Après la pensée stratégique de Machiavel, l’analyse de la rupture polémologique des guerres d’Italie, les pratiques de la guerre dans le monde grec, l’ère stratégique de la guerre du Golfe, les mamelouks d’Austerlitz et le siège oublié de Dunkerque, notre série d’été « Stratégies : de Cannes à Bakhmout » nous ramène à une époque où la capitale du XIXe siècle est une cible militaire. Plongée dans le Paris du siège de 1870.
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Le 19 septembre 1870, Paris se trouve assiégé par les armées allemandes à la suite de la série de défaites qu’ont connu les forces du Second Empire. Depuis la bataille de Sedan le 2 septembre, Napoléon III est captif et déchu de son trône, son armée partie prisonnière, partie retenue dans la place de Metz : le territoire est grand ouvert aux envahisseurs. Après un moment de flottement, la poignée d’opposants républicains qui a pris le pouvoir à Paris décide de continuer le combat et porte crânement le titre de « gouvernement de Défense nationale ». S’il est un temps question d’évacuer la capitale, l’idée est abandonnée dès le 7 septembre au profit de l’envoi d’une simple délégation à Tours. Paris doit rester le cœur battant du pouvoir. Il s’agit de rassurer une population dont on connaît les sursauts révolutionnaires, mais les nouveaux gouvernants savent aussi comme la République est encore peu populaire en province. Et puis la capitale n’est plus tout à fait une ville : elle est un camp militaire, abritant près de 500 000 hommes inégalement formés et équipés, diversement loyaux au régime nouveau-né. Hors de question donc pour le politique d’abandonner une telle poudrière. Le résultat est là : Paris est une cible militaire.
Ce siège, on l’a un peu oublié… Le souvenir traumatique de la Commune comme sa force identitaire lui font écran, mais avant celui mené par les Versaillais au printemps 1871, Paris a bien connu un premier blocus d’un peu plus de quatre mois. Ce premier siège ne fut pas réglé par un assaut meurtrier et sa réalité militaire ne fut donc pas celle de la guerre urbaine, mais celle de l’isolement, des privations et d’une longue attente. Elle toucha une population largement ignorante des réalités de la guerre. Car qui aurait pu penser que la ville d’Haussmann, capitale de la bourgeoisie triomphante de ce deuxième XIXe siècle, connaîtrait les affres de la guerre à travers le quotidien anachronique d’un siège ?
Un siège impossible ?
En ce siècle ouvert par les guerres napoléoniennes, marquées par le primat du mouvement et de la bataille décisive, le siège avait quelque chose d’archaïque. De surcroît pour une capitale dont la vocation était bien davantage d’être un centre rayonnant, ouvert à tous les flux, qu’une place forte enserrée dans une gangue de pierre. Louis XIV l’avait déjà manifesté en faisant abattre, en 1670 les fortifications de Paris. Après tout,Vauban n’avait-il pas fortifié les frontières du royaume ? Son cœur pouvait donc s’ouvrir, et ses vieux murs pouvaient être transformés en promenades. Mais on oublie que ce même Vauban, dès 1689, émettait des doutes sur son propre système dans un mémoire intitulé De l’importance dont Paris est à la France. Selon lui, le recours de plus en plus systématique au bombardement intensif risquait de rendrait caduc sa ligne de défense, en soumettant à une forte pression les habitants de ces places et les poussant à capituler trop vite. Autrement dit, les civils et leur capacité de résistance étaient désormais au cœur de la guerre de siège : la banalisation du bombardement est strictement symétrique de son caractère transgressif. C’est parce que la violence exercée contre les civils devient de plus en plus intolérable au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, que son usage constitue un moyen de pression redoutable. Ainsi, en 1747, à la suite du bombardement de Berg-op-Zoom (Pays-Bas), on considère que les Français ont une « méthode inhumaine de faire la guerre ». L’image de la ville martyr victime de la conduite barbare de l’envahisseur était promise à un bel avenir, dont Strasbourg en 1870, puis Paris en 1871, revêtiront les attributs très politiques.
