Alors que l’attention de la communauté internationale est focalisée sur la longue guerre entre l’Ukraine et la Russie et les développements catastrophiques de la crise au Moyen-Orient, il est régulièrement admis que les décideurs européens consacreraient trop peu de temps à l’évaluation des risques politiques et sécuritaires dans la région Asie-Pacifique. Pourtant, malgré la détérioration de l’environnement stratégique de l’Europe sur ces différents fronts, l’Union a montré depuis plusieurs années un intérêt renouvelé pour la sécurité en Asie. La situation dans le détroit de Taïwan est au centre de ce regain d’intérêt.
Un événement en particulier a pu en être à l’origine : la visite de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, en août 2022, et la décision consécutive de la Chine de lancer des exercices militaires encerclant Taïwan 1. C’est depuis lors, semble-t-il, que les décideurs politiques à Bruxelles et dans la plupart des capitales européennes ont commencé à reconnaître que les tensions géopolitiques entre Pékin, Taipei et Washington pourraient contaminer et affecter bien plus profondément les affaires américano-européennes qu’on ne le pensait auparavant.
En parallèle de ce choc, une attention plus large portée à Taïwan au sein de l’Union se dessine discrètement depuis quelques années. L’île a en effet bénéficié d’un traitement sans précédent dans la stratégie Indo-pacifique développée par l’Union en 2021 2, reconnaissant spécifiquement qu’une démonstration de force dans le détroit de Taïwan pouvait avoir un impact direct sur la sécurité et la prospérité de l’Europe. De même, la stratégie de l’Allemagne à l’égard de la Chine, publiée en juillet 2023, aborde la question de Taïwan en termes clairs, soulignant la nécessité de la paix et de la stabilité dans la région. Le gouvernement allemand déclare ainsi qu’il « travaille à la désescalade » car un conflit militaire affecterait gravement les intérêts allemands et européens dans la région.
Pour les pays européens, une guerre potentielle dans le détroit de Taïwan ne perturberait pas seulement le commerce avec l’Asie orientale, elle aurait surtout pour conséquence de couper les chaînes de production mondiales, de remodeler l’architecture de sécurité de l’Asie et, de facto, d’avoir un impact sur l’économie de l’Union — 40 % du commerce extérieur Chine-Union et pas moins de 100 000 navires de commerce passant chaque année par le détroit de Taïwan. Par ailleurs, 30 000 Européens vivraient actuellement à Taïwan — ce qui donne une idée de l’ampleur de la crise humanitaire potentielle que connaîtraient les pays de l’Union si une guerre éclatait autour de l’île. Alors que l’élection présidentielle taïwanaise se déroule ce samedi 13 janvier 2024, les inquiétudes vont croissant, non seulement dans la région Asie-Pacifique et en Amérique du Nord, mais aussi sur l’ensemble du continent européen. En bref, de Bruxelles à Londres en passant par Paris, le malaise grandit à propos de Taïwan, de ses relations avec la Chine et de l’impact mondial d’un conflit de part et d’autre du détroit.
D’un désintérêt presque total de la part de l’Europe, cette petite île de 23 millions d’habitants est devenue un point central de l’analyse et de l’évaluation géopolitiques dans l’Union. Si elle reconnaît les nombreuses opportunités économiques, éducatives et technologiques offertes par l’île, la plupart de ses capitales s’intéressent désormais surtout aux à l’équation sécuritaire autour de Taïwan.
Dans cette étude, nous examinerons les perceptions européennes passées et présentes de Taïwan, et la manière dont l’avenir de l’île est devenu un nouvel enjeu économique et diplomatique pour l’Union, pour ses États membres et pour leur proche voisin, le Royaume-Uni.
