« L’époque que nous vivons n’est pas bonne pour l’Allemagne », une conversation avec Claude Martin
Nous interrogeons Claude Martin à propos du deuxième tome de ses mémoires, consacrées à la construction européenne et à la relation franco-allemande, Quand je pense à l’Allemagne, la nuit (Éditions de l’Aube, 2023).
Cet entretien s’inscrit dans le cadre d’une série de publications sur les relations franco-allemandes : une discussion avec Michaela Wiegel, un article sur la crise entre les deux pays d’Andre Loesekrug-Pietri, et une analyse du discours de Robert Habeck, « Nous ne sommes d’accord sur rien ».
Ce livre a des dimensions surprenantes (presque 1000 pages) et il alterne les registres. Face à quel objet sommes-nous ?
Ce livre n’est pas un essai. Il s’agit d’un récit, à travers mon expérience personnelle, de nos relations avec l’Allemagne, depuis cinquante ans. Une chronique factuelle, mais un témoignage nécessairement subjectif. J’assume cette subjectivité. Aucune idéologie ne m’inspire dans le regard que je jette sur ce pays, avec lequel j’ai vécu et travaillé, dans un sentiment d’affection, souvent d’admiration, mais aussi quelquefois d’exaspération, pendant plus d’un demi-siècle.
Le titre que j’ai choisi pour ce livre, « Quand je pense à l’Allemagne la nuit », tiré d’un poème de Heinrich Heine, dit bien l’esprit dans lequel je l’ai écrit. J’y rassemble les images, les événements, et les sentiments qui me reviennent, quand je repasse le film de cette longue expérience, dont le souvenir est encore chaud. Preuve de ma subjectivité, ces sentiments ont évolué au cours du temps. Mais l’Allemagne, elle aussi, a changé.
Pourriez-vous établir une chronologie des relations franco-allemandes ? Quels ont été les principaux points de bascule dans cette relation ?
Les relations entre nos deux pays n’ont cessé d’être difficiles, tumultueuses.
Après la victoire sur le nazisme, nous avons tendu la main à l’Allemagne nouvelle. La réconciliation s’est faite, très vite. Pour la consolider, nous avons voulu construire ensemble, et avec quatre autres partenaires, une « Communauté Européenne », dont nos deux pays seraient les piliers. Une entreprise qui devait nous rapprocher, et qui n’a été qu’une longue bataille.
Les Traités de Paris (1952) et de Rome (1957) étaient très ambitieux. Ils fixaient des objectifs sur lesquels nous étions d’accord en apparence, mais que nous interprétions en réalité chacun à notre façon. La France transposait sur le chantier européen son modèle centralisé, interventionniste, étatique, et n’était prête à faire des concessions de souveraineté qu’au profit d’une Europe qui serait véritablement « européenne ». L’Allemagne était fédéraliste, libre-échangiste, et voulait une Europe ouverte sur le monde, en particulier le monde atlantique. Nous avons donc eu beaucoup de mal à nous entendre, dès les premières années. L’affrontement était permanent.
C’est alors que le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer ont pris ensemble une décision historique, qui donnait au projet européen une nouvelle chance. Ils ont signé le 22 janvier 1963 à l’Elysée, un Traité qui dotait la Communauté du « moteur » dont elle avait besoin pour avancer. Un système de consultations était créé entre nos deux gouvernements, qui devait permettre à nos deux pays de se rapprocher, de se connaître mieux, de trouver sur toutes les questions qui les divisent des compromis, et de proposer ensemble à leurs partenaires des initiatives et des mesures permettant de renforcer la cohésion européenne. Formidable Traité, qui faisait de la France et de l’Allemagne de vrais partenaires, qui rapprochait nos diplomaties, nos armées, nos étudiants, nos jeunesses, nos peuples ! On visait haut, trop haut sans doute. Quelques mois plus tard, profitant de l’effacement d’Adenauer, le Bundestag le ratifiait en lui ajoutant un Préambule qui le vidait de sa substance.
