À l’occasion du Paris Defence and Strategy Forum 1 qui s’ouvre demain à l’École militaire et dont le Grand Continent est partenaire et après son étude sur la guerre d’Ukraine, nous revenons avec le général Benoît Durieux sur les principales interrogations qui agitent le monde de la stratégie et de la défense dans l’année des grandes élections. Pour recevoir toutes nos publications, nous vous invitons à vous abonner.

Ces jours-ci, quand on aborde des sujets liés à la défense dans plusieurs capitales européennes et en particulier à Bruxelles, on a l’impression d’entendre de plus en plus un accent français. Ainsi « l’autonomie stratégique » qui faisait encore l’objet de débats presque théologiques il y a quelques années semble désormais un axe structurant des politiques européennes. Que pensez-vous de ce moment de bascule et du rôle joué par la France  ? 

La guerre en Ukraine a clarifié, sans doute de manière inattendue, les rôles respectifs de l’OTAN et de l’Union européenne. Depuis des décennies, à longueur de colloques, y compris à l’École militaire, on s’interrogeait sur le point de savoir comment l’Union et l’OTAN s’articuleraient. Aujourd’hui cette question a été tranchée.

Personne, surtout pas la France, ne met en cause le fait que l’Alliance atlantique est aujourd’hui la seule organisation capable d’organiser la défense collective d’un point de vue militaire. En même temps, l’Union s’est à mon sens imposée comme un acteur stratégique qui a été capable d’apporter à l’Ukraine de l’aide financière, d’organiser la gestion de la crise énergétique, notamment du gaz, de mettre en œuvre des sanctions importantes… 

L’Union est restée solide et n’a pas éclaté, ni après la pandémie, ni à la faveur des risques de la crise ukrainienne. Pour une partie de nos partenaires, la notion d’autonomie stratégique n’est toujours pas évidente mais le fait que l’Union européenne soit aujourd’hui et de plus en plus un acteur stratégique me paraît difficilement contestable.

Personne, surtout pas la France, ne met en cause le fait que l’Alliance atlantique est aujourd’hui la seule organisation capable d’organiser la défense collective d’un point de vue militaire.

général Benoît Durieux

La Commission a récemment rendu public un plan de financement de l’industrie de défense, ce qui était inconcevable il y a trois ans. Le fait que l’on retrouve dans de nombreuses publications européennes des sujets sur la production d’obus d’artillerie est assez stupéfiant. 

Et puis évidemment, les déclarations de Donald Trump conduisent à se demander comment les pays européens vont faire face, à la suite de cette crise qui est loin d’être terminée, avec un engagement américain qui suscite de nombreuses questions. 

Est-ce que c’est une vision française de l’Europe ? Peut-être que c’est un peu excessif, mais en tout cas, je crois que des nombreux pays européens rejoignent un certain nombre de préoccupations françaises.

Quel est le périmètre de cet espace de préoccupations ?

Elles portent sur l’industrie de défense, sur la dissuasion, sur l’Europe en tant qu’acteur stratégique et qui s’intéresse, d’ailleurs, à des questions mondiales, et pas seulement à l’Ukraine mais également à la Méditerranée, à l’Afrique, à l’Indo-Pacifique… 

S’agit-il des thématiques qui seront au cœur du Paris Defence and Strategy Forum qui se tiendra à partir de demain à l’École militaire ?

Oui, absolument. La ligne éditoriale de ce nouveau Forum est de mettre en valeur la vision de l’Europe comme acteur stratégique mondial.

Pourriez-vous revenir sur sa généalogie ? 

L’idée s’inscrit dans la logique de la création de l’Académie de défense de l’École militaire. Ce dont je me suis rendu compte progressivement et dont je suis assez convaincu, c’est que dans ces périodes de troubles — dans ce moment que le Grand Continent appelle l’interrègne — personne ne sait très bien d’où partir, quoi penser. Il est important, même à des échelons qui ne sont pas au niveau des chefs d’État, de rassembler les acteurs — ce qui est beaucoup plus puissant que l’on ne pense.

Dans ces périodes de troubles — dans ce moment que le Grand Continent appelle l’interrègne — personne ne sait très bien d’où partir, quoi penser.

général Benoît Durieux

C’est la raison pour laquelle chaque forum a une ligne éditoriale, une saveur. Alors évidemment, nous, c’est la saveur française. La ligne éditoriale de ce Forum consiste en une façon de voir, de proposer, de mettre sur la table un certain nombre de points qui sont généralement assez acquis en France mais qui sont probablement moins évidents ailleurs en Europe. En organisant une table ronde sur l’Afrique, une sur l’Indo-Pacifique, sur la Méditerranée et le Moyen-Orient et une autre sur l’Ukraine, on dessine une vision des préoccupations qui correspond à celle proposée par la France.