Bref historique de la relation entre l’Europe et Taïwan
Découverte par des explorateurs portugais en 1542 qui la baptisent « Ilha Formosa » (« belle île »), colonie espagnole à partir de 1642 et plaque tournante du commerce régional pour la Compagnie néerlandaise des Indes orientales pendant la plus grande partie du XVIIe siècle, Taïwan a longtemps attiré les puissances européennes. Après cinquante années de colonisation japonaise qui s’achevèrent avec la capitulation de Tokyo à la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, Taipei est devenue en 1949 la « capitale temporaire » de la République de Chine, accueillant ainsi les ambassades de nombreuses grandes nations européennes, dont la plupart avaient quitté la Chine continentale après la victoire du Parti communiste dans la guerre civile. Parmi les exceptions figuraient le Royaume-Uni, lié par traité à la Chine via sa colonie de Hong Kong — en vertu du bail de 99 ans conclu en 1898 sur les Nouveaux Territoires —, des pays nordiques tels que la Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande, ainsi que les pays appartenant au bloc socialiste de l’époque, notamment la Roumanie, la Hongrie et la Tchécoslovaquie.
À la fin des années 1980, la République de Chine installée à Taïwan commença à se transformer en une démocratie nouvelle et dynamique. En 1988, le président Chiang Ching-kuo, fils aîné et héritier de Chiang Kai-shek, mourrait après dix années au pouvoir. Quelques mois avant sa mort, Chiang junior prenait une décision capitale : lever la loi martiale et ouvrir la voie à la démocratisation de l’île. Des partis politiques commencèrent alors à émerger pour défier le Kuomintang au pouvoir et des manifestants descendirent — pacifiquement — dans les rues de Taïwan pour accélérer ce processus.
Après que la République populaire de Chine eut repris le siège de la République de Chine aux Nations unies en 1971, toutes les nations européennes rétablirent progressivement leurs relations diplomatiques avec Pékin. Aujourd’hui, en Europe, le Saint-Siège est la seule entité politique qui reconnaît le gouvernement de la République de Chine comme représentant de la Chine 3. Pour autant, au cours des cinq dernières décennies, les Européens ont noué de multiples relations non officielles avec Taïwan. Dès la fin des années 1970, des entités telles que le Centre culturel allemand à Taipei, la Chambre de commerce espagnole, l’Association française pour le développement culturel et scientifique en Asie et divers autres bureaux commerciaux et culturels ont été créés à Taïwan 4. Taïwan a également établi des relations non officielles en Europe, par exemple avec l’ouverture du Free China Center au Royaume-Uni, du Far East Trade Service en Allemagne, du Centre asiatique de promotion économique et commerciale en France et du Centre d’information de Taipei aux Pays-Bas.
Il reste que les gouvernements européens ne sont pas disposés à s’engager dans des relations diplomatiques officielles formalisées avec Taïwan. Leurs relations diplomatiques avec la RPC et leur adhésion à la politique d’une seule Chine limitent les contacts diplomatiques officiels ou formels 5. Les pressions à long terme exercées par le secteur des entreprises à la recherche d’opportunités sur le marché chinois ont également conduit les chefs de gouvernement — tels que les chanceliers allemands ou les présidents français successifs — à aborder les interactions et les relations avec Taïwan avec une certaine prudence.
Ce n’est que dans les années 1990 que plusieurs pays européens commencèrent à améliorer leurs relations avec Taipei en envoyant des ministres, à commencer par la visite très médiatisée de six jours du ministre français de l’industrie, Roger Fauroux, en 1991 6 — qui fut ensuite qualifiée « d’inacceptable » par Pékin.
La même année, la France vendait à Taïwan six frégates de classe La Fayette pour 3,06 milliards de dollars (2,8 milliards d’euros), puis, en 1992, 60 avions de chasse Mirage 2000-5 pour 5,03 milliards de dollars (4,6 milliards d’euros). Très controversées, ces ventes de matériel de défense suscitèrent de vives réactions de la part du gouvernement de la République populaire, qui riposta en fermant le consulat général de France à Canton et en excluant les entreprises françaises des appels d’offres pour la construction du système de métro de Canton. Le 12 janvier 1994, à l’occasion du trentième anniversaire des relations bilatérales entre la France et la République populaire de Chine, Paris décidait de réaffirmer son engagement vis-à-vis de Pékin en promettant « de ne pas autoriser à l’avenir les entreprises françaises à participer à l’armement de Taïwan » 7. La plupart des gouvernements européens décidèrent par la suite de limiter leurs relations avec Taïwan aux domaines économique et culturel.