Depuis lors, soumise aux caprices des circonstances, la relation franco-allemande vit des hauts et des bas, en fonction de l’engagement plus ou moins prononcé des responsables suprêmes des deux côtés du Rhin. Le partenariat institué en 1963 prévoit des « sommets », des rencontres, des coopérations, selon un calendrier qu’on s’attache à respecter, mais la relation entre les deux pays est loin d’être devenue celle d’un « couple », terme fallacieux auquel les Allemands ne recourent jamais. Je ne l’utilise moi-même dans ce livre que pour les personnes, exceptionnellement, quand un Président et un Chancelier réussissent à établir entre eux une relation personnelle forte. Ce fut le cas, après De Gaulle et Adenauer, entre Giscard et Schmidt, entre Mitterrand et Kohl, entre Chirac et Schröder. La qualité des rapports entre les hommes compte beaucoup dans le dialogue franco-allemand. Bien sûr, elle ne suffit pas. Elle ne peut masquer la fracture des rapports entre les pays, née de l’évolution divergente de leur poids respectif au sein de l’ensemble européen.
Un des éléments centraux de votre livre est la question du déséquilibre franco-allemand. Vous l’évoquez lors d’un dîner avec Michel Steiner le conseil diplomatique de Schröder (p. 494), plus avec Zöpel, le vice-ministre, qui considère que l’Allemagne est un « super grand », tandis que les grands États sont la France, l’Angleterre et l’Italie, mais pas la Pologne et l’Espagne (p. 578). Quelles sont les grandes étapes du déséquilibre des relations franco-allemandes, et quels sont les moments de leur rééquilibrage éventuel ?
Il y a toujours eu en Europe, économiquement, et démographiquement, des « grands » et des « petits ». Les auteurs des premiers Traités en avaient tenu compte, mais s’étaient fixé une règle d’or. Dans les institutions de l’Europe, la France et l’Allemagne devaient peser le même poids. Adenauer lui-même y avait insisté dans une conversation avec le Général de Gaulle : si un de nos pays cherchait de nouveau à se prétendre plus fort que son voisin, on courrait le risque d’enclencher à nouveau le processus infernal qui nous avait conduits à tous nos malheurs.
Il avait donc été décidé qu’au Conseil, à la Commission, et au Parlement européen, nous aurions exactement le même nombre de voix, le même nombre de sièges. Cela a été respecté jusqu’en 1990. Mais au lendemain de la réunification allemande, l’Allemagne a fait valoir que la situation avait changé. Elle comptait 20 millions d’habitants de plus, elle voulait des sièges supplémentaires au Parlement Européen. Kohl a fait valoir à Mitterrand qu’il y avait là « une exigence démographique et démocratique ». François Mitterrand s’est rangé à cet argument. Le Traité de Maastricht a donné 12 députés de plus à l’Allemagne par rapport à la France (99 contre 87) au Parlement européen.
Schröder a poursuivi le combat de Kohl, cette fois au niveau du Conseil, en demandant que le nombre de voix de l’Allemagne, dans les votes à la majorité qualifiée, soit supérieur à celui de la France, de la Grande-Bretagne, et de l’Italie, alors que les 4 pays pesaient jusqu’alors le même poids. Il y a eu à ce sujet, en décembre 2000, au Conseil Européen de Nice, un affrontement sanglant entre Chirac et Schröder, qui s’est terminé par un match nul.
Mais l’Allemagne a réitéré sa demande dans le cadre de la Convention Européenne qui a travaillé à partir de 2001 sur la révision des Institutions, et elle a cette fois obtenu satisfaction. Le « Traité Constitutionnel » issu des travaux de la Convention, rejeté par le peuple français en 2005, mais finalement ratifié par notre Parlement sous une forme remaniée (Traité de Lisbonne) en 2008, a institué pour les votes du Conseil une nouvelle règle, celle de la « double majorité », qui donne à l’Allemagne un poids supérieur, reflétant sa démographie. Attaché au principe de la parité entre la France et l’Allemagne, j’ai personnellement voté non au référendum de 2005. Je n’admettais pas la remise en cause de l’équilibre institutionnel entre nos deux pays.
Cette dérive n’a été possible, j’en suis bien conscient, que parce que notre pays souffrait en même temps d’autres faiblesses. L’essoufflement de notre économie, l’état de nos finances, le report continu de réformes indispensables, ne donnaient pas à la France les moyens de se défendre comme elle l’aurait dû face à une Allemagne devenue objectivement non seulement plus nombreuse, mais aussi plus puissante que nous. Un retour à la parité franco-allemande peut-il être opéré ? Ce ne pourrait être qu’après un vigoureux redressement de notre économie.
