Ces dernières années, une nouvelle expression de la droite radicale a émergé en Amérique latine et dans le monde1. Depuis 2016, le trumpisme en a été la variante la plus notable et la plus influente aux États-Unis. À certains égards, il s’agit d’une tendance internationale qui s’exprime différemment dans chaque pays. Elle dispose de relais organisés par le parti espagnol de droite radicale Vox et par le parti républicain américain. Cette doctrine d’extrême droite internationale réunit, dans des proportions différentes, des références au christianisme, au nationalisme et au libertarianisme. Elle utilise le masque de la défense de la tradition « libérale » pour attaquer la gauche et promouvoir l’autoritarisme.

En Argentine, l’économiste libertarien Javier Milei s’est fait connaître dans les médias et a fondé un nouveau parti d’extrême droite, La Libertad Avanza, qui progresse dans les sondages et dans les urnes. Il s’agit d’une nouveauté si l’on tient compte de la puissante assise électorale dont le péronisme a disposé tout au long de l’histoire, depuis son émergence en tant que mouvement populiste en 1945. Et il est important de noter que certains hommes politiques péronistes de droite se sont alliés au parti La Libertad Avanza. Après la victoire de Milei aux élections primaires du mois d’août, cet article vise à analyser et à expliquer le phénomène de la montée de La Libertad Avanza dans un pays dévasté par la crise économique.

À l’origine, Milei est issu du secteur privé, notamment des cabinets de conseils, avec quelques engagements académiques mineurs. Bien qu’il ait commencé sa carrière publique en tant que défenseur de l’économie de marché, son message se limitait aux questions économiques. Lors de ses premières apparitions, il était loin d’être le personnage qu’il est aujourd’hui. En 2019, ses positions ont commencé à évoluer vers la droite radicale, lorsqu’il se mit à soutenir Bolsonaro, Trump, ou encore Kast au Chili, et à attaquer les idées ou les groupes de gauche — ou du moins ceux qu’il qualifiait comme tels. Entré en politique avec José Luis Espert — un autre économiste promouvant le libre marché — aux tendances conservatrices, il a créé La Libertad Avanza, un parti de droite radicale qui n’a cessé de progresser dans les sondages.

Milei semble avoir été inspiré par l’héritage de Murray Rothbard, un libertarien utopique qui a élaboré une idée ou une stratégie de « populisme de droite2 » qui combine la religion, le nationalisme, le libéralisme économique et une vision conservatrice de la société : ses cibles principales sont les groupes LGBT et les minorités sexuelles. Dans le passé, Milei a travaillé pour Corporación América, qui appartient à l’homme le plus riche d’Argentine, Eduardo Eurnekian. C’est dans cet environnement que l’économiste Milei a commencé à se faire connaître de la population.

Milei semble avoir été inspiré par l’héritage de Murray Rothbard, un libertarien utopique qui a élaboré une idée ou une stratégie de « populisme de droite » qui combine la religion, le nationalisme, le libéralisme économique et une vision conservatrice de la société. 

Ariel Goldstein

La pandémie, la crise argentine et la normalisation de l’extrême droite

L’Argentine a été durement touchée par la pandémie qui a débuté en 2020. À ce moment-là on assistait à une lutte intestine au sein du gouvernement péroniste de centre-gauche entre la vice-présidente Cristina Kirchner et le président Alberto Fernández. Au début de l’épidémie de Covid-19, le président Alberto Fernández bénéficiait d’un taux d’approbation de 70 %, mais ce ratio s’est ensuite inversé pour aboutir à un taux de rejet de 70 %. Il s’agit d’un pic de désapprobation à l’égard du gouvernement qui, au moment des élections de 2021, est exploité par Milei et la droite majoritaire représentée par Juntos por el Cambio. 

En août 2021, un sondage Ipsos-Sistema Roto est publié dans la région : il montre une Argentine qui s’inscrit pleinement dans les tendances latino-américaines. 71 % des personnes interrogées sont d’accord pour dire que « les politiques de mon pays ne se soucient pas des gens comme moi » tandis que la proposition « les politiques finissent toujours par trouver des moyens de protéger leurs privilèges » recueille 87 % d’opinions favorables.

L’extrême droite a commencé à se développer dans les manifestations publiques et sur les réseaux sociaux contre les restrictions sanitaires. Par exemple, certains influenceurs d’extrême droite, comme « El Presto », « Alvaro Zicarelli », « Dannan », « Tipito Enojado » et d’autres, ont commencé à faire des vidéos sur Instagram et Youtube contre les mesures sanitaires qui ont explosé pendant la pandémie en promouvant une version irresponsable et radicalement individualiste de la liberté.

