Quelque chose cloche entre la France et l’Allemagne, deux nations dont les liens étroits ont été, ces soixante dernières années, le cœur battant du projet européen. Jamais auparavant ces deux pays, dont l’antagonisme a engendré pas moins de trois guerres en cent ans — dont deux guerres mondiales épouvantables — n’ont été aussi intimement liés sur les plans politique, économique et humain. Et pourtant le « couple » franco-allemand vacille actuellement sous le poids des désaccords croissants.
Rien ne va plus
Les dirigeants français et allemands ne se comprennent plus. Ils ont peu de projets communs et des intérêts divergents. Il ne s’agit pas de pessimisme, mais de clairvoyance, à moins de vouloir s’illusionner ou de nous priver de toute chance de sortir de cette ornière. Les déclarations d’amitié actuelles sont toxiques car elles sont la preuve d’un déni. Elles retardent les décisions fortes qui sont nécessaires tout en essayant de jeter un voile pudique sur de profonds désaccords, alors même que les opinions publiques ne sont plus dupes.
Nos divergences stratégiques sont profondes : concernant les États-Unis, où une obéissance parfois naïve d’un côté et un anti-américanisme profond de l’autre sont deux stratégies également perdantes. Dans l’espace, nous persistons dans l’erreur en nous accrochant à des technologies et concepts désuets d’un côté, et en nourrissant un désir irréaliste d’indépendance de l’autre, négligeant que seule une simplification radicale et un esprit de conquête digne de l’initiative lunaire de Kennedy en 1962 peuvent permettre à l’Europe de ne pas totalement s’effacer du grand jeu spatial — où l’Inde vient de réaliser une performance exceptionnelle. Enfin, la politique énergétique révèle une totale absence d’anticipation stratégique de part et d’autre du Rhin, engendrant une dépendance mortelle au gaz russe d’un côté et laissant disparaître son savoir-faire nucléaire de l’autre. La guerre en Ukraine, loin d’aboutir à une stratégie concertée, a provoqué des démarches solitaires, des leçons écologiques condescendantes et, finalement, deux pays passant du statut de pionniers de la transition énergétique à celui de suiveurs en matière de fusion, de batteries et même d’hydrogène. De dépendante à la Russie, l’Allemagne est devenue un importateur massif de gaz américain et qatari et sera — encore une fois — responsable de pluies acides que l’on croyait disparues. Ces erreurs entraînent une hausse des prix de l’énergie nocive pour l’industrie (au moins deux fois supérieurs à ceux des États-Unis), accélérant une désindustrialisation entamée il y a 20 ans en France et qui s’intensifie maintenant outre-Rhin.
Les multiples crises qui touchent l’Europe sont caractérisées par d’énormes enjeux technologiques et industriels. Elles devraient nous inciter à adopter une démarche audacieuse, ambitieuse et stratégique. Nous nous inquiétons des cyberattaques, mais nous maintenons 27 agences nationales. Il en va de même pour les 27 plans sur l’intelligence artificielle, l’hydrogène et le quantique, où l’Europe avance de manière complètement éparpillée, faisant du tant vanté marché unique une pure illusion. Inonder ce paysage fragmenté d’argent ne servira guère, sauf à financer des entités qui partiront bientôt chercher un destin et une envergure continentale ailleurs, malgré tous les fonds d’investissement étatiques ou les programmes de recherche. Nous parlons de souveraineté numérique européenne mais créons la FrenchTech, tandis que l’Allemagne s’inquiète des dépendances stratégiques en matière de semi-conducteurs, mais joue un jeu malsain de subventions massives pour attirer des usines sur son territoire.
Elle voit le potentiel de la biologie synthétique, de l’IA ou de la fusion, mais ne fournit pas de cadre satisfaisant, si bien que l’icône du vaccin à ARNm, BioNTech, déplace une partie de sa recherche au Royaume-Uni et qu’une start-up allemande de fusion s’installe au Colorado pour monter un prototype. Ce ne sont pas les États-Unis qui ont un défi énergétique majeur, et pourtant ce sont eux qui, grâce à l’Inflation Reduction Act, attirent tous les projets prometteurs en matière de transition énergétique. On aurait pu espérer un bond en avant européen pour trancher le nœud gordien de la bureaucratie qui paralyse les projets européens et nationaux : rien de tout cela, et nous lançons un acte industriel Net Zero que personne ne comprend vraiment et qui ressemble à un autre monstre administratif. Rappelons-nous à ce stade du célèbre moment dit « hamiltonien » de mai 2020, lorsque nous avons mutualisé nos dettes pour financer le plan de relance NextGenerationEurope de 750 milliards d’euros : plus de trois ans plus tard, moins d’un quart a été dépensé ! Ce n’est pas par manque d’argent que l’Europe, la France et l’Allemagne vont périr, mais par incapacité à mettre en œuvre, et rapidement. À « exécuter », comme le dit le monde réel, non technocratique. En conséquence, nous sommes tous perdants.
