Les parcs nationaux sont une grande mythologie américaine. Ils font partie de l’imaginaire et de l’histoire du pays. Tous les Américains connaissent l’uniforme du « ranger » et son chapeau Stetson. L’emblème des parcs nationaux (le séquoia géant, le bison, la flèche Arrowhead) constitue une marque en soi. Certains parcs nationaux, comme Grand Canyon, Yosemite, Yellowstone, ont chacun atteint une renommée qui les placent même dans une catégorie à part. Les parcs nationaux accueillent chaque année des millions d’Américains. Depuis le COVID, la fréquentation est en forte hausse et il a fallu instaurer, dans certains parcs, des permis d’accès pour contrôler cette affluence nouvelle.
Les Américains considèrent que les parcs nationaux expriment une part de l’identité et même de « l’exceptionnalisme » de leur pays. Les premiers parcs nationaux ont été créés à la fin du XIXe siècle (plus tôt que partout ailleurs), au moment de la « fin de la frontière », de la prise de conscience qu’il n’y avait plus « d’espaces vierges », qu’il fallait protéger les paysages dépeints dans les tableaux de Thomas Moran ou d’Albert Bierstadt. La République américaine du début du XXème siècle a insisté ensuite sur le principe d’égalité : seule l’intervention de l’État fédéral pourrait assurer la sauvegarde d’un patrimoine naturel exceptionnel « au nom de tous les Américains » face aux pressions de l’exploitation économique au profit de quelques-uns. Dans la période contemporaine, les parcs nationaux se sont confrontés à la part sombre de leur histoire, lorsque la cavalerie interdit aux tribus indiennes l’accès à des territoires qu’elles occupaient jusque-là. Ils ont cherché à rétablir un lien avec les communautés amérindiennes, en favorisant par exemple le retour des bisons sur les terres d’où ceux-ci avaient disparu.
Aujourd’hui, les parcs nationaux sont, tout à la fois, un ancrage, un patrimoine commun, et un lien social pour les Américains. S’y retrouvent, dans les national campgrounds, des Américains de toutes les conditions sociales, des conducteurs d’énormes trailers de 15 mètres de long jusqu’aux personnes qui dorment seules dans leur voiture, ou qui ont installé une tente sur le toit de leur véhicule, ou encore aménagé une caravane pour y venir avec leur famille. Dans une société américaine souvent divisée, les parcs nationaux constituent un facteur de consensus et d’union. Ils bénéficient d’un très fort soutien dans l’opinion comme l’a rappelé le centenaire du National Park Service en 2016. Contrairement à d’autres sujets, ils ne révèlent pas de divisions entre l’échelon fédéral et l’action des acteurs locaux. Au contraire, ces derniers gèrent et mettent en œuvre un réseau dense de State Parks, qui complète les parcs nationaux et en reprend les symboles et les références. Si Donald Trump a systématiquement cherché à renverser ou affaiblir de nombreux textes environnementaux, il ne s’est pas attaqué aux parcs nationaux car il savait que le Congrès s’opposerait à la remise en cause de « la meilleure idée qu’a jamais eue l’Amérique », selon l’expression de l’écrivain Wallace Stegner.
Mais si les parcs nationaux sont l’une des choses les plus américaines qui soit, doit-on pour autant en conclure que l’Europe n’a pas de leçons à tirer de leur existence ? L’expérience américaine montre, au contraire, que les parcs nationaux — et la vision qui les porte — peuvent présenter un grand intérêt pour l’Union européenne, sur les enjeux climatiques, environnementaux, mais aussi politiques et sociaux, qui sont les siens aujourd’hui.
Les études scientifiques aux États-Unis montrent d’abord que l’existence de parcs nationaux, même de très grande taille comme à Yellowstone, ne suffit pas à contenir le recul de la biodiversité, en l’absence de corridors de circulation entre les espaces protégés. De nombreuses espèces se déplacent, souvent sur de très grandes distances. Dès les années 1990, Dave Foreman, Michael Soulé ont repensé les politiques américaines dans le cadre de projets de connexion sur de très grands espaces, « Y to Y » (Yukon to Yucatan), du Maine à la Floride le long des Appalaches, de l’Alaska à la Californie pour les grands mammifères marins. Le réseau des National Wildlife Refuges, pour protéger les migrations des oiseaux ou les sanctuaires pour les papillons monarques qui migrent depuis le nord des États-Unis jusqu’au Mexique, s’inspirent des mêmes réflexions. Sur de telles questions, au regard de l’expérience américaine, le niveau européen pourrait permettre d’agir à une échelle continentale. Aujourd’hui, ces questions prennent d’autant plus d’importance que les espèces animales mais aussi végétales doivent s’adapter et se déplacer pour faire face aux effets du réchauffement climatique.