La photo du président dans sa résidence de la Quinta de Olivos, célébrant l’anniversaire de la première dame — alors qu’il exigeait que les gens restent chez eux en raison des mesures sanitaires sous peine de condamnation en cas d’infraction aux restrictions — a été largement critiquée, suscitant un important rejet de la part de l’opinion publique. Cette situation, combinée au scandale de la vaccination prioritaire de personnes « VIP » et à la crise économique, a commencé à rappeler la crise de 2001, lorsque le slogan des manifestations était : « Qu’ils s’en aillent tous ».

Dans ce contexte, Milei, un économiste qui avait commencé à se faire connaître dans les médias, a commencé à s’élever contre ce qu’il appelait « la caste » et certains de ses sympathisants et collaborateurs ont appelé à rejeter les mesures sanitaires sur le mode de l’anti-statu quo et d’une sorte de rébellion. En conséquence, « la société argentine est sortie de la pandémie avec une idéologie familialiste, anti-étatiste et anti-politique3 ». À cet égard, Milei tend à converger avec l’aile radicalisée du parti PRO [Propuesta Republicana]. En effet, il est apparu avec Patricia Bullrich, qui fut présidente de PRO jusqu’en avril 2023, lors d’une manifestation contre les mesures sanitaires pendant la pandémie. De fait, pour comprendre l’extrême droite, il est essentiel de prendre en compte ses interactions avec la droite traditionnelle. Toutes deux constituent, entre coopération et concurrence, un « écosystème de droite » qu’il est important d’analyser et de comprendre. En 2021, les élections ont été caractérisées par la montée de Libertad Avanza, qui a obtenu 17 % des voix à Buenos Aires. Il s’agit de la première élection qui a permis à Milei d’entrer à la Chambre des députés avec son alliée, Victoria Villaruel, une conservatrice favorable à un renforcement du rôle de l’armée dans la société argentine.

Pour comprendre l’extrême droite aujourd’hui, il est essentiel de prendre en compte ses interactions avec la droite traditionnelle.

Ariel Goldstein

Au cours de cette période, Milei a aussi déclaré que « la pandémie [était] le rêve communiste […] et [que] le plan [avait été élaboré par] le Forum de Sao Paulo ». Il a tenu ces propos dans un documentaire sur son livre Pandenomics, diffusé sur Youtube par le cinéaste Santiago Oría, qui est devenu par la suite le publicitaire de sa campagne. Il adoptait explicitement les théories conspirationnistes de l’extrême droite mondiale. 

Comme cela s’est produit avec Bolsonaro au Brésil, la Sociedad Rural4 s’est rapprochée de la plateforme de Milei. Son président a déclaré : « J’ai parlé avec Milei deux ou trois fois. C’est un candidat qui a déclaré qu’il comprenait que les prélèvements à la source sont un impôt minable et qu’ils devraient être éliminés immédiatement ». De fait, Milei s’est aussi tourné vers le secteur agricole : « Nous envisageons d’intégrer des personnes pour constituer les listes. Nous serions fiers que des personnes liées aux secteurs productifs de Río Cuarto rejoignent les listes de notre parti. » À titre d’exemple, le candidat de Milei au poste de gouverneur d’Entre Ríos est Sebastián Etchevehere, ancien président de la Société rurale d’Entre Ríos, dont le propre frère a été président de la Société rurale en Argentine.

En outre, Milei a commencé à bénéficier du soutien des médias. Des journalistes de télévision tels que Viviana Canosa, Esteban Trebucq, Antonio Laje et d’autres qui percevaient les avantages d’être proches de lui ont commencé à le soutenir, peut-être dans l’espoir d’obtenir diverses faveurs. Cette situation a contribué au processus de normalisation de l’extrême droite dans le pays. 

À cela s’ajoute le fait que la pandémie a aggravé la crise économique et conduit à une situation où 6 enfants sur 10 vivent en dessous du seuil de pauvreté. L’inflation est devenue très difficile à vivre au quotidien : elle est de 110 % ou plus cette année. Les exigences du FMI concernant la mise en œuvre de politiques économiques orthodoxes et une dette héritée du gouvernement de centre-droit de Mauricio Macri sont à la base de la situation difficile de l’Argentine. Ce scénario, qui se détériore encore, présente des similitudes avec d’autres qui ont conduit à l’hyperinflation en 1989, sous le gouvernement Alfonsín, comme le montre le journal de l’un des conseillers économiques du gouvernement à l’époque5.

Milei a commencé à bénéficier du soutien des médias. Les journalistes de télévision ont perçu les avantages d’être proches de lui et ont commencé à le soutenir. Cette situation a contribué au processus de normalisation de l’extrême droite dans le pays. 