Vous écrivez dans votre ouvrage que la France et l’Allemagne n’avaient pas la même relation à l’Est de l’Europe.
La chute du Mur et la suppression du rideau de fer ont profondément modifié l’attitude de l’Allemagne en Europe. Elle a désormais les yeux tournés vers l’est du continent, qu’elle connaît bien. Elle y a des atouts, mais aussi des contraintes. Compte tenu de son passé, elle doit s’y montrer prudente. Aussi cherche-t-elle, le plus souvent, à s’intégrer dans une démarche européenne, ou à s’associer à quelques partenaires. Vis-à-vis de la Pologne, elle a souhaité le concours de la France, et nous avons créé ensemble le « Triangle de Weimar ». Vis-à-vis des autres pays orientaux, elle a voulu pareillement que nous affichions, Français et Allemands, des positions communes. Directeur Général des Affaires Européennes du Quai d’Orsay, j’ai parcouru pendant 4 ans, avec mon homologue allemand, les capitales des 13 pays candidats. Nous avons affiché partout une solidarité, qui ne trompait personne. Sans nous contredire, nous avions des intérêts et des sensibilités différentes.
C’est sur les problèmes nés de l’éclatement de la Yougoslavie que nous avons eu le plus de mal à nous entendre. Nous étions, nous Français, depuis toujours, proches de la Serbie, l’Allemagne de la Croatie. Nous nous étions entendus, entre Européens (c’était le début de nos efforts pour créer une politique extérieure commune) pour ne pas favoriser la revendication d’indépendance des Croates et des Slovènes, tentant de sauver ce qui pouvait l’être de la Fédération Yougoslave. Et finalement l’Allemagne a « craqué », elle a décidé de reconnaître unilatéralement la Croatie. Et nous avons suivi.
La Serbie est restée à l’écart, ostracisée. Elle était dirigée par un dictateur, Slobodan Milosevic, qui horrifiait, par ses méthodes et ses crimes, la communauté internationale. Quand Milosevic a décidé de maintenir, par la force, l’emprise serbe sur le Kosovo, qui revendiquait à son tour son indépendance, nous avons, suivant nos partenaires de l’OTAN, bombardé Belgrade.
La France a particulièrement veillé à ce que ces frappes ne fassent pas de victimes. Mais même avec ces précautions, je ne suis pas sûr que ces bombardements aient été la bonne réponse. Ils frappaient un pays, un peuple qui avait été notre ami, et non le dictateur que nous voulions abattre. Ils donnaient le mauvais exemple à d’autres, on l’a vu par la suite. Ni les Allemands, ni nous n’étions heureux dans cette opération, qui n’avait rien d’européen. Notre Union n’y jouait aucun rôle, les instructions et les plans venaient de Washington, nous étions des exécutants. Une très mauvaise expérience, en vérité, qui s’est d’ailleurs soldée par un échec. Le problème du Kosovo n’est toujours pas résolu.
Il est frappant de voir que les grands sujets qui sont au cœur de l’échange franco-allemand (défense, nucléaire, élargissement à l’Est) sont toujours ceux qui animent le débat d’aujourd’hui. Quels ont été les grands mouvements sur ces dossiers entre hier et aujourd’hui ? Les positions vous semblent-elles toujours plus divergentes, ou ont-elles permis l’essor d’acquis importants qu’il convient de préserver ?
Sur les questions de défense, il n’était pas réaliste de vouloir s’entendre avec l’Allemagne sur une vraie politique commune. Nous sommes une puissance nucléaire, l’Allemagne ne peut pas l’être. Elle a confié depuis 1949 sa sécurité à l’OTAN, elle occupe une place de choix dans l’organisation intégrée et ne se désolidarisera jamais du grand allié américain. Nous n’avons jamais cherché à la convaincre de faire un autre choix. Nous avons seulement cherché à la persuader d’être, dans ce cadre préétabli, un peu moins dépendante, de laisser se développer un « pilier européen », de réfléchir avec nous à ce que pourrait être une « identité européenne de défense ».
Cela n’a pas donné beaucoup de résultats. Nous avons fait des déclarations (Berlin, Helsinki), créé un État-major « européen », constitué des forces « européennes » de maintien de la paix puis des dispositifs « européens » d’intervention rapide qui ne sont utilisables que selon le bon vouloir de l’OTAN. Nous sommes nous-mêmes retournés dans les structures militaires intégrées de l’Alliance, avec l’espoir que cela faciliterait l’acceptation par la communauté « atlantique » de nos efforts pour faire vivre avec l’Allemagne ce pilier « européen » dont nous continuons à rêver. Les récents événements ont montré que l’Allemagne ne partageait toujours pas ce rêve. C’est toujours dans l’Alliance, et avec Washington, qu’elle conçoit l’avenir de sa sécurité.