Et les récentes ventes d’armes des pays de l’Union à Taïwan sont en effet restées extrêmement restreintes. En 2020, Taïwan aurait acquis le système de brouillage de missiles DAGAIE auprès de la société française DCI-DESCO pour 26 millions de dollars et aurait accepté de moderniser ses avions à réaction Mirage par le biais d’un contrat de « maintenance » renouvelé 8. En dehors de ce cas précis, aucune vente d’armes importante n’a eu lieu entre les pays de l’Union et Taïwan.
Rééquilibrage des relations entre la Chine et Taïwan
Mais un changement majeur s’est produit au cours des années suivantes. Pour contrer l’influence croissante de la République populaire de Chine, le Parlement européen s’est de plus en plus transformé en porte-étendard de l’Union sur le sujet et, parallèlement, en une institution relativement « favorable à Taïwan » par le biais de contacts parlementaires individuels. Dès 1996, le Parlement avait ainsi condamné Pékin pour avoir mené des exercices militaires dans le détroit de Taïwan avant la première élection présidentielle directe sur l’île, tout en soulignant la nécessité pour la République populaire de renoncer à l’utilisation de la force militaire contre Taïwan.
Sur le plan commercial, la République de Chine est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sous l’appellation de « Territoire douanier distinct de Taïwan, Penghu, Kinmen et Matsu » en janvier 2002, ce qui a là aussi permis à l’Union de renforcer ses relations commerciales bilatérales, lesquelles se sont approfondies au cours des deux dernières décennies. En 2020, Taïwan est devenu le quatorzième partenaire commercial de l’Union, avec un commerce bilatéral de marchandises atteignant 54 milliards de dollars (49,3 milliards d’euros), et l’Union est devenue le premier investisseur étranger à Taïwan.
Le « cadre de coopération » Union-Taïwan reflète les relations commerciales et économiques dynamiques entre deux « membres de l’OMC partageant les mêmes idées ». Les déclarations de l’Union décrivent généralement les relations bilatérales en termes très positifs. Dans le cadre des mécanismes de consultation, trois groupes de travail techniques traitent des questions relatives aux droits de propriété intellectuelle, aux obstacles techniques au commerce — y compris dans le secteur automobile — et aux règles sanitaires et phytosanitaires.
Malgré les pressions exercées par Taïwan, l’Union reste toutefois réticente à conclure un traité bilatéral d’investissement et Bruxelles n’est pas favorable à l’adhésion pleine et entière de Taïwan à d’autres organismes internationaux. Le gouvernement britannique est d’ailleurs sensiblement du même avis : il soutient la participation de Taïwan aux organisations internationales en tant « qu’observateur » plutôt qu’en tant que membre à part entière.
En septembre 2021, un important rapport parlementaire adressé au Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité appelait à une intensification des relations politiques entre l’Union et Taïwan et à un effort pour « poursuivre un partenariat global et renforcé sous l’égide de la politique d’une seule Chine de l’Union ». Il demande également que le Bureau européen pour l’économie et le commerce à Taïwan soit rebaptisé « Bureau de l’Union européenne à Taïwan » afin de refléter l’étendue des liens entre l’Union et Taïwan et d’encourager l’intensification des échanges, des réunions et de la coopération entre les deux zones dans les domaines économique, scientifique, culturel et politique ainsi qu’entre les peuples.