Ariel Goldstein

Au cours de ces dernières années, les deux principales coalitions du pays ont gouverné : Juntos por el Cambio (Ensemble pour le changement) et Frente de Todos (Le front de tous). Milei s’en prend souvent à elles, en reprenant les codes rhétoriques caractéristiques de l’extrême droite, en les appelant « Juntos por el Cargo » (Ensemble pour le poste) et « Frente de Chorros » (Le front des voleurs). Milei a l’habitude d’attaquer l’ensemble de la classe politique, comme l’avait fait Donald Trump aux États-Unis : « Les radicaux sont des champions du vol, tout comme la Coalition civique et les tièdes pigeons de PRO [Propuesta Republicana]. Je ne parle pas des autres [les kirchneristes] parce que c’est évident ; les nommer, c’est parler de voleurs ». Milei attaque non seulement le péronisme, mais aussi le radicalisme lorsqu’il affirme que le problème de l’Argentine a commencé en 1916, année de l’introduction du vote secret de masse, et qu’il prétend que son pire président a été Raúl Alfonsín, qui a mené d’importantes luttes pour restaurer et préserver la démocratie et les droits de l’homme. Ce dernier avait du reste affirmé qu’« avec une démocratie, on soigne, on mange et on éduque » — cette définition vient rappeler les défaillances du régime actuel en Argentine : l’abandon de ces aspirations égalitaires a été un véritable terreau pour ces tendances autoritaires. 

Pendant la campagne de 2023, Milei a devancé tous les autres candidats en commençant à définir tous les aspects de son gouvernement : il a mis en place un comité de conseillers dans lequel on retrouve notamment des économistes néolibéraux issus du menemisme tels que Carlos Rodríguez, Roque Fernández et Darío Epstein, qui avaient été impliqués dans le processus de privatisation des entreprises publiques dans les années 1990. « Nous comptons dans nos rangs de nombreuses personnes qui ont joué un rôle clef au cours de cette décennie. Parce que nous pensons que ce sont les réformes qu’il faut faire, que nous savons comment les faire et que nous en avons la conviction et la base théorique », a déclaré Milei.

La pandémie a créé ce désir de « liberté » sur lequel il a su capitaliser, en termes politiques, pour trouver un écho dans une société fatiguée, humiliée et qui ne veut plus de l’intervention de l’État.

La pandémie a créé ce désir de « liberté » sur lequel il a su capitaliser, en termes politiques, pour trouver un écho dans une société fatiguée, humiliée et qui ne veut plus de l’intervention de l’État.

Ariel Goldstein

La Libertad Avanza : messianisme, antiféminisme et soutien des économistes néolibéraux

L’un des axes de la rhétorique de Milei repose sur le messianisme : il est animé par une perception narcissique et religieuse de soi-même dans laquelle il se présente comme le seul candidat capable de sauver l’Argentine d’une crise profonde. Mais il pousse ce tropisme beaucoup plus loin. Il a par exemple dit à un ami qu’il avait assisté à « trois résurrections différentes ». Par ailleurs, après avoir perdu son chien adoré, il parviendrait toujours à communiquer avec lui par l’intermédiaire de sa sœur et conseillère politique, Karina Milei, qui aurait des dons de médium. Il a aussi été guidé spirituellement par le rabbin Axel Wahnish, ce qui l’a poussé à recourir à des éléments issus de la tradition juive pour présenter son lien avec Dieu. Il se réfère notamment à la figure de Moïse pour évoquer son parcours. 

« Moïse aurait pu cacher qu’il voulait libérer le peuple juif ; il aurait ensuite mené une vie merveilleuse et il serait devenu pharaon avant de libérer le peuple juif. En tant que Pharaon, qui pourrait lui refuser de libérer le peuple juif ? Mais ce n’est pas ce qu’il a choisi : il est allé avec le peuple, il est devenu un esclave comme les autres ; il fut capturé et il dut comparaître devant Pharaon. Il répéta qu’il était juif et demanda que le peuple juif soit libéré. »

Dans le discours de Milei, Pharaon, le peuple juif conduit hors d’Égypte par Moïse et des considérations sur la valeur de la liberté s’entremêlent. Il a du reste été approché par des personnes liées à des groupes religieux d’extrême droite, tels que la Fraternité Saint-Pie X et l’Opus Dei. Il est notamment influencé par Fernando Romero Moreno, un intellectuel traditionaliste « carliste » proche de Gómez Centurión, qui a conduit la coalition d’extrême droite NOS aux élections de 2019. Celui-ci soutient qu’il devrait y avoir une alliance entre les traditionalistes conservateurs et les libéraux classiques. L’un des principaux buts de Romero Moreno est de « travailler à la restauration du christianisme ». Pablo Stefanoni affirme que Milei « achète des idées conspirationnistes sur le marché mondial de l’extrême droite6 ». Mais il se sert aussi sur le marché national, en piochant aussi bien à droite qu’à l’extrême droite. 