Les parcs nationaux et les espaces naturels protégés américains révèlent également l’importance essentielle de certaines espèces (keystone species) dans le fonctionnement et la restauration d’écosystèmes naturels riches et diversifiés : les grands prédateurs comme les loups à Yellowstone ; les bisons dans les prairies ; les loutres de mer dans les forêts de kelp en Californie ; ou encore les baleines sur la côte Pacifique. Ces découvertes encouragent le développement d’expériences qui s’inspirent du fonctionnement des écosystèmes naturels pour capter le carbone et conserver l’eau dans les sols (nature based solutions). Des initiatives, associant des naturalistes et des ranchers, reconstituent des barrages de castors sur les rivières, notamment dans les régions arides du pays, pour lutter contre les effets des sécheresses ou les incendies. Dans le Dakota du Nord, certains agriculteurs cherchent par exemple à reproduire le fonctionnement des écosystèmes naturels des prairies pour être plus résilient face aux évènements climatiques : couverture permanente des sols (perennial crops) ou rotation régulière des troupeaux inspirée du déplacement des bisons (rotational grazing). Le plan sur le climat encourage ces évolutions avec des subventions à hauteur de 20 milliards de dollars qui devraient influencer les politiques et les pratiques européennes.
Les parcs nationaux américains constituent aussi un outil de promotion et de développement économique. Les motivations touristiques ont joué un grand rôle dans la création des premiers parcs nationaux comme Yellowstone ou le Grand Canyon, soutenus par les compagnies ferroviaires. Pendant la grande crise économique des années 1930, l’administration Roosevelt fit par exemple l’acquisition de terres agricoles dans des régions rurales en grande difficulté pour instituer le parc national de la Shenandoah. A l’instar d’autres parcs comme le Grand Canyon, l’aménagement y fut confié au Civilian Conservation Corps, créé par le New Deal pour rassembler les jeunes chômeurs et leur apporter un revenu. Aujourd’hui, les parcs nationaux sont des atouts touristiques essentiels pour de nombreux États comme le Wyoming (Yellowstone), l’Arizona (Grand Canyon), l’Utah (Bryce, Zion), le Colorado, le Washington State, mais aussi la Californie (Yosemite, Sequoia) ou l’Alaska. Vu d’Europe, ces éléments pourraient inspirer de nouvelles politiques en direction de régions agricoles ou montagnardes en déprise. Face au recul démographique et à un avenir économique incertain, le pivot vers un autre modèle pourrait être envisagé.
Les résistances politiques ou culturelles qu’ont rencontrées les expériences américaines de protection de la nature devraient également nous faire réfléchir. Aujourd’hui, les parcs nationaux font l’objet d’un consensus quasi total. Mais dans le passé, la volonté de John Rockefeller d’acheter des terres dans la vallée de la Snake River pour les apporter au nouveau parc de Grand Teton déclencha une grande controverse américaine. Le président Franklin Roosevelt mit son veto aux projets du Congrès qui s’opposait à cette donation, sous la pression des éleveurs de l’État.
Ceci dit, la controverse s’est en quelque sorte déplacée : certaines initiatives prises pour compléter, dans le cadre de réserves privées, les territoires déjà protégés par l’Etat fédéral, suscitent aujourd’hui de fortes résistances. Dans le Montana, l’American Prairie Reserve visant à reconstituer les écosystèmes des grandes prairies, porté notamment par des philanthropes venus de la Silicon Valley, fait face à l’opposition des éleveurs qui dénoncent un projet destiné à les faire disparaître économiquement et culturellement. Sous la pression, le projet a dû s’adapter, s’ouvrir sur l’extérieur, se rapprocher des réserves indiennes, et faire évoluer le récit qu’il mettait en avant, pour prévenir les accusations de spoliation et de mépris culturels. Alors que l’Europe est travaillée par des controverses similaires, illustrées par les résistances rencontrées l’été dernier par la proposition sur la restauration de la nature lors de sa présentation par la Commission européenne, ces exemples américains devraient être suivis de près.
Enfin, les parcs nationaux américains constituent l’un des principaux vecteurs d’une pensée de la nature américaine, originale et profonde, que l’Europe mériterait de mieux considérer. Elle exprime d’abord la conviction qu’il ne sera pas possible de lutter efficacement contre le réchauffement climatique sans une large approche de protection des écosystèmes naturels, des forêts, des rivières, de la reconnexion entre celles-ci et les océans. Les technologies sont indispensables mais elles ne pourront pas tout faire et tout régler. Il faut s’appuyer sur la résilience des processus naturels, la vie des sols, le retour des pollinisateurs, les très vieux arbres pour capter le carbone, comme le souligne l’Executive Order de Joe Biden pour protéger les vieilles forêts.