En organisant une table ronde sur l’Afrique, une sur l’Indo-Pacifique, sur la Méditerranée et le Moyen-Orient et une autre sur l’Ukraine, on dessine une vision des préoccupations qui correspond à celle proposée par la France.

général Benoît Durieux

Certains partenaires considèrent que la France se sert de l’Europe pour projeter à l’échelle mondiale des ambitions qui paraissent en inadéquation avec ses capacités réelles… 

C’est une critique que j’entends, mais je répondrais d’abord que la France a raison de comprendre qu’elle ne peut pas agir seule. Que pourrions-nous faire seuls en Ukraine ? Probablement pas grand-chose. Par la suite, il ne faut pas s’étonner que ce soit à partir de cette considération que la France soit si attentive aux questions européennes. En réalité, chaque pays soutient la construction européenne pour ce qu’elle lui apporte. Ce n’est absolument pas critiquable tant que cela reste raisonnable. C’est d’ailleurs l’origine de toute sa force : la solidarité politique restant extrêmement importante, tout comme la combinaison des moyens militaires.

Justement comment envisagez-vous la combinaison entre les autres armées européennes et les armées françaises ? 

En termes militaires, la convergence et la cohérence des capacités militaires se fait principalement au sein de l’OTAN. L’Alliance atlantique est une fantastique machine d’interopérabilité. Parmi les pays membres, peut-être avec le Royaume-Uni, la France est l’un des seuls pays — je ne parle pas des États-Unis — à avoir une politique de défense avec l’idée d’un système militaire complet. Dès lors, il devient difficile de dire ce que l’on peut faire pour aller plus loin.

L’Alliance atlantique est une fantastique machine d’interopérabilité.

général Benoît Durieux

Pourquoi ?

Pour qu’une coalition fonctionne, il y a une règle simple à retenir : il faut que le pays leader de la coalition soit capable de faire, même en un peu plus réduit, toutes les missions de la coalition de manière autonome, pour que les autres pays puissent le suivre. C’est une règle non-écrite, qui est presque empirique, mais que l’on a observée partout. Évidemment, les États-Unis ont pendant très longtemps occupé un peu partout ce rôle. Au Sahel, c’était la France. Dans le cadre d’une coalition d’aide à un pays comme l’Ukraine, il est plus difficile de voir qui occupe ce rôle. 

Si le cadre de l’OTAN paraît extrêmement pertinent d’un point de vue militaire, c’est aussi très évident qu’il est soumis à des variables politiques de plus en plus profondes. On parle beaucoup de la possible réélection de Donald Trump — et même s’il n’arrivait finalement pas à la Maison Blanche, on voit déjà qu’il y a un recentrement américain bipartisan sur des intérêts nationaux interprétés d’une manière strictement unilatérale (America first). Est-ce que cette dynamique ne finira pas, à moyen terme, par faire émerger une contradiction avec le rôle de l’OTAN dans la structuration de la convergence européenne ? Si Trump décide de casser l’OTAN, que va-t-il se passer ?

C’est la question que tout le monde se pose. Mais la réponse est loin d’être univoque. En réalité vous avez en Europe deux types de réactions : il y a la position française, qui est de moins en moins isolée, qui consiste à dire qu’il faut que l’on soit de plus en plus autonome pour pouvoir faire face à cette hypothèse et continuer à faire de l’Europe un partenaire indispensable pour les États-Unis. D’autres pays ont une réaction presque inverse, qui consiste à dire qu’il faut rendre le découplage avec les États-Unis impossible, et qu’il donc faut au contraire renforcer les liens avec Washington pour les rendre indestructibles. Peut-être que la vérité sera un peu entre les deux positions  : il n’est pas absolument certain que, qui que ce soit à la Maison Blanche, les États-Unis seront prêts à s’engager de manière inconditionnelle dans une guerre à cause du conflit ukrainien et, inversement, pouvons-nous imaginer sérieusement que les États-Unis se désengageraient complètement d’Europe ? 

Comprenez-vous en ce sens la série d’accords sécuritaires bilatéraux signés entre des pays de l’OTAN (Royaume-Uni, Allemagne, France…) et l’Ukraine ? 

Oui, c’est un signe du fait que les pays européens n’ont pas attendu de découvrir la position du prochain président américain pour aller de l’avant. C’est un aspect important. Par ailleurs, je constate à mon niveau un signal faible intéressant. Au départ, nous avons commencé à organiser le Paris Defence and Strategy Forum d’une manière assez modeste. Nous avions contacté quelques instances avec lesquelles nous avons régulièrement des relations, mais nous craignions d’avoir un peu de mal à attirer des participants internationaux.