Milei se réfère notamment à la figure de Moïse pour évoquer son parcours. 

Ariel Goldstein

Son parti a également connu quelques changements depuis sa création. Milei a éloigné des personnes qui le soutenaient depuis le début au sein du Partido Libertario pour établir des accords avec certaines figures issues du péronisme. Il a aussi tissé des liens entre La Libertad Avanza et des politiciens traditionnels de droite tels que José Bonacci7

Sa principale alliée, Victoria Villarruel a aussi obtenu le soutien de certains secteurs de l’armée lorsqu’elle a commencé à dénoncer les crimes commis par les guerillas de gauche pendant les années 1970 : elle a notamment construit un centre appelé CELTYV pour recenser leurs victimes. Fille de militaire, elle est également liée au Círculo Militar8. Autour d’elle s’organisait notamment le « Club de los Viernes », une table ronde coordonnée par la sympathisante argentine de Vox, Karina Mariani, où Villarruel s’exprimait aux côtés d’Ortega Smith, secrétaire du parti de la droite radicale espagnole. Enfin, Guillermo Montenegro, l’un des principaux conseillers de Victoria Villarruel, fait partie de l’Opus Dei.

Parmi les autres alliés de Milei, on trouve des figures médiatiques comme Agustín Laje et Nicolás Márquez. Proches de fondations ultraconservatrices, ils s’appuient sur son succès pour exposer et diffuser leurs idées. En relation avec Alejandro Chafuen, qui est passé d’Atlas à l’Acton Institute (un think tank américain qui promeut une plateforme libertarienne et ultraconservatrice), ils ont modifié leur discours sur la sexualité pour s’inscrire dans la réaction globale de l’extrême droite contre les groupes LGBT. Agustín Laje est par ailleurs très proche de fondations conservatrices liées aux églises évangéliques en Amérique latine et aux États-Unis. 

Milei se présente comme un économiste néolibéral qui s’érige contre la classe politique qu’il qualifie de « caste » tout en proposant la dollarisation, mais il est aussi le promoteur d’un projet religieux conservateur. 

Ariel Goldstein

Bref, Milei se présente comme un économiste néolibéral qui s’érige contre la classe politique qu’il qualifie de « caste » tout en proposant la dollarisation, mais il est aussi le promoteur d’un projet religieux conservateur. Ses proches et lui utilisent le libéralisme économique comme une couverture pour promouvoir un projet autoritaire caractéristique de l’évolution de l’extrême droite à l’échelle globale depuis l’élection de Donald Trump en 2016. On peut par exemple se référer au discours que Santiago Abascal de Vox a prononcé à Budapest avec Orbán en 2023 lorsqu’il a déclaré que le Premier ministre hongrois avait « réussi à sortir la Hongrie du communisme et à la mener sur le chemin de la liberté ». Le concept de « liberté » est détourné du sens que lui a donné la tradition libérale dans le but de promouvoir un projet autoritaire9 (Benegas, 2018). 

En période de crise, Milei met en place la stratégie populiste qui consiste à adopter une position qui divise la société en deux camps antagonistes10. Il établit une frontière entre les « bons Argentins » d’un côté et les « voleurs » et les « gauchistes » de l’autre. C’est la même stratégie que Bolsonaro avait utilisée au Brésil, lorsqu’il avait opposé les « bons citoyens » aux « gauchistes et communistes ». 

En Argentine, depuis 2018, un processus de convergence, voire de fusion, s’est amorcé entre des économistes médiatiques néolibéraux comme Espert et Milei, qui affirmaient vouloir revitaliser le libéralisme économique, et Laje, Márquez, Gómez Centurión et Olmedo, qui défendaient le conservatisme moral et la mise en place d’un régime autoritaire de droite. La pandémie a renforcé cette fusion contre « le système » et contre le « gouvernement de l’ordre mondial11 », qui a fait converger des traditions nationales-réactionnaires et libérales-conservatrices, pourtant historiquement éloignées.

Ces libertariens proposent un « néo-fascisme technologique » où le processus délibératif et pluraliste qui constitue le cœur de la démocratie devrait être remplacé par une sorte d’algorithme autoritaire qui allouerait les biens publics selon un critère d’utilité et de gestion des ressources.