La compréhension mutuelle est à son niveau le plus bas, et il ne s’agit pas seulement d’une question de langue. L’assemblée parlementaire franco-allemande, une initiative ambitieuse remplie de députés motivés, a passé presque une année à définir son mode de fonctionnement, mais jusqu’à présent elle n’a abouti à… pratiquement rien, probablement pour le plus grand plaisir des exécutifs des deux pays. À un niveau plus profond et opérationnel, lorsqu’un ministre d’un Land allemand vient en France, certains conseillers ministériels le renvoient aux Régions de France, ne comprenant pas le processus décisionnel fondamental de l’Allemagne fédérale. Lorsqu’un ministre français se rend à Berlin, il est rarement accueilli par les groupes parlementaires allemands, au cœur de la Bundesrepublik. Le travail des excellentes fondations politiques allemandes est mal compris et parfois même perçu comme du trafic d’influence. On peut compter sur les doigts d’une main les véritables think tanks européens, et leur situation financière ne leur permet pas toujours la liberté de ton indispensable aux nouvelles idées dont nous avons besoin aujourd’hui sur l’efficacité du rôle de l’État, la politique industrielle ou le véritable poids géopolitique de l’Europe.
Enfin, il y a une profonde mésentente dans les opinions et perceptions : si le volontarisme de certains dirigeants nationaux ou européens est à saluer, les approches descendantes en matière de politique industrielle ou de concurrence, ancrées dans le XXe siècle, ne sont guère appréciées à Vienne, Stockholm, Tallinn ou Amsterdam. Les déclarations sur la Zeitenwende, sans effets pratiques jusqu’à présent sur la défense européenne ou la rapidité de mise en œuvre, ont eu un effet désastreux à Paris, où des tribunes fustigeant le comportement « germanique » en matière de défense ou d’énergie, parfois justifiées, laissent néanmoins un arrière-goût que l’on croyait oublié. Nous n’avons pas suffisamment tiré les leçons des désastres industriels du NH90 et de l’A400M, et nous reproduisons certaines erreurs avec le chasseur conjoint FCAS ou le futur char MGCS, ce dernier étant presque enterré. En vérité, il y a dix ans, c’était une erreur. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, c’est impardonnable. Il subsiste une véritable volonté de coopération de la part de certains acteurs à Bruxelles, Paris et Berlin, mais ils sont pris entre des rhétoriques non suivies de mise en œuvre concrète, ou déchirés par des considérations paroissiales.
Le cas du futur char de combat (Main Ground Combat System ou « MGCS ») est édifiant, car il est une étude de cas emblématique de ce qui peut mal tourner dans les projets franco-allemands ou européens. Il possède une gouvernance complexe (2 pays, mais 3 entreprises) ; il ne tire pas la leçon essentielle d’autres projets selon laquelle la rapidité est primordiale — la lenteur conduisant à un cercle vicieux d’augmentation des coûts, à la nécessité d’une mise à jour avant même son intégration aux forces, et à des intérêts de plus en plus divergents entre partenaires ; et probablement le plus critique — comme ce fut le cas pour le NH90, le Tigre ou l’A400M — il n’y a pas de véritable consensus sur son utilisation opérationnelle et ses missions, mais différentes versions pour chaque pays, conduisant à une complexité, des coûts exorbitants et l’absence de bénéfices d’échelle.
Un bond en avant ?
Alors, comment progresser ? Faut-il envisager une thérapie de couple pour la France et l’Allemagne ? Même le terme « couple franco-allemand » a désormais une connotation toxique, chargé d’une forte émotion — un comble pour deux pays dont l’un a inventé le terme Realpolitik tandis que l’une des figures de l’autre, de Gaulle, a un jour affirmé qu’un pays n’a pas d’amis, seulement des intérêts. Il semble primordial d’adopter le triptyque : explication franche, médiation et projets conjoints à fort impact.
Tout d’abord, il faut mettre fin à nos illusions et déconstruire le mythe de l’« amitié » et de la « proximité » franco-allemande. Aujourd’hui, pratiquement rien ne se passe comme prévu — et comme l’a souligné le Vice-Chancelier allemand, « nous [France et Allemagne] ne sommes d’accord sur rien ». Cela devrait mener à plusieurs actions : un séminaire gouvernemental rassemblant des ministres clés ; des représentants de la société civile et du monde des affaires des deux pays devrait dresser la liste des désaccords, en étant résolument transparents. Le format des rencontres annuelles d’Évian entre PDG des deux bords, auquel il faudrait ajouter des entreprises émergentes, pourrait également constituer une plateforme intéressante. Cela poserait de solides bases pour la rencontre attendue entre Olaf Scholz et Emmanuel Macron à Hambourg dans les semaines à venir, au cours de laquelle ils pourraient parler ouvertement de leurs désaccords.