Vauban considérait qu’un bombardement de Paris aurait des conséquences considérables, et préconisait donc sa remise en défense. Son avertissement ne fut pas entendu pendant plus d’un siècle. Les campagnes de la Révolution et de l’Empire agirent comme une sorte de trompe-l’œil où le mythe de la bataille en rase campagne a occulté l’importance des sièges de places fortes. Après cette période, le mémoire de Vauban fut réédité, en 1821 et 1841, signe d’un intérêt renouvelé. D’importants débats eurent lieu sous la Restauration et la Monarchie de Juillet concernant la pertinence d’une capitale fortifiée. Certains, comme le général Haxo, étaient partisan d’une enceinte continue, d’autres de points avancés et du renforcement du vieux mur des Fermiers Généraux, qui, sous l’Ancien Régime, constituait une barrière fiscale et non militaire. D’autres encore jugeaient absurde de faire de Paris une cible en la transformant en place forte, d’autant qu’elle connaissait une explosion démographique sans précédent. C’est à Adolphe Thiers, brièvement chef du gouvernement, qu’il reviendra de faire aboutir le projet. Convaincu qu’un pouvoir contraint d’abandonner Paris perdrait toute force morale, il estimait absolument nécessaire une telle protection. À la faveur de la crise d’Orient de l’été 1840 avec l’Angleterre, il lance les travaux avant même de soumettre leur approbation à la chambre. Le débat ne s’engage qu’en janvier, et trouve son plus fervent adversaire en Lamartine qui craint qu’une enceinte soit davantage tournée vers la ville et la répression de mouvements insurrectionnels, que vers de potentiels envahisseurs. La Chambre approuve finalement le chantier, qui est mené à son terme en 1845 : une enceinte de 34 kilomètres de long (dont la silhouette nous est bien familière aujourd’hui par le tracé des boulevards des maréchaux et son doublement périphérique) et de 10 mètres de haut, hérissée de 95 bastions et complétée par une quinzaine de forts avancés, comme la forteresse du Mont-Valérien ou les forts de Noisy, Romainville, Bicêtre ou Montrouge, censés mettre la ville à l’abri des canons. Traçant un large et profond sillon dans sa banlieue, Paris se retrouvait la seule capitale européenne à être totalement enserrée de murs : pour Thiers, la capitale était « délivrée à jamais de tous les dangers d’un siège ».
Ce danger pouvait-il paraître encore réel en 1870 ? Dans un célèbre Appel aux Allemands diffusé en septembre, Victor Hugo s’exclamait : « Paris ne nous appartient pas à nous seuls. Paris est à vous autant qu’à nous (…). Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athènes, il y a eu Rome, et il y a Paris (…). Le dix-neuvième siècle verrait cet affreux prodige, une nation, de policée devenue sauvage, abolissant la ville des nations (…) ; vous donneriez au monde ce spectacle, les Allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie décapitant la civilisation ! ». Mais il n’y avait pas que le poète pour juger le procédé hautement anachronique : les fortifications semblaient vite avoir perdu leur vocation première pour des Parisiens habitués à la paix et à la ville bourgeoise née des chantiers d’Haussmann. « Jamais nous n’avions regardé ce long rang de talus, couverts d’herbes fraîches, que comme un lieu de promenade, destiné à égayer le tour de la ville », écrit ainsi le journaliste Francisque Sarcey. Ce système de défense, dont on négligea l’entretien, était de toute façon largement dépassé par les progrès de la guerre : conçu à une époque où la portée des canons ne dépassait pas 3 000 mètres et que les chemins de fer étaient à leur balbutiement, quelle protection pouvait-elle réellement apporter face aux engins Krupp, acheminés en masse sur la ligne de front et pouvant tirer leurs obus jusqu’à 8 kilomètres ? Ce sont du reste les mêmes canons que la population parisienne avait pu voir seulement trois ans plus tôt, dans le cadre autrement pacifique de l’Exposition universelle.
