Dès 2015, Cristina Kirchner sollicitait Lula pour que l’Argentine rejoigne les BRICS. Huit ans ont passé. Pourquoi cette volonté de longue date de la part de l’Argentine d’intégrer ce groupe ?
Il est vrai que lors de ce discours en présence de Lula, Cristina Kirchner l’exhortait à devenir un fervent défenseur de l’entrée de l’Argentine dans les BRICS. C’est également un engagement que le Président Alberto Fernández, épaulé par la Vice-présidente et tout le gouvernement, a pris à cœur. Nous sommes convaincus que notre avenir réside dans l’intégration régionale. Une telle intégration nous offrirait des plateformes de négociation plus puissantes, nous permettant ainsi d’équilibrer notre positionnement sur l’échiquier mondial. C’est essentiel pour défendre nos intérêts et engager des dialogues sur un pied d’égalité, surtout dans ce climat de crise mondiale. Je considère cela comme une avancée majeure, fruit de la persévérance de notre diplomatie et politique en faveur de l’intégration régionale.
Est-ce le même enjeu d’intégrer les BRICS aujourd’hui — disons en 2023-2024 — qu’en 2015 ?
Je crois que le laps de temps qui s’est écoulé met en lumière l’apathie des gouvernements néolibéraux de droite vis-à-vis de ces alliances. Plutôt que de les encourager, ils s’efforcent de les contrecarrer. Le Brésil sous Bolsonaro en est un exemple flagrant : il n’a pas seulement négligé nos instances d’intégration régionale, telles que le MERCOSUR ou la CELAC, il a activement œuvré contre l’adhésion de l’Argentine aux BRICS. Le gouvernement de Mauricio Macri a adopté une attitude similaire. Il n’a montré que peu d’intérêt pour le MERCOSUR, a tenté de démanteler l’UNASUR, a ignoré la CELAC, mis en suspens les élections du PARLASUR et, naturellement, n’a fait aucun pas en direction des BRICS. Aujourd’hui, face à cette perspective réjouissante, la droite argentine se montre sceptique, prête à s’y opposer, avançant des arguments peu convaincants auxquels elle peine elle-même à croire.
Comment expliquez-vous l’évolution de la position de Macri, qui se réjouissait que l’Argentine soit invitée au sommet des BRICS de 2018 en Afrique du Sud lorsqu’il était Président, alors qu’aujourd’hui il explique que cette intégration n’est pas une bonne nouvelle ?
Je pense que cela s’inscrit dans la logique de ces gouvernements de droite, qui valorisent davantage les individualités et les réussites personnelles que le progrès véritable en matière d’intégration entre pays pour concevoir et repenser la région pour les quatre décennies à venir. J’ai toujours eu l’impression que lorsque Macri évoquait une « ouverture de l’Argentine au monde », il parlait en termes de visions individualistes et unilatérales. Il ne partageait pas cette vision de progression et de développement que nous avons. Et je pense que c’est une tendance récurrente dans presque tous les domaines, mais particulièrement en matière de relations internationales. Je ne suis pas du tout surpris par son revirement ni par sa position, à la fois capricieuse et illogique.
Avec cette expansion, et en particulier avec l’entrée de l’Iran, certains disent que la dimension anti-occidentale du groupe est renforcée. Qu’en pensez-vous ?
On recourt souvent à des étiquettes simplificatrices pour encapsuler certains groupes, en fonction de qui s’exprime, dans le but de susciter des peurs ou des inquiétudes infondées. Je crois que ces espaces visent à élargir le commerce, le dialogue, la négociation politique : ils ajoutent une valeur malgré les divergences qui peuvent exister entre les pays membres. Je ne pense pas qu’ils soient « anti » quelque chose. Au contraire, ils sont en faveur du dialogue, du multilatéralisme, de l’équilibre mondial et de la réduction des asymétries dans les négociations entre les pays. C’est ainsi que nous devrions le percevoir et c’est notre vision. Il ne s’agit pas d’agir contre certains pays ou blocs, bien au contraire.