À la suite de la visite de 2022 de Nancy Pelosi à Taïwan et aux exercices militaires — à balles réelles — lancés par la Chine autour de l’île, le Parlement européen a adopté une résolution — approuvée par 424 voix pour, 14 contre et 46 abstentions — condamnant « les récents exercices militaires agressifs de la Chine dans le détroit de Taïwan ». Les députés européens y demandaient au gouvernement chinois de s’abstenir de toute mesure susceptible de déstabiliser le détroit de Taiwan et la sécurité régionale.
Le Parlement avait également demandé à la Commission européenne d’envisager de renforcer les projets de connectivité Union-Taïwan et les partenariats de co-investissement, y compris entre le programme d’infrastructure Global Gateway de l’Union et la nouvelle politique de rapprochement avec le Sud de Taïwan 9. Le Parlement européen n’avait pas non plus manqué d’insister sur le fait qu’une telle collaboration contribuerait non seulement à renforcer les relations commerciales et politiques entre l’Union et Taïwan, mais aussi à stabiliser la région indo-pacifique.
De nombreuses visites de députés européens à Taipei sont venues confirmer la solidarité croissante entre le Parlement et Taïwan. Sept membres de la commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation du Parlement européen se sont ainsi rendus à Taipei en septembre 2021. En novembre 2023, ce sont quatre membres du groupe d’amitié Taïwan du Parlement européen qui ont rencontré la présidente Tsai Ing-wen lors d’un voyage officiel. À la suite de ces voyages, plusieurs eurodéputés de diverses nationalités ont exprimé un soutien fort à Taïwan 10. L’ancien représentant de Taïwan à Bruxelles, Yui Tah-Ray (俞大㵢), affirme que la plupart des eurodéputés sont réceptifs aux valeurs taïwanaises. « Les préoccupations mutuelles comprennent la situation humanitaire en Ukraine, les normes commerciales, les normes sur la pêche en haute mer, la santé mondiale et les chaînes d’approvisionnement », insiste quant à lui le Représentant Yui, depuis Washington, où il désormais est l’ambassadeur officieux de Taïwan 11.
Parallèlement, le nombre de visites de parlementaires nationaux à Taïwan a augmenté. De la France à la République tchèque en passant par l’Allemagne, des dizaines d’élus se sont rendus à Taipei, devenant par la suite des défenseurs informels de Taïwan auprès de leur propre gouvernement. Depuis octobre 2022, l’Allemagne a envoyé à elle seule quatre délégations distinctes — dont trois parlementaires — à Taipei. La visite la plus importante a été celle d’une délégation dirigée par la ministre fédérale de l’Éducation et de la Recherche et figure éminente du parti libéral-démocrate Bettina Stark-Watzinger 12. La ministre a signé un accord scientifique et technologique entre l’Allemagne et Taïwan, qui a pour vocation de renforcer la collaboration dans les domaines de l’intelligence artificielle, des batteries, de l’hydrogène et, surtout, des semi-conducteurs.
Bien que les parlementaires aient été à l’avant-garde de l’amélioration des relations avec Taïwan, les points de vue évoluent au sein de la Commission européenne et des différents gouvernements européens. La Lituanie en est un bon exemple, puisque l’État balte a accepté en 2021 que Taïwan ouvre un bureau de représentation « taïwanais » à Vilnius — là où, jusqu’alors, d’autres pays de l’Union utilisaient le nom « Taipei » — ce qui donna lieu à des débats internes au sein des élites politiques lituaniennes et de l’Union 13. Qualifiant l’ouverture du bureau de « transgression flagrante », Pékin décidait d’abaisser diplomatiquement ses relations avec la Lituanie au niveau de chargé d’affaires 14, d’interrompre les trains de marchandises à destination de la Lituanie et d’annuler les permis d’exportation de denrées alimentaires. Taïwan commença à encourager ses entreprises à investir en Lituanie — avec un succès qui reste jusqu’à présent limité. Entre-temps, la Lituanie est devenue le dix-septième État membre de l’Union à ouvrir un bureau de représentation à Taipei.