Les Parisiens face à la guerre
Toujours est-il qu’un siège en règle est envisagé dès les premières défaites d’août 1870. De vastes préparatifs sont lancés : on remet en état les bastions, on mure certaines portes, en blinde d’autres, tandis que canaux et points d’accès fluviaux sont fermés. En famille ou entre amis, on se presse aux fortifications pour assister aux travaux de mise en défense, à l’installation de canons et des pont-levis. Les bois de Boulogne et de Vincennes sont en partie rasés, les maisons de la banlieue proche détruites : depuis les bastions, les Parisiens voient les paysages familiers remplacés par des no man’s land. Des ouvrages avancés sont également mis en chantier à Montretout, Gennevilliers ou Châtillon, pour faire reculer la ligne de front et éviter que les assiégeants ne profitent de la topographie. Mais ces travaux sont négligés, ce qui fut hautement dommageable pour la suite.
Trochu, nommé gouverneur militaire de Paris, s’occupe aussi de reconstituer des forces armées : péniblement, de bric et de broc, il parvient à concentrer à Paris près de 500 000 hommes. Il s’agit d’abord des restes de l’armée de ligne, 50 à 80 000 soldats, sûrs et entraînés, auxquels s’ajoutaient de multiples corps-francs levés spontanément. La garde mobile, ensuite, 115 000 « moblots » venus des départements ou de Paris. Elle est issue d’une tentative inachevée de réforme du service militaire trois ans plus tôt, offre un visage très inégal en termes de formation, de discipline et d’équipement. Enfin la Garde nationale sédentaire, dont le recrutement se fait par quartiers et qui incarne pour la gauche l’idéal de la Nation en armes. Fortement polarisée politiquement, élisant ses propres officiers et oscillant entre pusillanimité et engagement outrancier, cette « foule en armes » atteignait 350 000 hommes. La solde de 1,5 francs par jour fut, pour une grande partie de la population parisienne, la seule ressource financière disponible pendant la durée du siège. Voilà donc les Parisiens quasiment tous enrégimentés, sans compter les femmes, qui se font cantinières ou travaillent à la fabrication d’uniformes, largement invisibilisées dans les sources. « On ne se voit plus qu’en képi et avec le pantalon à bande rouge. C’est l’uniforme de tous, depuis le garçon de bureau jusqu’au Directeur », écrit alors un Parisien à son épouse. On organise une grande revue le 13 septembre sur les Boulevards pour rassurer la population. Le nombre impressionne tous les témoins, dont certains se laissent aller à l’enthousiasme : « trois cent mille baïonnettes frémissantes, trois cent mille cœurs déterminés ». Comme l’écrit Stéphane Rials : « Est-ce la guerre que l’on prépare ? Ou bien répète-t-on à grand renfort de figurants, une énorme pièce costumée ? ». Car aligner les forces ne fait pas une armée, Trochu le sait. Il ne semble d’ailleurs jamais avoir cru réellement à la victoire, estimant avant tout qu’une belle résistance pourrait être un utile levier diplomatique. Cette armée de Paris formait un ensemble assez carnavalesque, une troupe d’autant plus bigarrée et bricolée que l’urgence n’avait laissé que peu de temps à la fabrication d’uniformes : une grande variété de découpes et de couleurs existait entre les bataillons, tandis que certains portaient l’ancien shako de la garde impériale, d’autres le képi. Il ne restait que 200 000 des fusils chassepot qui faisaient la fierté de l’armée française ; le reste consistait en fusils dits à tabatières, recyclant de vieilles armes à chargement par la bouche.