Ariel Goldstein

Comme l’explique leur promoteur, Santiago Oría, ils ont fait le pari de s’unir pour avoir de meilleures chances électorales. L’intellectuel chilien de droite radicale Axel Kaiser, proche de Milei, a également souligné cet aspect en parlant de « la nécessité pour les libéraux et les conservateurs qui croient en la liberté d’unir leurs forces contre l’adversaire commun et d’abandonner les luttes internes qui ne contribuent en rien à la cause que nous défendons ».

Certains « libertariens », comme l’économiste et ancien allié de Milei Diego Giacomini, qui fut un dirigeant du Partido Libertario, rejettent la démocratie libérale parce qu’elle représente une « voie vers le socialisme » qui détruirait la « propriété privée ». Il a par exemple déclaré qu’il était contre l’« État-nation », le « constitutionnalisme », la « démocratie représentative » et « le vote secret » qui auraient « conduit au socialisme ». Ensemble, ils constitueraient « l’affaire de quelques-uns aux dépens de tous les autres, une affaire basée sur le mensonge qui porte atteinte à notre liberté et à la propriété privée ». 

Dans cette optique, ces libertariens proposent un « néo-fascisme technologique » où le processus délibératif et pluraliste qui constitue le cœur de la démocratie — pour des auteurs comme Hannah Arendt, Claude Lefort ou Chantal Mouffe —, devrait être remplacé par une sorte d’algorithme autoritaire qui allouerait les biens publics selon un critère d’utilité et de gestion des ressources. Milei semble aller dans ce sens lorsqu’il a dit, à La Rioja, que les problèmes avaient commencé en Argentine en 1916, année où le vote secret a été exercé pour la première fois. 

Un autre aspect du phénomène Milei est lié à la réaction conservatrice des hommes hétérosexuels. Une étude montre que dans la tranche d’âge 16-29 ans, 65 % des hommes voteraient pour Javier Milei, contre seulement 10 % des femmes. Différents sondages et enquêtes montrent que les hommes sont plus susceptibles de voter pour Milei que les femmes : il « est celui pour lequel les hommes (27,5 %) et les jeunes de 16 à 29 ans (34,3 %) votent le plus12 ». Cela est similaire à ce qui s’est passé lors des élections de 2018 avec Bolsonaro, au Brésil, pendant lesquelles celui-ci avait capitalisé sur un retour de flamme antiféministe des jeunes hommes hétérosexuels13

En outre, il semblerait que Milei ait aussi capté une partie du vote qui, lors des dernières élections, est allé à Juntos por el Cambio. Il semble donc prendre des voix à la fois à la droite traditionnelle et au Frente de Todos péroniste. Cependant, le conflit au sein de l’écosystème de droite est plus tendu et plus conflictuel que celui de Milei avec le péronisme. 

La pandémie aurait renforcé cette fusion contre « le système » et contre le « gouvernement de l’ordre mondial » qui a fait converger des traditions nationales-réactionnaires et libérales-conservatrices, pourtant historiquement éloignées.

Ariel Goldstein

La Fundación Libertad, qui était il y a quelques années un espace de libéralisme de centre-droit, accueille aujourd’hui des dirigeants et des intellectuels qui se sont tournés vers la droite radicale, tels que Javier Milei, Diana Mondino et Alberto Benegas Lynch. L’université argentine ESEADE, bastion intellectuel du néolibéralisme, a décerné un doctorat honoris causa à Javier Milei, grâce à l’influence que possède Alberto Benegas Lynch dans cette institution. C’est inquiétant si l’on tient compte du fait qu’il a été prouvé qu’il a commis des plagiats dans la plupart de ses livres.

Des personnes ayant occupé des postes de direction à l’université du CEMA (Centre d’études macro-économiques d’Argentine) font partie des techniciens que Milei a convoqués pour intégrer son parti : Carlos Rodríguez, Roque Fernández et Diana Mondino. Rodríguez et Fernández ont obtenu leur doctorat à l’université de Chicago. Notons que la plupart des économistes techniques qui ont soutenu les régimes autoritaires et néolibéraux provenaient de cette université, comme les économistes de Pinochet et de Bolsonaro.

De plus, certains de ces profils techniques ont participé aux réformes néolibérales des années 1990, sous le gouvernement néolibéral populiste de Carlos Menem. Milei se propose comme technicien miracle pour mettre fin à l’un des principaux problèmes du pays : « Je suis le seul à savoir comment arrêter l’inflation et j’ai la conviction de pouvoir le faire ». Il a également publié un livre intitulé El fin de la inflación (La fin de l’inflation). En ce sens, il est intéressant de noter que Bolsonaro s’est présenté aux élections de 2018 au Brésil en tant que militaire capable d’endiguer l’insécurité, un problème majeur dans ce pays à l’époque. Dans le cas de Milei, il s’agit du même rôle d’expert dans une conjoncture critique, mais dans ce cas en tant qu’économiste. 

