Tout au long de l’été, le Grand Continent ouvre ses pages à des historiens, des politistes et des stratégistes pour nous aider à mieux comprendre les évolutions de l’art de la guerre au fil du temps, à partir de cas concrets, de batailles charnières ou de paradigmes distinctifs — de Cannes à Bakhmout en passant par Austerlitz ou Azincourt. Cette conversation sur la guerre au temps de Machiavel est le premier épisode de notre série d’été « Stratégies ».
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La carrière politique de Machiavel a commencé en 1498, quelques semaines après l’exécution de Savonarole, et elle se termine en 1527, peu de temps après le sac de Rome. Autrement dit, le principal horizon de sa vie a été la guerre qu’il étudie notamment dans son Art de la guerre. Qu’est-ce que la guerre pour Machiavel et, plus généralement, que signifie la guerre à son époque ?
Jean-Louis Fournel
Pour Machiavel, la guerre est à la fois une expérience politique et une expérience pratique. Elle n’est pas une aberration du droit ou une parenthèse à dépasser vite. Elle est permanente, présente pendant toute sa carrière. En 1526, il écrit : « Du plus loin que je me souvienne, soit on a fait la guerre soit on en a parlé ». Cette guerre est perçue pour partie comme substantiellement différente et nouvelle, par rapport aux guerres du siècle précédent. La conjonction de cette permanence et de cette nouveauté crée une nécessité politique et cognitive — il faut agir et, pour ce faire, comprendre ce qui se passe pour pouvoir y résister. Cela modifie constamment la façon dont on pense, non seulement la guerre, mais aussi l’État. Ainsi, Guichardin dans son histoire de Florence décrit l’entrée de Charles VIII en Italie avec les mots suivants : « Avec le roi Charles était entrée en Italie une flamme, une peste, qui non seulement changea les États, mais la façon de les gouverner et les façons de faire la guerre », présentant de la sorte un nœud extrêmement serré entre les questions de la guerre, du territoire, du régime et de l’art militaire.
Jean-Claude Zancarini
Les premières périodes de guerre s’inscrivent dans une dynamique de bouleversement si rapide que Machiavel n’avait pas le temps d’anticiper les événements. La prise de Naples par Charles VIII n’a pris que très peu de temps, tout comme sa libération… Ce constat de la vitesse, du rythme nouveau des conflits armés, a marqué la façon de raisonner de Machiavel, enrichi son discernement et lui a permis d’acquérir une vision plus large de l’ensemble des guerres. Guichardin a vu la même chose, évoquant notamment la « vivezza » (la vivacité) et la rapidité introduite par les Français, qui changeait complètement la situation : l’arte dell’offendere, l’art de l’attaque, de l’offensive était devenu central. Ainsi, Machiavel place dans L’Art de la guerre la capacité offensive au cœur de sa réflexion. Il faudra attendre plusieurs années pour que Guichardin, qui a vécu plus longtemps que Machiavel (il meurt en 1540 et a pu travailler pendant les dernières années de sa vie à une monumentale histoire des guerres d’Italie), identifie une rupture en 1522 : l’art de la défense était redevenu plus important que l’attaque.
Comment se bat-on à l’époque de Machiavel ? Quelles armes, quelles technologies et quelles stratégies utilisent ses contemporains ?
Jean-Louis Fournel
Il faut distinguer la matérialité de ce qui sert à faire la guerre et les analyses qui peuvent en être tirées, pour réfléchir notamment à l’articulation sur le champ de bataille entre les différentes composantes de l’armée — infanterie, cavalerie lourde, cavalerie légère, artillerie, troupes dotées ou non d’armes à feu portatives…
Dans les faits, l’artillerie — pourvue de boulets et de canons en métal et non en pierre — est beaucoup plus légère qu’avant. Elle peut donc être beaucoup plus mobile car aisément déplaçable, puisqu’elle est tirée par des chevaux et non plus par des bœufs. Ainsi, elle ne sert pas seulement comme artillerie de siège et devient artillerie de campagne, utilisée sur le champ de bataille (à Ravenne par exemple en 1512). C’est l’une des caractéristiques des guerres d’Italie. Par ailleurs, l’analyse des choix tactiques et de l’équilibre entre les armes — notamment entre cavalerie, infanterie, artillerie, cavalerie légère — implique un discours à la fois politique et technique. Les grandes charges de cavalerie lourde ne sont plus décisives (si jamais elles l’ont été) et l’infanterie joue un rôle crucial. C’est pourquoi il faut se poser des questions importantes : choisit-on la grande pique des Suisses ou le glaive court des Romains ? comment intègre-t-on les armes à feu légères qui commencent à exister au sein des corps de piquiers ? quelle place donner à la cavalerie légère ? quel usage faire des canons ?