Elle le signifie d’ailleurs aujourd’hui avec éclat en jetant au panier les quelques projets de production d’armements communs sur lesquels nous nous efforcions de poursuivre une coopération. Avions, chars, défense antimissiles : des mois et parfois des années d’efforts pour rapprocher nos moyens de défense ont été gaspillés en vain.
En matière d’énergie, la situation est encore plus désespérante. Nous ne piétinons pas, nous régressons. Il faut se souvenir que la première « Communauté » était fondée sur un désir d’unir nos intérêts dans le domaine du charbon et de l’atome. Nous avons eu pendant trois décennies des démarches assez parallèles, et nous avons fini, dans le domaine nucléaire, par réunir nos capacités. Le réacteur EPR est né de notre coopération. Et soudain l’Allemagne, au lendemain de Fukushima, a décidé de fermer toutes ses centrales, et mène depuis lors à Bruxelles un combat acharné contre nous, et contre les Etats qui croient à l’avenir de l’énergie nucléaire civile, tout en maintenant en activité ces centrales au charbon dont plus personne ne veut. Tout effort pour concilier les points de vue se heurte à un mur. Il n’y a, dans ce domaine, aucune perspective de rapprochement.
Bien sûr, la situation n’est pas aussi noire dans tous les domaines. Les coopérations engagées en matière de transport, de santé, d’environnement, progressent, les échanges universitaires se développent, des plans ambitieux sont élaborés pour relever en commun les défis industriels de l’avenir. Et le dialogue entre les ministres des affaires étrangères et les diplomates des deux pays reste amical, et fonctionne bien. Mais cela ne suffit pas pour se réjouir. Nous faisons du surplace, il n’y pas d’élan. On ne sent pas d’appétit, ni d’un côté ni de l’autre, pour reprendre la marche en avant.
Ce manque d’élan n’est-il pas dû au fait que l’intérêt pour l’Allemagne (et du côté allemand, pour la France) s’est atténué avec le temps, que l’importance du lien franco-allemand est moins perçue par les nouvelles générations ? Les « pères fondateurs » n’ont pas su passer le relais ?
C’est exactement cela. L’Allemagne est devenue pour nous un pays comme un autre, un peu plus important par sa taille et son poids, mais pas très différent. Simplement un peu plus difficile de rapport, parce qu’on parle de moins en moins sa langue, et, cela joue aussi, parce qu’on attribue facilement aux Allemands un caractère austère, sévère, ennuyeux.
En réalité, nos compatriotes ne connaissent pas leurs voisins. Et les Allemands continuent à vivre avec des clichés insupportables et dévastateurs sur la France. De Gaulle et Adenauer avaient fort justement voulu que le Traité de 1963 réunisse non seulement nos dirigeants, mais aussi nos peuples, et permette à nos jeunesses de se connaître. Les moyens mis en place pour percer le mur d’ignorance et d’indifférence qui nous sépare n’ont pas été suffisants, et ils n’ont été complétés au cours des années que par des mesures partielles, dérisoires. L’Allemagne est notre principal partenaire économique et politique, et neuf Français sur dix ignorent presque tout de son histoire, de sa culture, de sa sensibilité, de sa façon de vivre. L’apprentissage de la langue allemande est devenu marginal dans nos écoles, largement devancé par l’anglais, l’espagnol, l’arabe, et même le chinois. Tous les dix ans, un roman allemand apparaît sur les listes des livres auxquels les Français portent intérêt, tous les trente ans une chanson allemande franchit le Rhin, comme le célèbre « Warum » dont le chanteur Camilo était d’ailleurs…luxembourgeois. En Allemagne, seul le nom de Michel Houellebecq éveille aujourd’hui un écho dans un public où l’on estime souvent que la France n’a rien produit d’intéressant depuis Françoise Sagan, Charles Aznavour ou Juliette Gréco.