Dans l’entourage de Milei, Diana Mondino a été présentée par ses collègues comme une opportuniste présente dans les banques argentines qui pourraient bénéficier d’un processus de dollarisation. Elle fait partie du CEMA, sa famille possède une banque (ROELA) dans la province de Córdoba et elle a siégé au conseil d’administration de Loma Negra, Pampa Energía et d’autres sociétés puissantes. Sur les liens avec Vox et Bolsonaro, Mondino entend limiter ses réponses à son expertise économique : « Je n’ai pas prêté attention aux alliances internationales de Milei ; allez lui demander », a-t-elle répondu. Mondino, qui connaît Milei depuis le CEMA et a été annoncée par le candidat comme la prochaine ministre des affaires étrangères en cas de victoire électorale, revendique une vision technocratique : « Je n’ai jamais lu Rothbard, c’est un utopiste », a déclaré Mondino à propos de l’auteur le plus important pour Milei.

En même temps, sans explication détaillée, Milei promeut un « mythe de la dollarisation » pour répondre à l’inflation galopante que connaît le pays. Cette réforme serait portée par des techniques économétriques, en même temps qu’il utilise la rumeur selon laquelle les Argentins pourraient toucher leur salaire en dollars, comme dans les années du menemisme. Il a notamment reçu le soutien d’Emilio Ocampo, qui est professeur au CEMA, mais aussi membre de Libertad y Progreso (une fondation qui diffuse des politiques économiques libérales et socialement conservatrices). Ocampo fait partie du lobby du secteur bancaire national et a même eu des relations d’affaires avec le kirchnerisme.

Le CEMA et l’ESEADE sont deux institutions qui jouent un rôle important dans l’émergence de ce nouveau libertarianisme radical pro-marché qui s’exprime dans des points de vue proches de Milei.

Milei utilise des techniques économétriques dans la proposition de dollarisation, en même temps qu’il joue de la rumeur selon laquelle les Argentins pourraient toucher leur salaire en dollars.  

Ariel Goldstein

Par ailleurs, Fernando Cerimedo, qui a contribué à organiser l’assaut à Brasilia le 8 janvier dernier, et dont les comptes sur les réseaux sociaux ont été bloqués par la Cour suprême fédérale du Brésil pour ses allégations de fraude pour justifier ce qui s’est passé à Brasilia, travaille maintenant pour la campagne de Milei. Santiago Oría, l’attaché de presse de la campagne de Milei, affirme : « La bataille culturelle est l’effort quotidien et soutenu pour changer l’opinion publique et ensuite récolter, électoralement, les fruits de ce travail. Cela passe par la parole, la conférence, le livre, les apparitions dans les médias, l’art sous toutes ses formes (en particulier l’audiovisuel), les fondations et les think tanks et les réseaux sociaux, surtout là où nous sommes les plus forts ». Pour Oría, la principale influence idéologique de Milei est celle des libertariens américains. La Libertad Avanza défend ce qu’ils appellent le « libéralisme populaire », par opposition au « libéralisme élitiste » qui dominerait les fondations libérales. Il affirme préférer « être avec “El Dipy”14 » qu’avec la Fundación Libertad ». 

Milei peut avoir une grande capacité d’exposition et de développement conceptuel, mais il faut souligner que son discours semble parfois incompréhensible pour les gens lambda. En revanche, ses attaques contre la « caste politique », ses propos sur la « dollarisation » et sa division de la société entre « bons Argentins » et « délinquants » sont très efficaces. 

Un autre aspect essentiel à considérer est la relation entre l’extrême droite et la droite traditionnelle. En ce sens, au sein de Juntos por el Cambio, il existe un fossé entre certaines figures plus modérées comme Horacio Rodríguez Larreta, qui a été insulté par Milei, et Macri-Bullrich, avec qui l’économiste néolibéral a entretenu des relations plus étroites. 

Lanata fait référence, dans un article publié dans Clarín, à la popularité croissante de Milei parmi les jeunes, en particulier les jeunes de la banlieue de Buenos Aires issus de familles péronistes ou les jeunes qui ont voté, historiquement, pour le péronisme. C’est un rejet généralisé de la classe politique que Milei sait incarner. Pour cette raison, il a la capacité de représenter une menace pour les deux coalitions de gouvernement de ces dernières années. Pour Ana Caprav, une spécialiste du libéralisme argentin, « Milei atteint des niveaux de popularité que l’UCEDÉ n’a jamais atteints ». 