La population parisienne se trouve donc aux prises avec une guerre qui s’était trouvée, depuis cinquante-cinq ans, à bonne distance de son quotidien : Sylvain Venayre a récemment parlé des « guerres lointaines de la paix » pour ce XIXe siècle européen pris entre les guerres napoléoniennes et le premier conflit mondial. Le service militaire même, par le nombre d’exemptions et les remplacements qu’il permettait, était loin d’être une réalité commune à tous les citoyens. Les habitants de la capitale ne sont donc pas toujours bien au fait de la chose militaire. Ainsi, un fonctionnaire de l’Instruction publique, Léon Lescœur regarde avec étonnement les munitions de l’artillerie moderne : « trois à quatre cents pièces d’artillerie et d’énormes boulets, qui ne sont pas comme ceux que nous voyions autrefois dans les arsenaux, ronds et empilés régulièrement. Ce sont des amas de pièces de fonte avec des trous à leur partie pointue, et à peu près de la forme et de la dimension d’une bouteille ». Le son du canon sera souvent pour ces Parisiennes et Parisiens quelque chose d’inaugural dans leur expérience de la guerre. Dans ce front en quelque sorte domestique, le conflit est finalement l’affaire de tous, et les civils se mêlent aisément des affaires martiales. Ainsi, Ferdinand Fouqué, vulcanologue, fait partie d’un « Comité scientifique de défense » organisé dans le XIVe arrondissement, qui doit examiner les propositions d’armes nouvelles pour les faire remonter aux échelons supérieurs. L’occasion de voir que le conflit amène son lot de passionnés et d’inventeurs farfelus, dont la presse déborde autant que la correspondance. On a ainsi un peu oublié aujourd’hui Eugène Disderi, connu alors pour être le premier à breveter la photographie carte postale et devenu, pendant le siège, l’inventeur d’un gilet pare-balles qui ne fut guère efficace…
La quinzaine de jours qui sépare la défaite de Sedan de l’arrivée des Allemands est un moment d’hésitation pour bon nombre de Parisiennes et Parisiens : faut-il partir ou rester ? On fait ses calculs, on envoie femmes et enfants en province quand on le peut. D’autres suivent, on les surnomme les « francs-fileurs » : les comportements sont scrutés en ce temps de guerre où l’on fait la chasse au planqué de tout poil, et où l’on est prompt à peser l’engagement du voisin. Ils sont peut-être 100 000 à quitter la capitale ; par ailleurs, on expulse tout individu dépourvu de moyen d’existence, de même que tout ressortissant d’une nation ennemie. Ils étaient 70 000 Badois, Bavarois et Rhénans résidant à Paris, souvent ouvriers, domestiques et balayeurs. Parallèlement, plus de 200 000 habitants de la banlieue s’y réfugient dans un chassé-croisé chaotique. Finalement, ce sont 2 200 000 personnes qui se trouvent enfermés dans Paris.
En face, l’armée allemande constitue son blocus : 122 000 fantassins ; 24 000 cavaliers ; plusieurs centaines de canons étendus sur une ligne de 80 km autour de Paris. A partir du 19 septembre, l’investissement est complet, l’isolement total. Le dernier câble télégraphique est coupé le 27. La défense est molle, car Trochu pèche par un excès de prudence qui lui sera longtemps reproché. Les premiers engagements échouent à déranger l’investissement prussien par manque de conviction comme par la débandade de troupes mal aguerries. On laisse ainsi notamment les hauteurs de Châtillon à l’ennemi qui pourra tranquillement y disposer ses batteries. Ne suivront que quelques sorties timides le long des mois suivants, que Trochu nomme pudiquement des « reconnaissances offensives » : le 30 septembre à Chevilly, le 13 octobre à Bagneux et Clamart, le 21 à la Malmaison, le 28 au Bourget. Le gouverneur militaire de Paris se refuse à une attaque généralisée. Il le concèda après le siège : il préparait et attendait l’assaut des Allemands, qui ne vint jamais. Ces derniers comprirent en effet très vite le peu d’intérêt qu’ils avaient à risquer une attaque de vive force contre une telle place forte, pour se confronter ensuite aux difficultés de la guerre urbaine. Comme le prévoyait Victor Hugo dans son Appel : « Vous prendrez la forteresse, vous trouverez l’enceinte ; vous prendrez l’enceinte, vous trouverez la barricade ; vous prendrez la barricade, et peut-être alors, qui sait ce que peut conseiller le patriotisme en détresse ? Vous trouverez l’égout miné faisant sauter des rues entières ». Les Allemands se contentèrent donc d’affermir progressivement leur blocus, renforçant leurs troupes à mesure que les combats sur le reste du territoire s’amenuisaient. C’est ainsi qu’après le 31 octobre et la reddition de Metz, les forces assiégeantes reçurent le renfort de 200 000 hommes. Ne leur restait donc plus qu’à prendre la ville par la faim et le désespoir.