Ces questions donnent lieu à des débats techniques sur la façon de combattre qui sont indissociables de l’idéal du citoyen. Machiavel est ainsi fasciné par les Suisses qu’il perçoit à la fois comme des paysans et des citoyens soldats. Pour cette raison, il est particulièrement intéressé par l’infanterie. Cela ne signifie pas qu’il se désintéresse des autres composantes de l’armée ou des innovations technologiques dans l’artillerie, mais plutôt que Machiavel s’interroge avant tout sur ce qui permet à une armée de l’emporter. Or à ses yeux, cette force de la troupe réside avant tout dans sa cohésion civique et sa capacité à croire en son chef et dans les raisons de la bataille. C’est notamment ce qui oriente sa réflexion sur les mercenaires. Sans croire que ceux-ci disparaîtront jamais, il est convaincu que le mercenariat pose un problème politique majeur.
Machiavel n’est pas la seule personne de son époque à avoir fait l’expérience d’une vie en guerre. Y a-t-il un aspect qui le distingue de ses contemporains ?
Jean-Claude Zancarini
En tant que fonctionnaire de la République florentine, il a effectué plusieurs missions diplomatiques, à travers la péninsule italienne et en France ou en Suisse et au Tyrol. Il traverse ainsi en 1507 une partie des cantons suisses pour se rendre au Tyrol à la cour de l’empereur Maximilien et, à cette occasion, il peut observer l’organisation des Suisses ; en une autre occasion, en 1509, il est frappé par la résistance contre les Français des paysans du territoire vénitien, fidèles à la république de San Marco. Tout cela contribue à développer sa pensée sur la question de l’infanterie et du lien entre la troupe et la république.
Y a-t-il des continuités entre la guerre machiavélienne et « la guerre étendue » qui caractérise notre époque ? Quelques semaines après la mutinerie de Wagner, on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’il dit des capitani di ventura.
Jean-Claude Zancarini
À propos des mercenaires, Machiavel a un avis assez tranché : si vous voulez perdre une guerre, embauchez des hommes vénaux puisque ceux-ci n’ont aucun attachement à celui qui les paie. Bref, ce sont des hommes méchants, qui ne savent même pas être « honorablement méchants ».
Au contraire, « l’expérience a prouvé que les princes et les républiques qui font la guerre par leurs propres forces obtenaient seuls de grands succès, et que les troupes mercenaires ne causaient jamais que du dommage ».
Jean-Louis Fournel
Dans la mesure où le fonctionnement du mercenariat n’a jamais beaucoup évolué, il est possible de transposer une partie des analyses de Machiavel à notre époque. La principale différence tient au fait qu’il est aujourd’hui impossible de construire un État à partir du mercenariat contrairement à ce qui se passa aux XVe siècle avec le marquisat de Mantoue (les Gonzague), le duché de Ferrare (les Este), le duché d’Urbin (les Montefeltro) ou la prise de Milan par les Sforza. Tous ces petits États de la péninsule sont gouvernés par des hommes enrichis par le mercenariat et qui ont fondé leur puissance sur le métier des armes.
Cette hostilité aux mercenaires est la conséquence d’un point important de la réflexion stratégique de Machiavel, qui peut aussi servir pour comprendre la guerre en Ukraine : dans la mesure où la question du combat a une réalité existentielle (puisque l’État peut mourir dans la guerre), il est important de savoir pourquoi on se bat. Cette question de la réalité existentielle — pour l’État, le gouvernement, la communauté politique du combat — est parfaitement machiavélienne puisqu’il ne cesse d’écrire dans un sentiment d’urgence qui tient à un enjeu : la survie de sa communauté politique. Justement, les Ukrainiens, sont conscients qu’ils ne survivraient pas à une défaite, ce qui transforme radicalement l’articulation du militaire au politique.