C’est une perspective qui prévaut surtout à droite et parmi les instances hégémoniques cherchant à imposer leur pouvoir de manière unipolaire, plutôt que de véritablement s’engager dans le débat essentiel que nous devrions avoir. Il faut un débat plus ouvert, avec davantage de voix et de différences pour aborder les grands défis mondiaux en termes de commerce, de lutte contre les inégalités, la faim, le narcotrafic, l’inégalité financière – avec le besoin d’une réforme de la structure financière mondiale. Plus que jamais, face à d’énormes problèmes comme la pandémie et la lutte contre le changement climatique, nous avons besoin d’une coordination accrue et d’un multilatéralisme authentique, qui ne soit pas cynique et qui ne soit pas dominé par quelques pays, mais plutôt un véritable concert de voix.
L’Argentine envisage-t-elle donc d’intégrer les BRICS afin de faire entendre sa voix et obtenir une meilleure représentation du monde en développement au sein des institutions existantes, plutôt que de déstabiliser l’ordre international, comme pourrait le suggérer la démarche russe ou chinoise ?
Je n’aurais pas catégorisé les pays de manière aussi tranchée. Selon nous, nous devons défendre la démocratie, la distribution des revenus, l’accès aux soins de santé publics, à l’éducation, la satisfaction des besoins essentiels, la transparence et la participation citoyenne. Voilà nos valeurs et nos idéaux. Parallèlement, il est essentiel de défendre nos intérêts nationaux et régionaux, et de mener une politique étrangère astucieuse qui tient compte des différences entre les pays, pour trouver des solutions bénéfiques à tous. Sur ce point, nous sommes en parfaite harmonie avec le Brésil, un allié stratégique précieux non seulement sur les plans commercial et économique, mais aussi sur les plans politique, social et environnemental. C’est dans cette direction que nous souhaitons travailler sur la scène internationale
Vous avez évoqué la nécessité de réformer la structure financière mondiale. Quel rôle l’adhésion de l’Argentine aux BRICS joue-t-elle dans le contexte des débats actuels sur les institutions financières internationales et le changement climatique ?
Notre situation actuelle est le produit d’injustices historiques. Concernant la crise climatique, bien que les pays en développement n’aient pas été les principaux contributeurs, ils sont parmi les plus touchés. Alors que nos économies sont grevées par des dettes importantes et la montée des inégalités, l’accès au financement nécessaire pour lutter contre la crise climatique est difficile. Nous ne sommes pas les plus grands pollueurs, mais subissons les conséquences de plus de deux siècles de développement non durable. Ainsi, nous devons instaurer un véritable dialogue depuis les pays du Sud et au sein de la coopération Sud-Sud.
Les BRICS nous offrent également un espace politique et institutionnel pour que nos voix soient entendues ; pour qu’elles puissent véritablement avoir une incidence et pour que le Nouveau Pacte Financier Global ne soit pas seulement un songe creux, mais qu’il soit mis en pratique. Et cela doit se traduire par des mesures concrètes, avec un financement accru pour les pays en développement, afin que les entités multilatérales puissent réellement disposer de capitaux frais pour soutenir les grandes transitions et les grands projets d’infrastructure. Il est essentiel qu’elles cessent d’adopter une approche conservatrice et qu’elles fassent preuve de plus d’audace face à nos besoins. Bien que nombre de ces besoins ne génèrent peut-être pas directement de rendement ou de profit, ils représentent des économies futures face aux conséquences de la crise climatique, comme c’est le cas lors de sécheresses, d’inondations, d’ouragans ou de canicules.
Je pense que des espaces comme les BRICS peuvent nous fournir les outils nécessaires pour avoir une voix plus claire et un avantage lors des négociations pour établir de nouvelles règles. C’est également le cas dans les discussions avec le FMI concernant les droits de tirage spéciaux, en limitant ou éliminant également les surcharges pour les pays fortement endettés qui subissent de gros impacts et baisses de nos revenus et exportations en raison de la crise climatique, comme ce fut le cas lors de la sécheresse en Argentine qui nous a fait perdre plus de 20 milliards de dollars en un an. Ce sont des questions concrètes qui nécessitent des actions concrètes. On pourra réellement progresser vers un agenda réaliste si l’on dispose du pouvoir nécessaire et si l’on crée des cadres de discussion qui ne soient pas systématiquement restreints aux mêmes pays, comme le G7, qui se replient sur eux-mêmes et continuent d’appliquer une ligne conservatrice : en matière climatique, ils n’entreprendront que les quelques changements qui les arrangent, mais pas les transformations fondamentales dont le monde entier a besoin.