Milei propose également des « armes pour tous », une mesure qui fait partie du programme de l’extrême droite aux États-Unis et qui a été mise en œuvre au Brésil sous Bolsonaro, une période pendant laquelle le nombre d’armes à feu a augmenté de 473 % au sein de la population15 (Folha de S. Paulo, 2022). Cette proposition s’inscrit dans un moment de grande violence politique : l’année dernière, des groupes d’extrême droite tels que Revolución Federal et d’autres qui lui sont liés ont appelé au meurtre de la vice-présidente Cristina Kirchner. D’autres groupes plus marginaux — et encore plus radicaux — ont même tenté de l’assassiner. Ils rejettent ouvertement la démocratie et revendiquent une action terroriste directe et violente avec ce slogan : « Pour le kirchnérisme, la prison ou la balle ». On retrouve des échos de cette violence dans l’entourage de Milei. Agustín Romo a par exemple déclaré  qu’il ne fallait pas avoir « une once de pitié pour ces communistes », afin de justifier l’action violente. Il est l’un des principaux dirigeants de La Libertad Avanza au point d’être placé derrière Milei lorsque ce dernier a prononcé son discours de victoire aux primaires de 2023.

Milei propose également des « armes pour tous », une mesure qui fait partie du programme de l’extrême droite aux États-Unis et qui a été mise en œuvre au Brésil sous Bolsonaro, une période pendant laquelle le nombre d’armes à feu a augmenté de 473 % au sein de la population. 

Ariel Goldstein

Quels effets a eu l’émergence de Milei sur le reste de la droite argentine ? Au sein de la coalition dominante, Juntos por el Cambio, il existe deux visions différentes de la construction du pouvoir pour la société argentine. Patricia Bullrich semble proche de la droite radicale représentée par Javier Milei. Elle imite sa rhétorique en affirmant que le système « kirchneriste » qui existe depuis 20 ans doit être en partie « dynamité ». Larreta, quant à lui, propose de former une coalition modérée allant du centre à la droite, incluant des sympathisants péronistes pour mener à bien les réformes qu’il juge nécessaires pour le bien du pays. La défaite de ce dernier aux élections internes de Juntos por el Cambio, ainsi que la victoire de Milei aux primaires nationales en tant que candidat ayant obtenu le plus de voix, montrent qu’une partie importante de la société considère que la voie de la recomposition sociale par le biais d’une proposition conflictuelle et autoritaire est plus appropriée.

Conclusions

On pourrait nommer « fascisme religieux de marché » ou « autoritarisme technocratique » le type de régime que les libertariens et les nationalistes conservateurs entendent fonder en Argentine. Une pareille formule a déjà existé dans l’histoire de l’Amérique latine : dans le Chili de Pinochet, dans l’Argentine de Videla, dans le Pérou de Fujimori et dans le Brésil de Bolsonaro. Elle combine des réformes néolibérales avec l’autoritarisme politique, qui s’est exprimé dans les régimes dictatoriaux des années 1970 en Amérique latine et au Brésil ces dernières années. Une différence avec le phénomène Bolsonaro pourrait être que ce dernier bénéficiait d’un fort soutien de la part des militaires et des évangélistes, ce qui ne serait pas si évident à réaliser pour Milei. 

La victoire de Milei aux primaires montre qu’une partie importante de la société considère que la voie de la recomposition sociale par le biais d’une proposition conflictuelle et autoritaire est plus appropriée.

Ariel Goldstein

Le libéralisme de Milei et la démocratie libérale ne sont pas compatibles. Aucune société démocratique ne peut supporter ces réformes d’ajustement sans autoritarisme. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont son langage combine les appels religieux avec la doctrine économique néolibérale. Il utilise des versets bibliques pour justifier ses positions économiques de réduction des dépenses publiques, telles que « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (Genèse 3 : 19).

Une phrase revient souvent dans  La révolution libérale, un documentaire de Santiago Oría qui défend l’héritage de Milei, ainsi que dans sa campagne : « la guerre la victoire ne va pas aux plus nombreux, car c’est du Ciel que vient la force » (Maccabées 3 : 19).

Milei est l’instrument de la revanche d’une partie de la société contre une classe politique perçue comme inutile, parasitaire et uniquement tournée vers ses propres intérêts. L’adhésion à un leader désigné comme celui qui punira un ennemi explique la montée en puissance de Milei, comme tous les phénomènes de droite radicale16.

On pourrait appeler « fascisme religieux de marché » ou « autoritarisme technocratique » le type de régime que les libertariens et les nationalistes conservateurs entendent fonder en Argentine.