En juillet 2023, le gouvernement allemand a publié sa toute première stratégie chinoise, déclarant que l’Allemagne avait des « intérêts économiques et technologiques » à Taïwan et que toute escalade militaire dans le détroit de Taïwan aurait des répercussions négatives sur les intérêts allemands et européens. Une déclaration aussi directe représente un changement de cap dans l’approche de l’Allemagne à l’égard de la Chine et de Taïwan : Berlin a clairement l’intention d’élargir ses relations avec Taïwan tout en essayant de préserver ses liens économiques étroits avec la République populaire de Chine.
Si la politique d’une seule Chine reste le fondement des relations entre les pays européens et la République populaire, il apparaît de plus en plus clairement dans plusieurs capitales européennes qu’un coup de force de la Chine en direction de Taïwan ne serait pas sans conséquence. Jorge Toledo Albiñana, l’ambassadeur de l’Union à Pékin, est allé jusqu’à déclarer : « En cas d’invasion militaire, nous avons dit très clairement que l’Union, avec les États-Unis et ses alliés, imposerait des mesures similaires, voire plus dures encore, à celles que nous avons prises à l’égard de la Russie » 15.
Si le gouvernement conservateur britannique actuel est resté prudent, l’ancien ministre des Affaires étrangères James Cleverly a mis en garde la Chine contre « l’impact mondial de tout conflit concernant Taïwan » 16, tandis que le chef de l’Alliance interparlementaire sur la Chine (IPAC) du Parlement britannique, l’ancien chef du parti conservateur Iain Duncan Smith, a appelé « le monde libre à soutenir Taïwan » 17.
Les autres facteurs clefs contribuant à l’amélioration des relations avec Taïwan
L’appel de Taïwan contre les loups guerriers de Pékin
Le regain de « confiance en soi » de Taïwan au cours de la dernière décennie, en particulier depuis la réélection de la présidente Tsai Ing-wen en 2020, a fait couler beaucoup d’encre. Tsai, qui a fait ses études en partie à Londres, est la première femme présidente de Taïwan et a adopté des politiques pragmatiques et modérées au cours de son mandat. Son approche stable et prudente a été un ingrédient important de la stabilité dans le détroit de Taïwan.
En Europe, les représentants de l’île se sont comportés de la même manière. Alors que la pandémie de Covid-19 a conduit certains diplomates de la République populaire à faire des déclarations controversées sur les politiques intérieures européennes (comme l’ambassadeur en France Lu Shaye (卢沙野), souvent décrit comme l’un des parangons de la diplomatie du « loup guerrier »), les diplomates taïwanais sont apparus comme le « visage souriant » de la diplomatie publique taïwanaise dans les médias, mettant en avant les réalisations démocratiques et économiques de l’île.
Les représentants de Taïwan en Allemagne, Shieh Jhy-wey (謝志偉), et en France, Wu Chih-chung (吳志中), tous deux d’anciens vice-ministres proches de la présidente Tsai, jouissent d’une beaucoup plus grande notoriété que leurs prédécesseurs. Leur diplomatie habile et leurs apparitions rassurantes dans les médias ont sans doute contribué à renforcer l’image positive de Taïwan en Europe. C’est ainsi que Taïwan a — discrètement — pu ouvrir son deuxième bureau de représentation français dans la ville d’Aix-en-Provence à l’été 2020, l’utilisant comme une vitrine pour les projets culturels et éducatifs taïwanais. Entre 2021 et 2023, le ministre taïwanais des Affaires étrangères Joseph Wu (吳釗燮) a également visité des pays européens, parmi lesquels la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, la République tchèque, la Slovaquie, la Belgique et l’Italie.
Des politiques de santé publique réussies
D’une certaine manière, la pandémie de Covid-19 a aidé le gouvernement taïwanais à démontrer ses compétences en matière de gestion publique et de cohésion nationale, ce qui a eu un effet positif plus généralement sur l’image de l’île dans le monde.