Comment aborder les différents intérêts et perspectives concernant les transitions socio-écologiques au sein des BRICS ? Y a-t-il une complémentarité des intérêts dans certains domaines ?
Il existe une très grande complémentarité, notamment avec le Brésil. L’Argentine et le Brésil forment un groupe de négociation unifié : nous partageons des ressources naturelles et avons une vision commune visant à valoriser ces biens communs que nous possédons. Mais cela signifie également que cela peut être une incitation pour nous, en tant que débiteurs sur le plan environnemental, à rembourser nos dettes financières. Parallèlement, cela pourrait nous permettre de résoudre le paradoxe selon lequel les pays riches, qui sont des débiteurs environnementaux — à la fois actuels et historiques — sont également nos créanciers sur le plan financier. Je trouve cela extrêmement important.
Quel pourrait être le rôle de la Nouvelle Banque de Développement ?
Elle joue un rôle majeur en pouvant financer des projets situés dans les pays du Sud Global, qui présentent bon nombre de ces caractéristiques et taxonomies climatiques et environnementales. Je crois néanmoins qu’elle pourrait être moins conservatrice que les banques ou les pays développés au moment d’accorder des prêts, lors de la fixation des taux d’intérêt ou des conditions de remboursement sur une certaine durée. Je pense qu’elle deviendra un acteur clé de la politique climatique pour nos pays : c’est essentiel. Je crois que ce sera l’un de ses objectifs et elle aura un rôle prééminent.
Le Brésil fait entrer dans le groupe son principal partenaire de la région : en quoi la présence de l’Argentine et du Brésil au sein des BRICS peut-elle favoriser l’intégration régionale ?
Le Brésil agit en quelque sorte comme une puissante locomotive pour le développement économique et l’intégration régionale. Et nous tous, tels les wagons d’un train, devons pousser dans la même direction, pleinement chargées et couvertes, avec nos populations, nos productions, nos compétences, nos avancées scientifiques et technologiques à bord. Tout cela doit être en mouvement pour engendrer une chaîne d’avantages au profit des autres pays. Voici la philosophie : il ne s’agit pas qu’un pays se développe pour ensuite imposer ses conditions aux autres, mais plutôt que l’intégration soit perçue comme une opportunité où le progrès de chacun multiplie et amplifie les bénéfices pour tous.
Plus la situation sera favorable pour la Colombie, l’Équateur, le Chili, l’Uruguay, le Brésil, le Paraguay et l’Argentine, mieux cela sera pour toute la région latino-américaine en général, et aussi pour chaque pays en particulier : telle est notre vision. C’est pourquoi je crois que c’est également une bonne nouvelle pour les autres pays de la région, et peut-être qu’à l’avenir, ils pourront eux aussi rejoindre les BRICS. En attendant, d’autres espaces d’intégration dont nous disposons, tels que le MERCOSUR au niveau économique et commercial, ainsi que la CELAC ou l’UNASUR sur le plan politique, pourront également bénéficier des avantages qu’apporte cette intégration.
Cela pourrait-il renforcer davantage la coopération avec le Brésil sur, par exemple, la transition socio-écologique ou des sujets économiques tels que le projet de monnaie commune ?
Absolument. Je suis convaincu que telle est la voie à suivre, que ce soit au sein des BRICS, du MERCOSUR ou de l’UNASUR. Nous devons tendre vers des politiques spécifiques de convergence, nous permettant de combiner nos forces. Cela aura pour effet de multiplier et d’amplifier les bénéfices. Je vois là une formidable opportunité. Par ailleurs, il est essentiel de souligner que le Brésil a été le principal défenseur de l’intégration de l’Argentine au sein du groupe. Lula l’a clairement exprimé lors de la Sommet : il n’était pas certain qu’on discuterait de l’ajout de nouveaux membres. Lula a été le grand moteur de cette initiative, plaidant non seulement pour l’inclusion de nouveaux pays, mais surtout pour l’adhésion de l’Argentine. Ceci témoigne de l’importance stratégique que le Brésil accorde à cette intégration et de sa volonté concrète de la traduire en actions tangibles. Cela nous permettra de progresser sur la politique climatique, la politique financière, et peut-être même d’entamer des discussions sur une monnaie commune. C’est une ambition que nous nourrissons, et elle s’inscrit dans la perspective d’une intégration à tous les niveaux — politique, social, culturel et monétaire — au sein du MERCOSUR.