Et pourtant, à chaque « sommet », on annonce des mesures nouvelles et énergiques pour rapprocher les jeunes des deux pays, et promouvoir l’apprentissage des langues. En janvier 2019, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont encore signé à Aix la Chapelle, sous mes yeux, un « Traité d’intégration » plein de bonnes résolutions.
Dans mon livre, je raconte la scène, étonnante.
Aix la Chapelle ! Le lieu était chargé de symboles. L’ombre de Charlemagne planait sur la rencontre, et je me remémorai, comme à chaque fois que je visitai la vieille capitale carolingienne, l’histoire du grand Empereur qui avait su réunir sous sa couronne les Francs et les Germains. Son biographe, Eginhard, nous a donné la recette de son succès : « il veillait à ce que partout, l’administration de l’empire soit conduite à la fois dans la langue romane et dans la langue tudesque ». Lors de leur rendez-vous d’Aix la Chapelle, Emmanuel Macron et Angela Merkel n’ont rien décidé de tel. Ils ont fait de beaux discours. Le « Traité d’intégration » n’était qu’un morceau de papier. Il renouvelait des engagements cent fois pris, et jamais tenus, depuis le Traité de 1963. Il n’apportait aucune réponse sérieuse aux problèmes qui nous divisent, aucun antidote aux forces qui nous éloignent l’un de l’autre.
On voit aussi défiler sous votre plume le portrait intime des grands hommes qui ont fait la singularité de la relation franco-allemande. Vous insistez en particulier sur la relation entre De Gaulle et Adenauer sans vous y limiter. La vitalité du partenariat est-elle affectée en profondeur par le poids des individus et des personnalités, ou est-elle, selon vous, affectée avant tout par les intérêts des États dans la longue durée ?
Il est évident, on pourra le vérifier à plusieurs reprises dans mon récit, que les relations personnelles ont une grande influence sur la qualité du dialogue entre les responsables des deux pays. De Gaulle et Adenauer se sont entendus parce qu’ils s’estimaient, et avaient la même vision de l’Histoire. Pompidou et Brandt se méfiaient l’un de l’autre, leur dialogue (c’était le moment où je commençais à assister aux « sommets ») était glacial et improductif. Giscard et Schmidt avaient au contraire une complicité qui leur a permis de mener ensemble une grande politique européenne. Ce fut le cas ensuite de Mitterrand et Kohl, qui se complétaient, et se servaient un peu l’un de l’autre. Ils ont été un vrai « couple », comme l’ont été, dans un genre tout différent, leurs successeurs. Ambassadeur à Berlin pendant cette période, j’ai essayé de rendre compte dans mon livre des étapes qui ont permis à Jacques Chirac et à Gerhard Schröder, qui se voyaient au départ comme des ennemis, de changer totalement de regard l’un sur l’autre après la sanglante bataille de Nice, et surtout après le lancement de l’attaque américaine contre l’Irak. Une véritable amitié les a réunis, et l’Europe a profité de ce que la France et l’Allemagne s’entendaient bien, à nouveau. Après leur départ, malgré les efforts des uns et des autres, il n’y a plus eu de véritable « couple ». L’Allemagne a tout simplement pris le leadership.
Pour finir sur les relations personnelles, vous écrivez à propos de Nicolas Sarkozy « qu’il n’aimait pas ce pays [l’Allemagne], il s’en méfiait, le trouvait antipathique, arrogant, dominateur ». Comment expliquez ce qui s’apparentait, selon vous, à une forme de méfiance de sa part ?
Nicolas Sarkozy vient de publier ses Mémoires, dans lesquelles il raconte lui-même combien ses relations avec l’Allemagne ont été pénibles. Il les qualifie de « chemin de croix ». J’ai été le témoin des difficultés qu’il a eu comme ministre, puis (plus brièvement) comme Président de la République, à s’entendre avec ses interlocuteurs allemands. La personnalité d’Angela Merkel, et de beaucoup d’autres, lui déplaisait. La Chancelière, il faut le dire, ne lui a pas facilité la tâche, et Barack Obama a joué un rôle fortement perturbateur dans leurs relations.
Vous parlez également d’un positionnement paradoxal des autres États Européens s’agissant du partenariat franco-allemand. L’idée souvent mentionnée étant que deux pays ne devraient pas chercher à donner les impulsions déterminantes ; alors même que, chaque fois qu’un accord n’est pas trouvé entre l’Allemagne et la France sur une question majeure, il s’agit d’une crise qu’il faut résoudre et qui est imputable aux dirigeants de ces États 1. Pourriez-vous revenir sur ce point ?