Les pays européens n’ont pas attendu de découvrir la position du prochain président américain pour aller de l’avant. C’est un aspect important.

général Benoît Durieux

En réalité, nous avons reçu une multitude de demandes de participation, y compris d’Américains — dont certaines sommités. Cela prouve que dans la communauté stratégique américaine du moins, beaucoup de personnes considèrent que ce serait une erreur de « laisser les Européens mourir dans leur coin », alors même qu’il y a chez nous une sorte de prise de conscience. Ce forum à Paris est une des modalités, une des caractérisations — ce n’est évidemment pas la seule — de cette prise de conscience et du fait que les acteurs se disent qu’il faut parler, faire entendre leur voix. Si le président lituanien va s’exprimer, c’est sans doute pour porter la voix de son pays sur un sujet qui est important aujourd’hui. Il a choisi de venir le faire à Paris, ce qui n’est pas complètement anodin.

Pensez-vous que la France joue un rôle d’avant-garde dans cette recomposition géopolitique en Europe ?

Je pense que l’écosystème de l’Académie de défense de l’École militaire et le Forum qui est le résultat de cette dynamique montrent — sans mauvais jeu de mots — que « France is back ».

Je ne veux pas prétendre que la France a le monopole des idées, surtout pas le monopole des bonnes idées — mais nous avons des idées. L’affirmation consistant à dire qu’il n’y a pas de débat, qu’il n’y a plus de penseur stratégique est fausse. Je prépare en ce moment un livre sur les penseurs de la stratégie avec Olivier Wieviorka, pour lequel nous n’avons quasiment que des auteurs français. L’École militaire, avec son regroupement unique en Europe, même dans le monde, de tous ces organismes divers dessine une image de la défense nationale qui dépasse largement le seul champ militaire. La France doit être fière de jouer un rôle dans le débat européen.

Dans la communauté stratégique américaine, beaucoup de personnes considèrent que ce serait une erreur de « laisser les Européens mourir dans leur coin », alors même qu’il y a chez nous une sorte de prise de conscience.

général Benoît Durieux

Est-ce que le sujet de la dissuasion et la question du partage de la puissance nucléaire française font partie des sujets que vous envisagez d’ouvrir ?  

Nous en parlerons bien évidemment. La France a depuis très longtemps considéré que la dissuasion française avait une portée européenne. Le président Emmanuel Macron l’a d’ailleurs dit, les intérêts vitaux français ont une dimension européenne. Jacques Chirac avait également affirmé avec les Britanniques lors de la déclaration de Chequers, qu’il n’imaginait pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux d’un des deux pays soient atteints sans que ceux de l’autre ne le soient aussi.

En 1974, la déclaration d’Ottawa avait reconnu la contribution du rôle dissuasif propre des forces nucléaires françaises et britanniques un renforcement global de la dissuasion générale de l’OTAN. Donc je pense que ce n’est pas tout à fait nouveau. Ce qui est peut-être un peu plus nouveau, c’est qu’un certain nombre de dirigeants européens l’ont relevé. Cela s’explique évidemment par la situation en Ukraine. Toutefois je ne sais pas si on peut encore parler d’un débat au sens où cela porte moins sur la stratégie de dissuasion française que sur la réception de cette idée par nos alliés. De toute façon, une force de dissuasion, une stratégie de dissuasion nucléaire, ne fonctionne que s’il y a un système de décision extrêmement réactif, extrêmement clair. Un comité européen ne permettrait pas cette réactivité.

Il y quelques mois, vous aviez publié dans nos pages une étude sur les grandes tendances historiques de la guerre en Ukraine. Nous sommes désormais entrés dans la troisième année de l’invasion de Poutine. Quels sont les enseignements principaux que l’on peut tirer du terrain et du front ukrainien pour penser les armées françaises et européennes de demain ?

Le retour de la guerre en Europe dans la durée et sur des fronts relativement larges dessine des armées qui sont moins expéditionnaires et qui nécessitent que l’industrie de défense soit plus réactive, capable de produire plus vite, dans des volumes plus importants. Il y a des forces combattantes qui restent, à mon avis, centrales, avec notamment la capacité à conquérir des territoires. À côté de cela, il y a d’autres forces qui sont des facteurs de supériorité, probablement en soutien de forces combattantes : la désinformation, le cyber, etc. Mais en réalité, ce que nous observons c’est que la guerre en Ukraine, au lieu de concrétiser certaines hypothèses très avant-gardistes, finalement, nous renvoie presque en arrière. C’est ce qui, je crois, sidère beaucoup de monde.