Que pensez-vous de la position du Mexique, où Andrés Manuel López Obrador a récemment indiqué, avant le sommet en Afrique du Sud, qu’il préférait renforcer ses relations avec l’Amérique du Nord et tous les pays latino-américains plutôt que de s’intégrer aux BRICS ?
Je crois qu’il faut comprendre les logiques nationales dans leur contexte propre. Comme nous le disions précédemment, ces stratégies d’intégration ne sont pas dirigées contre d’autres groupements, mais en faveur d’une addition là où cela en vaut vraiment la peine et où toutes les conditions sont réunies pour le faire. Il faut saisir la complémentarité et la symbiose qui existent entre l’économie mexicaine et l’économie américaine — et López Obrador en est parfaitement conscient.
Le Mexique est un pays souverain. Il nous revient non seulement de respecter les décisions prises par chaque nation, mais aussi de déceler les bénéfices ou opportunités possibles qui peuvent également s’offrir à nos régions. Avec le Mexique, nous entretenons d’excellentes relations politiques et économiques, et nous bénéficions d’une coopération riche dans les domaines scientifique, culturel et littéraire. Cela nous permettra de tisser des liens toujours plus étroits : le Mexique est un acteur clé dans les relations avec les États-Unis. Je pense que ces orientations doivent également être préservées et chéries.
Pensez-vous que dans ce contexte, l’accord Union européenne-Mercosur devrait être ratifié ?
Oui, mais cela dépend de plusieurs choses. L’une des leçons que nous tirons en ce moment est que nous devons travailler sur les négociations –a priori positives– où nous pouvons ajouter de la valeur entre les différents espaces commerciaux. Mais nous revenons à ce que nous disions au début : comment réduire les asymétries afin que ces relations soient réellement durables et puissent créer de la valeur pour les deux parties — et pas seulement pour l’une, ou plus pour l’autre ? Il me semble qu’il y a de nombreuses questions qui doivent encore être résolues dans la discussion, dans l’intégration et dans l’accord commercial entre le MERCOSUR et l’Union européenne. Je suis convaincue qu’il y a de la bonne volonté pour que cela se produise, mais beaucoup de travail doit être fait pour s’assurer que ces accords n’augmentent pas les inégalités, mais à l’inverse, qu’ils puissent être bénéfiques pour les deux espacios.
Récemment, en visite au Paraguay, Sergio Massa, candidat de l’Union pour la Patrie, a indiqué que l’Argentine n’allait pas « se lier à l’agenda de ceux qui cherchent à échapper au gaz russe », confirmant le rôle du gaz de Vaca Muerta pour la souveraineté énergétique de l’Amérique latine. Comment assurer une complémentarité des intérêts entre les différents acteurs en jeu ?
Les discussions internationales sont souvent minées par le cynisme ; selon ce qui m’arrange, je le défends pour moi, mais pas pour mes partenaires ou pour d’autres pays. Pour que nous puissions vraiment avancer, trouver un équilibre et aussi un outil pour résoudre les problèmes du multilatéralisme, nous devons être très ouverts les uns envers les autres. Nous comprenons notamment dans notre cas l’importance du gaz naturel : ce n’est pas une solution à long terme à la question de la transition climatique et énergétique, car il s’agit d’une énergie fossile. Cependant, surtout pour un pays comme l’Argentine et une région comme l’Amérique du Sud, il s’agit d’un vecteur fondamental pour la transition à court et à moyen terme. C’est un vecteur de souveraineté énergétique, pour arrêter d’utiliser des dollars et d’importer des combustibles liquides, pour pouvoir commencer à exporter, pour renforcer nos devises et aider d’autres pays dans leur transition.
Lorsque le gaz argentin n’était pas nécessaire, les pays européens n’ont pas soutenu, n’ont pas financé, n’ont pas encouragé la possibilité de développer Vaca Muerta. Maintenant qu’ils en ont besoin, l’approche n’est plus la même. Bien sûr, nous ne devons pas être naïfs, nous comprenons très bien que ces questions sont également motivées par des intérêts nationaux, mais je pense que ce que nous nous devons de faire, c’est d’être francs. Nous devons trouver des opportunités pour tous les pays et pas seulement lorsque cela convient à certains d’entre eux lorsqu’ils sont en difficulté.