Les efforts collectifs de la population et du gouvernement taïwanais ont permis de minimiser l’impact de la pandémie sur la vie quotidienne des gens et ont contribué à la réputation internationale de Taïwan. Sa réponse à la pandémie a en effet été très efficace dans la détection précoce du virus, l’adoption d’un partage transparent de l’information et la protection des droits de l’homme dans le traitement des données épidémiologiques, ainsi que l’implication proactive de la société civile 18. Par rapport à de nombreux pays occidentaux, Taïwan a apparemment réussi à contenir le Covid-19 en contrôlant les visiteurs venus de Wuhan — en Chine continentale — à partir de la fin 2019 dès l’apparition du virus, tout en évitant les fermetures d’écoles et d’entreprises. Au cours de l’année 2020, Taïwan a expédié des équipements de protection individuelle — comme les masques — à plusieurs pays européens dont la Pologne, la Slovaquie et la République tchèque. Un an plus tard, certains de ces pays rendaient la pareille en envoyant des vaccins à Taïwan.
Promotion de l’industrie électronique
L’électronique représente un tiers des exportations taïwanaises dans le monde, et celles-ci ont continué à croître pendant et après la pandémie. L’entreprise Taiwan Semi-Conductor Manufacturing Company (TSMC) en est un bon exemple. Taïwan produit plus de 60 % des semi-conducteurs dans le monde et plus de 90 % des semi-conducteurs les plus avancés. Cela n’a pas échappé aux Européens, spectateurs de la rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis pour contrôler les puces les plus sophistiquées, cruciales pour l’industrie mondiale des semi-conducteurs.
En Europe, les reportages sur le poids de l’industrie taïwanaise des puces et de TSMC se sont multipliés ces dernières années. De nombreuses chaînes d’approvisionnement ayant été touchées par la pandémie, les Européens ont pris conscience du rôle clef de Taïwan dans les technologies critiques. Le parc scientifique et industriel de Hsinchu et d’autres zones de haute technologie près de Taipei, par exemple, sont devenus quelques-uns des sites les plus visités par les dignitaires étrangers. Encouragés par le Chips Act de 2023 adoptée par le Parlement de Taïwan (le « Yuan législatif »), qui offre des aides fiscales représentant 25 % des coûts de recherche, les fabricants étrangers de puces investissent dans l’industrie taïwanaise des semi-conducteurs, notamment ASML, l’entreprise néerlandaise qui fabrique des machines de lithographie avancées pour les semiconducteurs de pointe. ASML ouvrira sa sixième usine à Taipei d’ici 2026, en investissant 948,6 millions de dollars — 30 milliards de dollars taïwanais — dans le district Linkou (林口區) de la ville de New Taipei.
La démocratisation de Taïwan
Certains experts taïwanais ont pu noter à juste titre que le processus de démocratisation n’a pas empêché Taïwan de perdre des partenaires diplomatiques entre 1990 et 2020 19. Le nombre de gouvernements entretenant des relations diplomatiques officielles avec Taipei a chuté précipitamment, pour descendre à 12 partenaires en 2023. Dans le même temps pourtant, les formes non officielles de liens diplomatiques se sont multipliées. En janvier 2020, Prague a établi un accord de jumelage avec Taipei, poussant la ville de Pékin à suspendre ses liens officiels avec la capitale tchèque. Les visites se sont également multipliées entre officiels taïwanais et tchèques, à l’image de la rencontre entre le ministre tchèque des Sciences et son homologue taïwanais Wu Tsun-tsong (吳政忠) à Prague pour lancer le Supply Chain Resilience Center. Installé sur le prestigieux campus de l’université Charles, ce centre s’inscrit dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement taïwanais pour soutenir le développement de l’industrie des semi-conducteurs dans le pays. Il est financé à 100 % par le gouvernement taïwanais.