La guerre en Ukraine, au lieu de concrétiser certaines hypothèses très avant-gardistes, finalement, nous renvoie presque en arrière.

général Benoît Durieux

Est-ce que ces enseignements de la guerre en Ukraine remettent en question le modèle des « armées bonsaï » — savoir tout faire, mais dans une échelle réduite — adopté par la France ?

Un choix a été fait en France depuis plusieurs décennies et qui consistait à dire que, le risque de guerre majeure en Europe étant faible, nous avions besoin de forces expéditionnaires, d’entretenir des capacités militaires et surtout de financer des bureaux d’études pour que nous soyons dans vingt ans au meilleur niveau des technologies — quitte à faire assez peu de commandes de matériel.

Dans toute armée, il y a un compromis à trouver en permanence entre le long et le court terme. Si nous faisons du court terme, c’est pour acheter du matériel, le mettre en ligne. Si nous faisons du long terme, c’est plutôt pour préparer des cerveaux, en rendant accessible la haute technologie de demain, pour être sûr que dans vingt ans nous soyons toujours compétitifs. Et c’est le choix qu’un pays de taille moyenne comme la France a fait. Ce qui a produit des résultats : aujourd’hui nous avons une industrie de défense d’excellent niveau avec de très bons avions de combat, des bateaux qui sont excellents, des forces terrestres bien équipées, mais en nombre limité. Mais cela permet aussi d’avoir un modèle cohérent  : nous n’avons pas d’impasse.

Nous avons commencé l’entretien en postulant que l’Europe de la défense parlait avec un accent français, mais à vous suivre on a l’impression qu’elle va aussi avoir un très fort accent polonais. Pensez-vous qu’avec le retour de la guerre en Europe dans les prochaines années s’imposera le modèle que l’on observe en Pologne où la masse comptera de plus en plus avec une nouvelle forme de mobilisation de la société sur le plan interne ? 

Le fait que la guerre travaille et travaillera de plus en plus les sociétés me paraît incontestable. La présidente de la Commission européenne dit désormais que nous « devons nous préparer » car « la menace d’une guerre n’est peut-être pas imminente mais elle n’est pas impossible ». Il y a cinq ans, personne n’aurait même imaginé entendre cette phrase, l’Union restant cantonnée à son symbole de paix universelle… Le fait que nous parlons autant de résilience, qu’à longueur de colloques nous examinons, nous disséquons la spécificité du modèle ukrainien, que la déclaration récente du président de la République ait fait réagir, en conduisant le président Ukrainien à déclarer « vos enfants ne vont pas mourir en Ukraine », tout cela montre que ce sujet n’est pas anodin et qu’il travaille la société, peut-être plus qu’on ne le croit.

Dans toute armée, il y a un compromis à trouver en permanence entre le long et le court terme.

général Benoît Durieux

Chacun mesure que c’est un sujet qui revient à l’ordre du jour, ce qui n’est pas forcément très encourageant. Encore une fois, à mon niveau, j’observe des signaux faibles : les nombreux intervenants européens et internationaux qui vont venir au Forum ne seraient sans doute pas venus en masse il y a cinq ans. Un autre signal faible est le fait que nous sommes en train de recruter les auditeurs de la future session de l’IHEDN, qui commencera au mois de septembre. Nous sommes toujours en train de recueillir les dossiers et je n’ai donc pas encore les données finales mais, sur les deux dernières années, nous observons une augmentation nette des candidatures jusqu’à 50 % en plus. 

Je me souviens lorsque j’étais auditeur, en 2010-2011, la préoccupation de la direction de l’IHEDN était la difficulté d’avoir des parlementaires. Cette année, nous en avons 13 dont 8 députés, 4 sénateurs ainsi qu’un député européen. Pour la deuxième année consécutive nous avons également un ancien ministre. C’est assez significatif d’un mouvement de fond. La société européenne et ses élites réintroduisent la guerre dans leur vision du monde.

Sources
  1. Tenue en français et en anglais sur le thème « Europe at the Crossroads », la première édition du Paris Defence and Strategy Forum rassemble les 13 et 14 mars 2 600 personnes réparties sur 80 séquences menées par 215 orateurs. Dans le détail, 68 nationalités des 5 continents seront représentées, avec notamment le président de la République de Lituanie, Gitanas Nausėda, 41 parlementaires français et étrangers, 82 diplomates (dont 22 ambassadeurs), 128 officiers généraux français et 26 étrangers (en plus de 81 attachés de défense ou adjoints) et 22 PDG de la Base industrielle et technologique de défense européenne.