Le questionnement du rôle et de la légitimité du « moteur » franco-allemand est essentiellement le fait des pays de l’Est. Et il est récent. Pendant les négociations d’adhésion de ces pays, aucun n’a vraiment soumis d’objection à ce que nous formulions, entre Paris et Bonn, des compromis, qui permettaient d’avancer plus vite dans le processus d’élargissement. J’ai évoqué plus haut, et raconté dans mon livre, ces négociations, dans lesquelles j’ai eu la chance de travailler en étroite concertation avec mon collègue allemand, à la satisfaction générale.
Après leur entrée dans l’Union en 2004, les Polonais, et quelques autres, ont commencé à s’indigner contre le « diktat » que la France et l’Allemagne imposaient, selon eux, aux autres partenaires de l’Union, en particulier aux nouveaux venus. C’est, à mon sens, une posture tactique, qui ne doit pas nous impressionner. Elle masque une vraie réalité, celle de la réticence des pays orientaux à se conformer aux politiques définies par leurs partenaires « occidentaux ». La fracture entre l’Est et l’Ouest est de plus en plus sensible au sein de l’Union, elle a des causes sur lesquelles il faut se pencher, mais qui n’ont rien à voir avec la coopération franco-allemande. Ceci posé, il est clair que nous devons veiller à ne pas éloigner de nous des pays qui se sentent trop écartés de la direction de l’Union, et qui revendiquent le respect de leur spécificité. Une Union à 27 ne peut imposer à tous le même moule.
La période de l’élargissement nous amène à un certain nombre de questions sur la construction européenne. Vous avez d’ailleurs des mots assez durs sur la tournure qu’a pris la construction européenne, notamment à partir de Maastricht, mais encore plus peut-être depuis la signature du traité de Lisbonne. Et c’est d’autant plus frappant que vous avez été secrétaire adjoint aux Affaires européennes et que vous avez négocié l’élargissement. Quels sont les principaux succès ou les éléments de la construction européenne dont vous êtes le plus fier ? Quelles sont au contraire ses principaux échecs ou les des éléments que vous regrettez le plus ?
Il serait inconvenant de ma part de distinguer, dans le développement de la construction européenne, telle ou telle négociation « réussie », à laquelle j’aurais eu la chance de participer, pour les isoler du cours général du processus européen, dans lequel, on le voit bien avec le recul, des erreurs importantes ont été effectivement commises.
J’ai été fier de participer à une grande négociation européenne : celle qui a permis l’adhésion de la Grande-Bretagne. Les Anglais de 1969 n’étaient plus ceux de 1962 ou de 1965, Wilson et plus tard Heath avaient fait leur conversion européenne. Les négociations ont permis de vérifier que ce grand pays voulait nous rejoindre, non pour détruire la Communauté, comme le Général l’avait craint, mais pour lui apporter son génie et sa force. La suite a montré que les Britanniques jouaient le jeu, et je souligne dans mon livre combien leur rôle a été important, à plusieurs reprises, dans le progrès de la solidarité européenne. Sous Giscard, le trio France- Allemagne- Grande-Bretagne a donné un véritable moteur à l’Europe. La période Thatcher a été plus difficile, mais les critiques anglaises étaient salutaires. La fièvre régulatrice des institutions européennes nous entrainait trop loin. Les Etats se dépouillaient un peu trop de leurs moyens et de leur souveraineté au profit d’une « machine » européenne envahissante et inefficace. Il aurait fallu entendre ce message. Nous sommes restés sourds, et nous avons eu le Brexit. Un défi, que nous avons traité comme une question technique et commerciale. Une catastrophe. Une Union qui a laissé partir la Grande-Bretagne n’est plus vraiment « européenne ».
Aujourd’hui, on parle beaucoup d’une éventuelle européanisation du siège permanent de la France au Conseil de sécurité des Nations Unies. On découvre en vous lisant que cette question est présente depuis le début de la construction européenne.