La seule offensive majeure eut lieu au tournant de novembre et décembre : 60 000 hommes sortirent par l’Est pour tenter la percée tant attendue, et permettre peut-être une jonction avec les armées levées en province. Mais les difficultés de communication empêchaient de se coordonner avec elles, tandis qu’un froid rude et la pression ennemie ne permirent pas de maintenir les positions obtenues sur la Marne, à Champigny et Villiers. Le 3 décembre, on repassait la rivière en sens inverse. Toute sortie paraissait désormais vaine, tandis que les échecs sur le reste du territoire enterraient également tout espoir de ce côté.
Vers la Commune : le siège, une scène sociale à observer
La capitale résista encore cependant près de deux mois, dans des conditions qui s’aggravaient nettement. C’était d’abord l’isolement qui pesait lourdement sur le moral d’habitants coupés du monde. Comme l’écrivait mi-décembre le médecin Victor Desplats dans une de ses lettres demeurées sans réponse : « Cette privation constante d’informations est une véritable torture (…) d’autant plus grande que nous étions plus accoutumés à communiquer si facilement et si librement. Il y a quelques mois, en quelques lieux que tu eusses été, dans quelques minutes, si j’avais besoin d’avoir de tes nouvelles, je pouvais pour une modique somme être satisfait ». On eut quand même recours aux fameux ballons comme aux pigeons voyageurs qui permirent l’acheminement de centaines de milliers de lettres et dépêches par-dessus les lignes prussiennes. La faim pesait aussi de plus en plus. Les préparatifs du siège avaient permis un large approvisionnement en amont : 447 000 quintaux de farine, 100 000 quintaux de blé et, plus spectaculaires, 24 000 bœufs, 150 000 moutons et 6 000 porcs qui peuplaient désormais le bois de Boulogne comme le jardin du Luxembourg. Mais les vivres n’étaient pas pour autant inépuisables. On eut recours à la taxation du prix du pain et de la viande dès le mois d’octobre, puis le rationnement de la boucherie. Le pain, qui n’était plus alors qu’un agrégat de farine noire et de son, ne le fut qu’aux dernières extrémités, le 19 janvier 1871. Les certitudes libérales du gouvernement, la peur d’effrayer les classes possédantes, comme les effets délétères parfois entraînés par les réquisitions limitèrent largement les interventions étatiques sur le commerce des denrées. Les prix s’envolèrent donc : œufs, lard, beurre, lait ou légumes devinrent des produits hors de portée de la majorité des habitants, dont la subsistance était souvent réduite à la solde de Garde national. Le recours à des ersatz comme la graisse animale ou la viande de cheval devint habituel. On a aussi beaucoup décrit les facéties culinaires des assiégés : chiens, chats, rats, jusqu’aux animaux exotiques de la ménagerie du Jardin des Plantes et d’Acclimatation comme les fameux éléphants Castor et Pollux. Si ces animaux furent incontestablement mangés pendant le siège, ils constituent surtout un miroir déformant porté par un récit bourgeois et convenu, une histoire « anecdotique » du siège, dont le journal de Goncourt, par exemple, fut un des relais. Il est certain que ces mets, surtout pour les plus insolites, atteignirent des prix inaccessibles à l’immense majorité de la population qui se contenta de débrouille et des cartes de rationnement. Ces dernières résultaient des efforts portés surtout par les mairies d’arrondissement. Fruit d’une décentralisation déjà développée par Haussmann, ces dernières furent les principaux acteurs sociaux du siège, organisant la Garde nationale et son équipement, réquisitionnant les logements vacants pour les réfugiés ou distribuant la nourriture dans le cadre de boucheries ou cantines municipales financées par souscription.