L’ensemble des développements décrits ci-dessus a contribué à modifier sensiblement la perception de Taïwan en Europe. Tout d’abord, Taïwan, dont l’image dans l’opinion publique européenne était quasi inexistante, a gagné en visibilité. Deuxièmement, comme le montre le graphique ci-dessous, les opinions favorables des Européens à l’égard de Taïwan, bien que mitigées, tendent à être beaucoup plus fortes que les opinions favorables à l’égard de la Chine. L’image de la Chine en Europe est en chute libre notamment en raison des violations des droits de l’homme au Xinjiang et au Tibet, de la répression des libertés civiles à Hong Kong et des campagnes de désinformation de la RPC par le biais des réseaux sociaux en Europe pendant la pandémie de Covid-19. C’est en partie pour ces raisons que les citoyens européens ont aujourd’hui tendance à avoir une perception globalement négative de la Chine.
Continuer à soutenir la démocratie taïwanaise tout en rassurant la Chine
Parmi les élites politiques, les médias et les sociétés civiles européennes, on observe une juxtaposition croissante entre le modèle démocratique et économique réussi de Taïwan et la nature pour ainsi dire impénétrable et de plus en plus autoritaire du régime de la République populaire de Chine. En moins de cinq ans, l’intérêt de la jeune génération d’Européens pour la Chine a diminué, tandis que l’attrait pour l’histoire démocratique de Taïwan s’accroît. Depuis 2021, plus de 10 000 expatriés français ont quitté la Chine et, selon des sources du ministère français des Affaires étrangères, seuls quelque 500 étudiants français vivent actuellement en Chine. Parallèlement, le nombre d’Européens étudiant à Taïwan est en augmentation, en particulier — mais pas exclusivement — les étudiants en langue et culture chinoises.
L’image de Taïwan en tant que démocratie dynamique dotée d’une société civile florissante semble également avoir influencé positivement les opinions européennes. De l’avis général, Taïwan fait l’objet d’une couverture médiatique positive sans précédent en Europe. À titre d’exemple, en 2020, le nombre d’articles de presse européens mentionnant le mot « Taïwan » a augmenté de 50 % par rapport à 2019 et a atteint plus de 131 % dans le seul cas du quotidien français Le Figaro 20. Entre 2017 et 2020, l’augmentation a été encore plus considérable — en particulier pour les réseaux français sélectionnés —, atteignant plus de 149 % pour l’Agence France Presse (AFP) et plus de 464 % pour Le Figaro.
Bien qu’une grande distance géographique les sépare, l’Europe et Taïwan partagent des objectifs similaires en matière de démocratie et de droits de l’homme. Comme l’a déclaré la présidente Tsai lors d’une visite de députés européens en 2022, « Taïwan et l’Union européenne sont des partenaires aux vues similaires qui partagent les valeurs de liberté et de démocratie, et nous travaillons ensemble pour sauvegarder notre mode de vie ». Des intérêts compatibles en matière de démocratie, ainsi que dans des domaines tels que l’éducation, la technologie, la santé publique et l’égalité entre les sexes, rapprochent encore l’Europe et Taïwan.
La guerre d’Ukraine a contribué à rendre la question de Taïwan encore plus pertinente en Europe, qui connaît plus intimement que d’autres la douleur et la souffrance causées par les guerres d’agression. Les luttes du peuple ukrainien contre l’invasion russe n’ont fait que renforcer la visibilité de Taïwan et les risques d’un conflit potentiel entre les deux rives du détroit. Au cours des dernières années, l’ampleur de la dynamique des échanges entre l’Union et Taïwan a démontré que les fondements de la coopération commune se sont solidifiés. Mais comme le dit un universitaire basé à Taïwan, Taïwan et l’Europe restent des « partenaires d’élection, pas d’obligation » 21. L’éloignement, les intérêts stratégiques différents et les obligations économiques et diplomatiques concurrentes vis-à-vis de la Chine et des États-Unis continueront d’influer sur les relations entre l’Europe et Taïwan dans un avenir proche. En cette nouvelle année marquée par de multiples élections, y compris dans l’Union et aux États-Unis, les Européens doivent veiller à préserver leurs intérêts et leurs valeurs.