Oui, dès la première minute de notre processus de réconciliation, l’Allemagne a soulevé ce point. Je raconte dans mon livre que le jeune Allemand avec lequel, âgé de 14 ans, je roulais à vélo sur la route de Francfort, n’arrêtait pas lui-même de me harceler avec cette question : pourquoi la France a-t-elle ce statut de membre permanent du Conseil de sécurité ? Pourquoi n’accepte-t-elle pas que son siège soit « européanisé » ? Nous pourrons le faire quand nous aurons une politique commune, répondais-je, sinon l’homme que nous installerons dans ce siège n’aura rien à dire, il sera impuissant et muet. Soixante ans plus tard, rien n’a changé. Nous n’avons de position commune permettant d’agir sur aucun grand sujet, nous ne savons faire que des déclarations. Et pourtant Annalena Baerbock, ministre allemande des affaires étrangères, reprend le refrain du siège européen, comme l’avaient avant elle Messieurs Genscher et Kinkel. Mon prédécesseur, François Scheer, en était exaspéré. Il y voyait une volonté sournoise de rabaisser la France sur la scène internationale. Voyons les choses de façon plus positive. Les Allemands voudraient, eux aussi, et fort légitimement, obtenir pour leur pays un siège permanent. Nous les soutenons. Tout en sachant que ce sera difficile, compte tenu du fait que cela implique une révision, problématique, de la Charte.
Quel regard jetez-vous sur les différences parfois citées entre Allemagne de l’Est et de l’Ouest ?
Dans les premiers mois de mon séjour en Allemagne, j’ai eu souvent à répondre à ce reproche : pourquoi n’avez-vous pas été favorable à la réunification allemande ? Aviez-vous peur que la RFA, augmentée de six Länder, devienne trop puissante ? Ce reproche était largement infondé, mais il m’a incité à aller fréquemment visiter cette partie orientale de l’Allemagne, qui avait été la RDA. Les Länder qui la composent sont parmi les plus beaux du pays, les hommes et les femmes particulièrement sympathiques et accueillants. Sur le plan des mentalités, de la politique, on sent dans l’ancienne RDA une spécificité qui dépasse les clivages partisans. L’Allemagne de l’Est est restée plus pacifiste. Sans regretter la domination soviétique, elle n’adhère pas systématiquement à l’esprit « atlantiste » si répandu en Bavière ou en Rhénanie. Les adhérents à l’AFD y sont aujourd’hui, hélas, nombreux, plus nombreux qu’à l’Ouest. On sent sourdre une double revendication. Retour à la défense de l’identité nationale. Et défense de l’identité est-allemande par rapport au « colonisateur » ouest-allemand. En période de crise économique, cette revendication s’exprime plus fortement.
Vous faites un portrait complexe de Gerhard Schröder, difficile à cerner, que vous comparez à Michael Kohlhaas, le héros de Kleist. Quelles conclusions tirer de la politique de Schröder ?
J’ai eu de l’admiration pour Gerhard Schröder, dans la période où il a gouverné l’Allemagne. Il avait une personnalité forte, hors normes, dans le paysage politique allemand. Courageux, audacieux, aimant prendre des risques, il a secoué l’Allemagne, après les 16 années de gouvernement Kohl, qui ont été des années d’immobilisme. Il a su faire des réformes impopulaires, qu’il a payées aux élections de septembre 2005. Ces réformes, c’est Angela Merkel, son adversaire, qui en a ensuite profité. La politique est un métier ingrat, en Allemagne comme ailleurs.
J’ai pour ma part fait tout mon possible, pendant les 7 années du Gouvernement Schröder, pour que ce Chancelier exceptionnel s’entende bien avec notre Président. Cela n’a pas été facile, ils étaient totalement opposés dans l’arène européenne. Et face à un Chirac calme et conciliateur, Schröder était buté, comme le personnage de Kleist, dans ses revendications. Il a fallu une crise pour qu’ils se découvrent proches, et finalement complémentaires. Signe d’intelligence, chez l’un comme chez l’autre.
Vous avez vu l’émergence et l’arrivée au pouvoir d’Angela Merkel. Comment résumeriez-vous sa ligne politique ?