De plus, la France et l’Allemagne devraient apprendre à accepter leurs désaccords. Cela signifie que leurs décideurs doivent avoir la lucidité d’abandonner les projets incohérents — comme l’Eurodrone : trop cher, trop tard, trop grand.
Ensuite, il faut concentrer les efforts là où les désaccords persistants sont préjudiciables à tous, en commençant par l’énergie, où l’Europe s’apprête à connaître un autre hiver difficile et où nous perdons le combat contre le changement climatique. L’espace est un autre domaine, où l’Europe est désormais la seule puissance continentale sans accès indépendant à l’orbite. Les technologies numériques, où la fragmentation du marché européen accélère la domination des grandes entreprises technologiques américaines, qui envahissent progressivement d’autres secteurs : mobilité, santé, culture, médias… Sur tous ces sujets, plutôt que d’attendre un miracle ou un « sauveur », des expérimentations doivent être menées pour montrer qu’une approche commune peut avoir de réels résultats, avec des « équipes d’intervention » binationales, en pensant en semaines et non en mois ou années pour élaborer des approches innovantes, ambitieuses et surtout à fort impact.
Aujourd’hui, tout est géopolitique. Les enjeux internationaux sont cruciaux : comment adopter une approche claire et forte face à nos concurrents industriels (les États-Unis deviennent un aimant pour les technologies vertes, et la Chine fond sur l’Europe avec ses voitures électriques et probablement bientôt avec ses excédents d’éoliennes et de batteries) ? Quelle stratégie adopter en Afrique et face aux nouveaux empires comme les États du Golfe ? Sur tous ces sujets, la France et l’Allemagne multiplient les relations transactionnelles et fragmentées et, pour tout dire, incohérentes. En matière de technologie, nous avons besoin d’une approche stratégique sur les sujets où la France et l’Allemagne risquent d’être dépassées, entraînant l’Europe dans leur chute : biologie synthétique, fusion nucléaire, avenir des semi-conducteurs, océans, mines et nouveaux matériaux. Ce sont les sources d’une véritable autonomie stratégique.
Enfin et surtout, il est impératif de réinventer la démocratie, qui montre des signes d’épuisement, comme en témoigne la montée des partis extrémistes dans les deux pays. C’est essentiel si les valeurs humanistes de l’Europe ne doivent pas seulement être proclamées dans de grands discours, mais si les Français et les Allemands veulent réellement les défendre en Europe et à travers le monde : aujourd’hui, nous observons clairement les compromis européens fragiles face à la Chine, aux pays arabes, ou à d’autres démocraties glissant vers un autoritarisme. Notre crédibilité s’érode. Comment rendre nos démocraties à nouveau agiles et réactives ? Comment réinventer la participation citoyenne à l’ère de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux ? Comment préserver la classe moyenne et puiser dans l’intelligence collective ? Comment nous protéger des désinformations, qui s’amplifieront avec l’émergence de grands modèles linguistiques ? Comment réinventer les élections et la démocratie représentative, en commençant par les élections européennes de 2024 ? Comment impliquer davantage la société civile pour trouver et mettre en œuvre des solutions, évitant ainsi un décalage grandissant entre le monde politique et les citoyens ? Comment repenser la fonction d’ambassadeur à Paris et à Berlin ? Comment recentrer la mission d’un État ou d’un Bund, perçus des deux côtés du Rhin comme ayant de moins en moins d’impact : le premier s’éparpille en tentant de tout gérer et finit par négliger ses véritables priorités ; le second est entravé par une structure extrêmement décentralisée, peinant à mettre en œuvre ses priorités, comme le montrent les retards en matière d’éducation ou de politique numérique ? Sécurité et défense ; éducation et compétences ; recherche et innovation : voilà les trois piliers sur lesquels la France et l’Allemagne pourraient bâtir un avenir commun.
En bref, pour redonner de l’élan à la dynamique franco-allemande, les décideurs français et allemands pourraient lancer trois actions audacieuses, avec une implication maximale de la société civile : une initiative spéciale, à l’image des forces spéciales, pour définir les grandes priorités et plans stratégiques en géopolitique (notamment vis-à-vis de l’Afrique et de la Chine) ; un Rhin-Erasmus axé sur l’éducation et les compétences à l’ère de l’intelligence artificielle (avec une forte implication des Länder allemands) ; et quelques projets d’innovation disruptifs (biologie, fusion nucléaire, quantique ou IA) avec une méthodologie différente des projets classiques du BMBF (Ministère allemand de la Recherche) ou des opérateurs français (ANR, BPI, Caisse des Dépôts, ADEME) — pour multiplier nos chances de succès en explorant diverses approches.
Il ne s’agit pas de questions à confier à des commissions ou groupes d’experts qui ne produiraient qu’un simple rapport, mais d’une occasion de démontrer que la force du partenariat franco-allemand — sa diversité, et donc la richesse de sa compréhension du monde — demeure un facteur puissant de succès dans un XXIe siècle incertain et en constante évolution.