvent jouer un rôle particulièrement important dans le contrôle de l’action des gouvernements en matière de climat, mais ils doivent être dotés de l’expertise requise et des ressources nécessaires pour s’attaquer sérieusement à une question aussi vaste et complexe.
Pour que les démocraties puissent relever le défi climatique, elles doivent également s’attaquer à l’influence disproportionnée que les intérêts des entreprises continuent d’exercer sur l’élaboration des politiques publiques. Le secteur des combustibles fossiles tire d’énormes avantages du statu quo et a un passé documenté de blocage des efforts visant à éliminer progressivement leur utilisation, en recourant souvent à des tactiques détournées. Ce n’est pas une coïncidence si les pays où le secteur des combustibles fossiles est important — comme les États-Unis, le Canada et l’Australie – sous performent en matière de décarbonation25. L’Europe doit être particulièrement vigilante face à la financiarisation des campagnes électorales, qui ouvre la porte à l’influence indue des individus et des entreprises les mieux pourvus. L’arrêt Citizens United v. FEC de la Cour suprême des États-Unis, qui a levé les restrictions sur les dépenses indépendantes des sociétés pour les campagnes politiques au nom de la liberté d’expression, est un avertissement.
Les politiques de transition vers un avenir zéro carbone peuvent sembler décourageantes — surtout si l’on considère le malaise que traverse nos démocraties. Mais la réponse ne peut être ni le rejet de la démocratie, ni l’abandon de la transition. Nos sociétés doivent faire preuve de courage afin de s’attaquer aux profondes inégalités qui sont au cœur des contestations et de transférer le pouvoir politique des intérêts particuliers qui bloquent égoïstement le changement aux citoyens et aux communautés les plus impactés. Un avenir plus vert et plus démocratique est possible — mais la politique doit être à la hauteur.
Sources
- Surveys – Eurobarometer, juillet 2023.
- Laura Dubois et Ben Hall, « How migration is pushing Europe to the right », Financial Times, 20 décembre 2023.
- Eurotrack Survey Results, YouGov, 2023.
- Ross Clark, « The heat pumps scandal has gone on for too long. End subsidies now », The Telegraph, 15 avril 2024.
- Senay Boztas, « New Dutch coalition aims to reintroduce 80mph limit in cull of climate goals », The Guardian, 16 mai 2024.
- « EU-related disinformation peaks in April », European Digital Media Observatory, 21 mai 2024.
- The Global State of Democracy Initiative.
- « Donald Tusk tries to restore Poland’s rule of law », The Economist, 8 février 2024.
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- Comparer 2024 Climate Change Performance Index et Democracy Index 2022, Economist Intelligence Unit.
- Jamie McQuilkin, « Doing Justice to the Future : A global index of intergenerational solidarity derived from national statistics », International Justice Review, vol. 4 n°1, 29 juin 2018.
- Lucas Chancel, Philipp Bothe et Tancrède Voituriez, Climate Inequality Report 2023, Word Inequality Lab
- Zia Qureshi, « Rising inequality : A major issue of our time », Brookings, 16 mai 2023.
- Laura Cozzi, Olivia Chen et Hyeji Kim, « The world’s top 1 % of emitters produce over 1000 times more CO2 than the bottom 1 % », Agence internationale de l’énergie, 22 février 2023.
- Jean-Yves Dormagen, « Comprendre le nouveau clivage écologique : données inédites », Le Grand Continent, 7 novembre 2023.
- Alice Hancock, « Ministers urge EU to increase subsidies as farmers protest in Brussels », Financial Times, février 2024.
- Claire Legros et Bertrand Hervieu : « Tous les agriculteurs ne sont pas fragiles, mais la recomposition en cours fait plus de perdants que de gagnants », Le Monde, 28 février 2024.
- Simon Bienstman, « Does inequality erode political trust ? », 5 juillet 2023.
- Richard Youngs, « Is There a Silver Lining to Europe’s Climate Change Turmoil ? », Carnegie Endowment for International Peace, 26 février 2024.
- Martin Wolf, « Citizens’ juries can help fix democracy », Financial Times, mai 2023.
- Jonas Lage, Johannes Thema, Carina Zell-Ziegler, Benjamin Best, Luisa Cordroch et Frauke Wiese, « Citizens call for sufficiency and regulation — A comparison of European citizen assemblies and National Energy and Climate Plans », Energy Research & Social Science, in ScienceDirect, octobre 2023.
- Sandrine Morel, « Confrontée à une canicule précoce et une sécheresse majeure, l’Espagne s’interroge sur sa gestion de l’eau », Le Monde, 29 avril 2023.
- Diane Bolet, Fergus Green et Mikel González-Eguino, « How to Get Coal Country to Vote for Climate Policy : The Effect of a “Just Transition Agreement” on Spanish Election Results », American Political Science Review, Cambridge University Press, 4 décembre 2023.
- Imme Scholz, « The Sustainability Transformation Needs a New Narrative by Imme Scholz », Project Syndicate, 4 janvier 2024.
- Vegard Tørstad, Håkon Sælen et Live Standal Bøyum, « The domestic politics of international climate commitments : which factors explain cross-country variation in NDC ambition ? », Environmental Research Letters, 22 mai 2019.