Angela Merkel a ramené l’Allemagne à ce qui la rassure : la prudence, la tranquillité, le compromis. Sa tendance permanente à la conciliation lui a permis de régner, comme l’avait fait Kohl, pendant 16 ans, appréciée de tous, parce qu’elle savait ne heurter personne. L’Allemagne n’a en réalité pas beaucoup progressé, pendant ces 16 ans. Elle a vécu sur ses acquis. Mais ce jugement ne signifie pas que cette Chancelière n’était pas une personne remarquable. Angela Merkel était au contraire une personnalité fascinante par ses qualités intellectuelles et politiques. Prodigieusement intelligente, curieuse de tout, habile manœuvrière, comme elle l’a montré (je le raconte dans mon livre) dans certaines négociations européennes, au Parlement de Strasbourg, ou à la Commission. Trop habile parfois. J’aimais discuter librement, et de tout, avec elle, quand l’occasion s’en présentait. Il m’a paru intéressant de relater certaines de ces conversations. Elle aimait les échanges décousus, s’intéressait vraiment à son interlocuteur, ce qui est rare dans le monde politique.
Pourriez-vous nous en dire plus sur ce possible changement d’époque (Zeitenwende) en cours en Allemagne ?
L’époque que nous vivons n’est pas bonne pour l’Allemagne, qui la traverse avec difficulté. Elle ne se sent pas à l’aise sur la question de l’Ukraine, à cause de son passé. Elle avait développé, sans état d’âme, des relations fortes avec la Russie, qu’il a fallu rompre brusquement, alors que le Président Steinmeier, ancien bras droit de Schröder, en était l’un des promoteurs. Mais l’Amérique et l’OTAN ont fixé la nouvelle feuille de route, il faut suivre. On sent qu’elle le fait en traînant les pieds, qu’elle aimerait être aidée par la France à ralentir encore le mouvement, mais le Président français semble avoir choisi brusquement d’accélérer, pour dépasser l’Allemagne en visibilité dans l’aide à l’Ukraine.
Mon sentiment personnel est que l’Allemagne, tout en se désolidarisant de Schröder désormais pestiféré, ne souhaite pas compromettre ses chances de reprendre un jour une relation de coopération avec la Russie, partenaire beaucoup plus intéressant pour elle que l’Ukraine. Les milieux industriels y pousseront, comme ils ont poussé le Chancelier Scholz à se rendre en Chine, malgré les objections des Verts et de Washington.
Je ne crois pas que la Zeitenwende annonce le « réarmement de l’Allemagne », qu’on redoutait tant à Paris dans les années cinquante. Les achats massifs de matériel militaire américain (au détriment du partenariat avec la France) visent moins à renforcer les capacités de la Bundeswehr qu’à rassurer, comme cela a été le cas dans le passé (on pense à la politique de Brandt) le grand allié sur la loyauté allemande à la famille atlantique. Berlin, ayant donné ce gage, pourrait se permettre plus facilement de reprendre, le moment venu, si les circonstances s’y prêtent, quelques contacts avec le Kremlin. Cette perspective n’est évidemment pas d’actualité.
Vous connaissez très bien l’Allemagne et la Chine. Quel est votre regard sur ce rapport particulier entre ces deux pays ?
Dès mon premier séjour en Chine, en 1965, j’ai compris que l’immense Empire du Milieu devait être abordé par la France dans une démarche européenne. La Communauté, puis l’Union n’ont malheureusement pas su nous donner les instruments de la cohésion. Sur le terrain chinois, depuis cinquante ans, les Européens s’affrontent, se déchirent. L’Allemagne a su tirer son épingle du jeu, bien mieux que ses partenaires. Mais elle est devenue dépendante du marché chinois, et à l’heure où celui-ci se rétracte, elle en souffre, plus que nous.
Il est temps que nous réfléchissions ensemble à nos relations avec la Chine. Elle est pour nous un partenaire majeur, bien que difficile. Nous avons des intérêts communs, et pouvons défendre, à travers une démarche commune, les intérêts de l’Europe. Que pouvons-nous demander à Pékin, que pouvons-nous lui apporter en échange ? En revendiquant, à l’issue de son dernier voyage, notre droit à développer notre propre politique en Chine, en fonction de sensibilités, et de priorités qui ne sont pas forcément celles de l’Amérique, Emmanuel Macron n’a rien dit d’autre que ce que le General de Gaulle avait proclamé en reconnaissant la Chine en 1964. À l’époque, l’Allemagne n’avait pas suivi. Aujourd’hui, elle a compris qu’elle devait jouer ses propres cartes. Comme nous souhaitons jouer les nôtres. Essayons, enfin, de nous rapprocher, pour défendre ensemble notre vision, nos intérêts, et autour de nous ceux de l’Union. Une belle occasion de montrer que le « moteur franco-allemand au service de l’Europe » a encore un sens et une utilité.