Quant à Taïwan, sa sécurité reste uniquement tributaire du soutien diplomatique et militaire des États-Unis. Les Taïwanais admettent leur état de dépendance. Les trois candidats à l’élection présidentielle en conviennent. D’autre part, aucun candidat n’a de politique claire pour s’engager dans une relation plus forte avec l’Europe. Et la position diplomatique de l’Europe à l’égard de Taïwan n’égalera jamais les déclarations énergiques de l’administration américaine.
Ces dernières années, les relations entre Taïwan et l’Europe se sont améliorées, en partie par chance et en partie grâce à une diplomatie publique discrète et avisée de la part de Taipei. Dans certains milieux européens, la situation à Taïwan est apparue comme un nouveau point chaud potentiel susceptible d’affecter l’économie européenne. Pour toutes ces raisons, le résultat des élections générales à Taïwan sera suivi de plus près en Europe cette fois-ci que les fois précédentes, tandis que la situation dans le détroit de Taïwan continuera de susciter un intérêt accru dans les sphères de la politique, de la sécurité et des affaires en Europe — bien au-delà de 2024.
Sources
- Adrian Ang U-Jin et Olli Pekka Suorsa, « Since the Pelosi Visit, China Has Created a New Normal in the Taiwan Strait », The Diplomat, 10 août 2023.
- Zsuzsa Anna Ferenczy, Taiwan in the European Discourse : Toward Political Consensus ?, Institute for Security & Development Policy, octobre 2022.
- Françoise Mengin : A functional relationship. Political Extensions to Europe–Taiwan Economic Ties, The China Quarterly, Cambridge University Press : 25 April 2002
- Pour une liste complète des organes officieux de Taïwan en Europe, voir : Mengin, 2002.
- Il convient de noter les différences d’approche de la politique d’une seule Chine selon les cas. Voir à ce sujet par exemple : https://carnegieendowment.org/2023/02/09/many-one-chinas-multiple-approaches-to-taiwan-and-china-pub-89003
- « La Chine proteste contre la visite à Taïwan de M. Fauroux », Le Monde, 25 janvier 1991.
- Roger Cohen, « France Bars Taiwan Sales, Warming China Ties », The New York Times, 13 janvier 1994.
- « Focus on COVID-19 battle, France tells China after Taiwan warning », Reuters, 13 mai 2020.
- Bonnie S. Glaser, Scott Kennedy, Derek Mitchell et Matthew P. Funaiole, The New Southbound Policy. Deepening Taiwan’s Regional Integration, Center for Strategic and International Studies, juillet 2019.
- Dans un entretien avec l’auteur le 16 novembre 2023, la député européenne Nathalie Loiseau avait notamment déclaré : « Taiwan is an excellent place to research foreign interference. »
- Voir l’entretien de Nathalie Loiseau cité plus haut.
- Aaron Wheeler, Germany’s Juggling Act between Taiwan and China, American-German Institute, 24 août 2023.
- Marcin Jerzewski, « Vilnius the Valiant No More ? », China Observers in Central and Eastern Europe, 13 janvier 2022.
- « China downgrades diplomatic relations with Lithuania over Taiwan row », The Guardian, 21 novembre 2021.
- Stuart Lau et Lili Bayer, « EU braces for China-US escalation risk as Taiwan tensions rise », Politico, 1er août 2022.
- Phil Hazlewood, « UK Warns China Of Global Impact From Any Conflict Over Taiwan », Barron’s, 25 avril 2023.
- « British lawmaker urges free world to support Taiwan », Taipei Times, 28 septembre 2021.
- Stéphane Corcuff, Diplomatie 113, janvier 2022.
- Ibid.
- Antoine Bondaz, Strengthening economic cooperation while defending the status quo : the deepening of relations between Europe and Taiwan, European University Institute, janvier 2022.
- Zsuzsa Anna Ferenczy, « Taiwan and Europe – Partners of choice, not obligation », CommonWealth Magazine, 3 octobre 2023.