Ariel Goldstein

« Ceux qui jettent des pierres, je vais les mettre en prison et s’ils encerclent la Casa Rosada, ils devront me sortir mort » a-t-il déclaré lors de l’une de ses dernières apparitions télévisées. Milei mise ainsi sur une violence rédemptrice qui le montre, dans cette vision guerrière et religieuse, comme le grand illuminé. Il semble, en ce sens, avoir un profil plus fondamentaliste que Trump et Bolsonaro, qui dérive peut-être du fait qu’il a moins d’expérience politique que ces derniers. 

Ce que nous vivons est une nouvelle destruction de la composante rationaliste du libéralisme par un autoritarisme et un fondamentalisme religieux qui se l’approprient. Il appartient à la gauche, aux sociaux-démocrates, aux progressistes et aux libéraux de s’unir pour défendre cet ensemble d’idées et de valeurs afin de préserver la démocratie. En effet, le processus de normalisation, sous Milei, a été extraordinairement rapide. Aucun cordon sanitaire n’a été formé comme en Europe. 

Milei semble avoir un profil plus fondamentaliste que Trump et Bolsonaro, en raison de sa moindre expérience politique. Il a une vision fanatique de la réalité dans laquelle il fait une distinction entre les personnes « pures » et « impures ».

Ariel Goldstein

Milei a une vision fanatique de la réalité dans laquelle il fait une distinction entre les personnes « pures » et « impures ». Par exemple, cette réflexion adressée à la dirigeante de l’opposition, Elisa Carrió : « Chacun est gouverné par la morale et l’éthique, les gris disparaissent et les tièdes deviennent de parfaits complices des criminels (ils ne diffèrent que par les formes) ». Dans ce type de réflexion, il défend une croisade morale contre les « impurs », qui est évidemment dangereuse pour la pérennité du système démocratique. Dans cette vision complotiste, ceux qui ne sont pas d’accord avec lui sont transformés en ennemis qui représentent un danger pour son existence.

Sources
  1. Zanotti, L., & Roberts, K. M. (2021). (Aún) la excepción y no la regla : La derecha populista radical en América Latina. Revista Uruguaya de Ciencia Política, 30(1), 23-48. Mudde, C. (2019). The far right today. John Wiley & Sons. 
  2. Stefanoni, Pablo (2023) : “El paleolibertario que agita la política argentina”, Nueva Sociedad.
  3. Seman, Pablo and Wilkis, Ariel (2023) : “Rebellion of the bastards : the rise of the extreme right in Argentina”, Focaal Blog, 11.05.
  4. La Société rurale argentine est une association patronale argentine fondée en 1866 et regroupant principalement les grands propriétaires terriens qui se dédient  à l’agriculture et à l’élevage.
  5. Torre, Juan Carlos (2021). Diario de una temporada en el quinto piso. Buenos Aires : Edhasa.
  6. Stefanoni, Pablo (2023) : “Milei, ¿un libertarismo hidropónico ?”, Diario Ar, 27.05. 
  7. Gonzalez, Juan (2023). El Loco. La vida desconocida de Javier Milei y su irrupción en la política argentina, Planeta.
  8. Le Cercle Militaire est une association mutuelle civile d’officiers de l’armée argentine qui a été fondée en 1880 sous le nom de Club Militar 
  9. José Benegas, Lo Impensable : El curioso caso de los liberales mutando al fascismo, 2018
  10. Laclau, E. (2006). La deriva populista y la centroizquierda latinoamericana. Nueva sociedad, 205(1), 56-62. Mudde, C. (2017). An ideational approach. The Oxford handbook of populism, 27-47. 
  11. Morresi, S. D., Saferstein, E. A., & Vicente, M. (2021). Ganar la calle : Repertorios, memorias y convergencias de las manifestaciones derechistas argentinas
  12. “Alerta por la última encuesta que le llegó a Cristina Kirchner : Javier Milei gana entre los hombres y los jóvenes”, Clarín, 11 avril 2023. 
  13. Machado, R. P., & Scalco, L. M. (2018). Da esperança ao ódio : Juventude, política e pobreza do lulismo ao bolsonarismo. Cadernos IHU Ideas.
  14. David Adrián Martínez, chanteur populaire argentin proche de Milei. 
  15. “Anuário de Segurança 2022 : Acesso a armas cresce no Brasil”, Folha de S. Paulo, 28 juin 2022. 
  16.  Smith, D. N., & Hanley, E. (2018). The Anger Games : Who Voted for Donald Trump in the 2016 Election, and Why ? Critical Sociology, 44, 195-212.