L’Argentine rejoindra les BRICS le 1er janvier 2024. Les candidats des coalitions (La Libertad Avanza et Juntos por el Cambio) qui sont arrivés premier et deuxième aux PASO ont déclaré que, sous leurs gouvernements, l’Argentine ne ferait pas partie du groupe. Tout cela serait-il donc vain ?
Non, pas du tout. Cette adhésion fait partie des raisons fondamentales pour convaincre les citoyens argentins que les propositions de la droite n’ont fait qu’apporter plus de retard, plus de pauvreté, moins de développement et moins d’inclusion ; les membres de la droite disent clairement aux Argentines qu’ils ne sont pas intéressés par la possibilité d’avancer ou de générer plus d’emploi et de commerce avec d’autres pays. En réalité, ils n’obéissent qu’à des questions idéologiques qui sont quelque peu capricieuses.
Pourquoi avec certains pays et pas avec d’autres ? C’est une question qu’il faut discuter et mettre noir sur blanc. Cela me préoccupe vraiment parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une menace de campagne. Il est clair que dans le cas de l’Argentine et de l’Amérique latine — nous l’avons vu avec Bolsonaro, même avec Donald Trump qui a décidé de quitter l’Accord de Paris — la droite a une position et un fanatisme systématique pour quitter les espaces d’accords et d’intégration au niveau mondial. Cependant, je ne pense pas que cela durera longtemps, car dans ce scénario mondial, sans commerce avec la Chine, le Brésil, l’Inde ou la Russie, on ne survivrait pas longtemps.
Comment expliquez-vous l’émergence, les résultats et les défis que représente Javier Milei ? Comment le battre ?
Il y a beaucoup de lectures et d’analyses qui ont été faites sur cela. Je crois que la situation en Argentine n’échappe pas à la situation globale de l’avancée de l’extrême droite, d’une manière qui contraste également avec les progrès et les réalisations que nous avons accomplis pour une grande partie de la population. Beaucoup disent que c’est pour les minorités, mais nous, les femmes, ne sommes pas une minorité, nous sommes une majorité. Nous avons également travaillé pour les exclus, les plus pauvres. Le progressisme a des programmes pour les majorités. Mais il est clair que la situation pandémique a exacerbé les discours de haine, de fragmentation, individualisés et renforcés par les réseaux sociaux — et l’Argentine n’y a pas échappé. La France n’y a pas échappé, les États-Unis et le Brésil non plus, tout comme de nombreux pays d’Amérique latine et des Caraïbes n’y échappent pas non plus.
Ensuite, les partis et les espaces politiques qui ont vocation à gouverner doivent également faire leur autocritique. Nous devons apporter une solution et une réponse à un nouveau type de pauvreté qui touche le travailleur appauvri de la classe moyenne qui s’est développé et qui est exclu du système. Ces personnes sont confrontées à une plus grande précarité, à de nouvelles normes de travail qui imposent de nouveaux modes de production — tels que les grandes plateformes ou les grandes entreprises technologiques — qui expulsent bon nombre de ces personnes du système, en concentrant encore davantage les richesses.
En quelques années, on est passé du partage et de la location de sa maison sur Airbnb à de grandes sociétés immobilières ou à des spéculateurs qui achètent 20 appartements dans un immeuble et les mettent à la disposition des touristes étrangers. Ce phénomène touche le marché de la location pour les familles et les personnes lambda qui ont besoin de vivre dans certaines villes. Il s’agit d’un phénomène mondial qui se produit également en Argentine. L’une des grandes responsabilités qui nous incombent en tant que dirigeants politiques et progressistes est donc de renouer avec la base, avec les besoins de la population. Nous devons trouver et donner aux gens des solutions efficaces aux situations critiques que nous vivons — financières, économiques, sociales, climatiques.
Dans cette autocritique, y a-t-il des erreurs particulières qui ont été commises et qui ont permis à Milei de capter une partie de ces majorités dont vous parlez ?
Il me semble qu’à un moment donné, nous nous sommes laissés enfermer dans les discussions entre dirigeants seulement ou dans la politique qui se fait uniquement dans les médias, et nous avons cessé de comprendre les besoins des citoyens. Nous devons nous reconnecter davantage avec la base, avec les quartiers. Il est clair que la gauche et le progressisme ont perdu une grande partie de la bataille médiatique, parce que les médias sont concentrés par les groupes de pouvoir qui répondent à certains intérêts, en particulier ceux de la droite. C’est pourquoi nous devons revenir aux discussions que nous pouvons représenter, à celles des grandes majorités qui sont de vraies personnes. Et puis il faut aussi travailler sur des propositions innovantes : je crois que les solutions que nous avons eues à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle ne sont plus les mêmes.