Du reste, comme le dit le biologiste Edward O Wilson : quel serait l’avenir moral et spirituel de l’humanité si celle-ci parvenait à se sauver du réchauffement climatique sur le plan matériel, grâce aux technologies, mais qu’elle ne partageait plus la Terre — du fait de la disparition du vivant — qu’avec une poignée d’espèces ? Si elle ne devait plus côtoyer que celles qu’elle a domestiquées et celles dont elle se nourrit ? L’entrée dans l’âge de la solitude sur la Terre marquerait un profond échec qui jetterait le doute sur l’humanité pour des générations.
Plus largement, dans le moment de fragilité que traverse la démocratie américaine, la pensée de la nature exprime des idées nouvelles. Elle porte notamment la conviction que la quête de sens, dans une société pourtant matérialiste et consumériste, est en partie liée à l’érosion et au recul de ce qui ne relève pas du marché : les espaces du désintéressement, de l’empathie, de l’association volontaire et gratuite, mais aussi les écosystèmes et les territoires naturels.
A l’appui de ce courant, des penseurs et des scientifiques mettent en avant le concept de Biophilia. Ils soulignent que l’éloignement, la rupture avec le monde et les rythmes naturels ont un impact sous-estimé sur la crise de santé mentale qui affecte un nombre croissant d’Américains et dont le traitement a été érigé en priorité par l’administration de Joe Biden. Ces réflexions posent la question d’un « grand carrefour » auquel se trouvent les Américains entre la marche vers les réalités virtuelles, les assistants personnels numériques, les « contenus synthétiques » des modèles de langage à grande échelle comme Chat GPT, issus de certains usages de l’intelligence artificielle d’une part, et, d’autre part, la prévention du sentiment de solitude, en fort développement au sein de la société, le renforcement des liens interpersonnels et, au-delà, des interactions avec l’ensemble du monde naturel.
Cette pensée pose la question de la coexistence (et même de la réconciliation) avec les autres formes de vie sur la Terre. Elle met l’accent sur les découvertes scientifiques les plus récentes relatives aux capacités cognitives et sensorielles des espèces animales, mais aussi végétales. Elle souligne que celles-ci font apparaître une continuité fondamentale, une différence non pas de nature mais de degré, entre l’humain et le reste du vivant qui appelle le développement d’une « éthique de la Terre », dans le prolongement de la pensée et des écrits d’Aldo Léopold.
[Lire plus : notre couverture de la COP28 à Dubaï].
Fondamentalement, ces réflexions insistent sur le fait que la lutte contre le réchauffement climatique ne peut pas s’incarner uniquement dans un agenda destiné à éviter le pire. Il faut aussi lui apporter une dimension positive, donner aux personnes, et à la société le moyen d’agir et de participer à leur niveau. A cet effet, elle propose, particulièrement dans les parcs nationaux, un agenda de restauration et non pas seulement de conservation de la nature, de retour des espèces qui en avaient disparues, de régénération des écosystèmes naturels, de leur richesse et de leur complexité. Dans une perspective positive, pour prévenir le pessimisme autoréalisateur, le découragement, le sentiment de perte de contrôle, elle insiste sur les motifs d’espoir, pour montrer que rien n’est encore perdu. La nature sauvage se reconstitue vite, si elle est protégée, comme le démontre le retour de certaines espèces, comme les aigles à tête blanche. Symbole national des Etats-Unis, au bord de l’extinction il y a quelques décennies, ils ont été sauvés par la mobilisation notamment issue du livre de Rachel Carson, Silent Spring, et par l’interdiction de certains pesticides comme le DTT.
Les trajectoires historiques et institutionnelles du fédéralisme américain et de l’Union européenne divergent sur ces questions. Aux Etats-Unis, la conservation de la nature est l’une des plus anciennes politiques fédérales avec la création du parc de Yellowstone en 1872, et du National Park Service en 1916, bien avant la création du Pentagone ou des politiques sociales de Medicare ou Medicaid, par exemple. Cette organisation n’occulte pas les retards, les tensions ou les contradictions du pays sur ses modes de production et de consommation, très voraces en ressources naturelles. Le vote en août 2022 du plan sur le climat, le plus ambitieux jamais approuvé aux Etats-Unis sur ce sujet, entend notamment commencer à répondre à ces questions.
Au-delà de ces différences, l’expérience américaine des parcs nationaux et la pensée de la nature qui l’anime, peuvent apporter beaucoup aujourd’hui à l’Europe. Elles incarnent tout à la fois une grande politique publique et une vision originale et profonde du présent et de l’avenir. Elles présentent un grand intérêt pour réfléchir au champ et aux évolutions du projet européen, à un moment climatique, politique, démocratique, technologique, et même « civilisationnel », où se pose de façon centrale la question de la finitude des ressources de la planète et de la coexistence de l’humain avec le reste du vivant.