Les mairies d’arrondissement contribuèrent ainsi grandement à limiter l’impact social du blocus. On sait que près de 500 000 Parisiennes et Parisiens demandaient des secours à la fin du siège, soit ¼ des assiégés. Parmi eux, beaucoup de femmes qui n’eurent pas la possibilité de trouver refuge en dehors de la capitale avant son investissement. Aux premières loges de la question des subsistances, il faut imaginer leurs longues heures d’attente à la porte des boucheries, dans la nuit et le froid, ou le soin des enfants malades fortement touchés par la rareté du lait et les maux saisonniers aggravés par la situation (typhus, variole, infections pulmonaires). La mortalité infantile est importante. Il n’y a qu’à consulter l’état-civil dans un arrondissement populaire comme le XIIIe arrondissement : le 13 janvier 1871 y sont ainsi morts Nicolas, 2 mois et demi, Marguerite, 3 ans, Pierrette, 11 mois, Louis, 1 an, Paul, 11 mois, Henri, Baptiste, Jean… Sur l’ensemble du siège, Paris compte ainsi trois fois plus de décès que l’année précédente, avec un pic de près de 4 500 morts dans la semaine du 16 au 22 janvier 1871. Néanmoins, cette dimension sociale de l’évènement nous échappe encore largement du fait d’une monopolisation de l’écrit par les hommes de la petite et grande bourgeoisie, dont les biais sont nombreux et indéniables (peur de l’émeute ; jugement des comportements alimentaires ; mépris de l’assistanat ; silence aussi, tout simplement). Pour faire l’histoire des classes populaires, nous restons tributaires de témoignages souvent écrits après coup, notamment dans un retour mémoriel sur la Commune, comme les Souvenirs d’une morte vivante de Victorine Brocher publiés en 1909.
Il reste que cette dimension sociale fut parfois accaparée par le discours politique, dans le cadre d’une concurrence accrue de pouvoirs télescopés. La fin de l’Empire avait ouvert les possibles, permis le retour d’exilés comme la libération de révolutionnaires. Le gouvernement républicain du 4-Septembre est dans l’ensemble modéré, bien que des personnalités comme Gambetta et Rochefort le tirent vers sa gauche. Les maires d’arrondissement constituaient, on l’a vu, un autre pouvoir sur lequel il fallait compter, renforcé par les élections de novembre 1870 : dans certains arrondissements, ils allèrent plus loin que le gouvernement dans les mesures sociales comme politiques (laïcisation des écoles, créations de coopératives…). Enfin, des comités de vigilance formés dans chaque arrondissement par les blanquistes et membres de l’Internationale (Varlin, Longuet, Flourens…) entretinrent tout au long du siège un climat insurrectionnel. Dès le 15 septembre, une « affiche rouge » scandait leur programme qui associait réforme politique et sociale et un patriotisme à outrance qui faisait explicitement référence à 1792 : expropriation des denrées, distributions d’armes, levée en masse et, bien sûr, formation d’une Commune. Se satisfaisant un temps d’une coopération avec les autorités en place, fusionnant parfois avec les mairies dans certains arrondissements les plus à gauche, leur agitation se renforça au fil des mois. S’ils ne furent que peu suivis dans leurs premières tentatives, la journée révolutionnaire du 31 octobre qui les virent forcer les portes de l’Hôtel-de-Ville manqua de peu de renverser le gouvernement. En janvier, une seconde « affiche rouge » appelait à la « réquisition générale » et à une « attaque en masse », alors que Paris était à bout de souffle : soumis à un bombardement systématique de sa rive gauche, parvenu à la fin de ses vivres, la pression révolutionnaire se faisait plus intense. Trochu concéda une dernière sortie le 19 pour satisfaire à la fois ces demandes et occuper des Gardes nationaux de plus en plus remuants. Le fiasco fut terrible, et les Français perdirent 4 000 hommes en une journée. Une dernière manifestation le 22 janvier fut, pour la première fois, marquée par une forte répression : on se raidissait de part et d’autre. Lentement mais sûrement, la scène du drame de la Commune se mettait en place.
La capitulation était désormais inévitable : après des pourparlers entre Jules Favre et Bismarck à Versailles, un armistice entre en vigueur le 28 janvier pour 21 jours. Durant ce délai, le gouvernement devait organiser des élections générales pour permettre de légitimer un régime avec lequel on signerait la paix. Les forts avancés étaient occupés en garantie, et Paris pourrait enfin être approvisionnée. Le 4 février, les premiers trains de vivres pénétraient dans la capitale. Un calvaire de 133 jours prenait fin et, tandis que la guerre franco-allemande avançait vers sa résolution, Paris s’acheminait vers un second siège et la guerre civile.