Il me semble que nous devons repenser et être plus innovateurs et créatifs en donnant ces réponses pour trouver des solutions concrètes. Nous devons écouter beaucoup plus que nous ne parlons. Et puis, nous devons continuer à mener les batailles : nous ne devons pas abandonner et nous ne devons pas être défaitistes, mais nous devons maintenir l’élan, sans faire aucun pas en arrière. Nous devons continuer à défendre tous les droits que nous avons gagnés et à en gagner de nouveaux, mais nous devons toujours le faire au bénéfice des majorités que nous défendons.
Dans quelle mesure les dernières élections espagnoles peuvent-elles être une boussole face à un certain défaitisme, en montrant que la gauche peut parvenir à des coalitions et même à une victoire qui semblait impossible ?
Je les ai suivies de très près, c’est vrai qu’il y a eu des convergences bien que l’union des gauches espagnoles ait été difficile. Il y a des moments où l’on se rend compte que les problèmes sont plus au niveau des personnes que des idées. Il faut donc voir comment on peut dépasser ces biais que nous avons tous pour vraiment travailler pour un projet commun, qui est plus grand et qui transcende les personnes. Ensuite, il faut aussi élargir ou trouver les rôles et les messages que nous devons transmettre. En cela, l’ancien président Zapatero a joué un rôle fondamental en défendant, sans briguer aucune fonction, le président Sánchez et son héritage.
Je pense que, parfois, nous cessons de travailler en équipe ; en cela, le PSOE avec Sumar et Podemos y sont finalement parvenus, comme dans un engrenage dans lequel chacun a son rôle, au-delà des différences qu’ils ont. C’est ainsi que nous pourrons vaincre la droite et surmonter les grands défis auxquels nous sommes confrontés. Et cela vaut aussi pour l’intégration régionale et les accords entre pays. Il est très difficile aujourd’hui de gagner une élection de manière unilatérale, de faire avancer un pays ou de résoudre les problèmes que nous rencontrons dans la région.
Jusqu’à quelles coalitions pourriez-vous aller pour empêcher une hypothétique victoire de Milei ?
Nous devons l’empêcher avec tous les outils démocratiques dont nous disposons. Nous devons comprendre la réaction et le choix des citoyens qui votent et qui choisissent ; et aussi comprendre qu’il ne s’agit pas d’une large majorité. Même si nous parlons aujourd’hui d’une élection par tiers, il y a un très grand pourcentage de personnes, entre 11 et 13 millions, qui n’ont pas voté. Qu’en est-il de ces personnes qui n’ont pas voulu exprimer leur vote ? Qu’en est-il des personnes qui ont choisi de voter pour l’extrême droite ?
En fin de compte, ce qui doit nous rassembler, c’est de continuer à nous battre et à défendre ce en quoi nous croyons : donner des réponses aux gens pour qu’ils puissent vivre mieux, pour qu’ils puissent être heureux et pour que nous puissions vraiment nous développer sur un pied d’égalité et être libres. La liberté, c’est pouvoir disposer des outils nécessaires pour se développer en tant qu’être humain dans un pays aussi merveilleux que l’Argentine, en Amérique latine et dans les Caraïbes. C’est pour forger ce rêve et cette idée que nous nous battons.
Nous avons un élément qui complique les choses ici — contrairement au cas espagnol par exemple — qui est la situation économique et, surtout, la situation macroéconomique résultant de l’irresponsabilité du gouvernement Macri, qui a contracté un prêt qui nous a laissé avec un fardeau de plus de 44 milliards de dollars. Ce facteur conditionnant est un poids important que nous avons. Mais notre candidat à la présidence travaille jour et nuit, non seulement en représentant la meilleure option pour notre espace politique, mais aussi en travaillant comme ministre de l’économie, en donnant une réponse aux gens dans ce contexte féroce que nous ont laissé la pandémie, les guerres, la sécheresse, ce prêt du FMI. Mais je suis convaincu que nous saurons trouver une issue.