Machiavel construit une analogie entre la vertu militaire romaine, dans l’Antiquité, et celle des Suisses de son époque. Est-il le premier à promouvoir cette comparaison ? Et quel est l’écart entre les représentations que donne Machiavel des Suisses et la réalité militaire suisse au début du XVIe siècle en Italie ?
Jean-Claude Zancarini
À mon sens, Machiavel est le premier à tisser cette analogie. Pour lui, ce qui reste de la vertu militaire des Romains se retrouve chez les Suisses. Dans ses discours, il revient souvent à la bataille de Novare, pendant laquelle les fantassins suisses ont écrasé une armée française. Pour lui, elle illustre la force des peuples de fantassins. Face à la cavalerie et à l’artillerie françaises qui ont pris position pour le siège de Novare, les Suisses font une sortie et prennent le contrôle des canons, les retournant contre le reste de l’armée française qui s’enfuit sans demander son reste. Cet exemple est à la base de son plaidoyer en faveur de l’infanterie dans Le Prince, notamment lorsqu’il défend une infanterie d’un type nouveau, également capable de s’opposer à la cavalerie.
Jean-Louis Fournel
Dans la correspondance de Machiavel des années 1513-1515, il proclame que les Suisses sont les arbitres de la situation politico-militaire en Italie. En mettant en parallèle le modèle romain et le modèle suisse, il ne cherche pas à les comparer ou à les opposer l’un à l’autre, mais, en quelque sorte, à les articuler, tout comme on compose les enseignements de la tradition antique et ceux de l’expérience moderne. Le comparatisme des espaces (la France, le Turc, l’Empire, l’Espagne, Venise) et des temps (antiquité, présent) est au cœur de la méthode machiavélienne, d’autant qu’il est un humaniste assez singulier puisqu’il va chercher ses modèles dans l’Antiquité mais aussi parmi ses contemporains…
Machiavel alterne des périodes d’activité et d’inactivité politiques pendant sa vie. Dans quelle mesure cela pèse-t-il sur ses écrits ?
Jean-Claude Zancarini
Il est vrai que Machiavel n’écrit ses grands textes qu’après avoir quitté la chancellerie, en 1512, et dans chacun de ces ouvrages — Le Prince, Le Discours sur la première décade de Tite-Live, L’Art de la guerre — les questions de la guerre, de l’armée et de son organisation, sont centrales.
Jean-Louis Fournel
Il faut cependant rompre avec une certaine critique qui tendait à donner une analyse très linéaire de la vie de Machiavel qui serait en quelque sorte passé de la pratique à la théorie dès lors qu’il aurait été écarté du gouvernement. Ce n’est évidemment pas la bonne façon de voir les choses, puisque l’écriture a un statut d’instrument politique quand il est aux affaires, un statut qu’elle conserve selon des modalités différentes quand il quitte la chancellerie. Machiavel a toujours voulu revenir aux affaires — et l’écriture était un moyen d’y parvenir. Il faut absolument mélanger ces deux périodes d’écriture et d’action pour comprendre comment, à tout moment, il cherche à intervenir dans son époque.
Vous avez pris en compte, dans votre Machiavel. Une vie en guerres, l’intégralité des écrits de Machiavel : ses missives diplomatiques, sa correspondance et ses textes d’intervention — du Prince à ses autres textes majeurs. L’ensemble est-il cohérent ? Comment s’élabore la pensée de Machiavel, entre ces deux pôles indissociables que constituent l’action politique et administrative et la réflexion politique ?
Jean-Claude Zancarini
Il y a une grande cohérence jusqu’à sa mort. La ligne directrice est qu’il faut trouver les moyens politico-militaires qui répondent à la situation italienne telle qu’elle a été transformée par l’arrivée des Français qui a bouleversé l’ensemble de la péninsule, à commencer par Florence, sa patrie. Dès la fin des années 1490, il insiste sur le fait que le roi de France possède sa propre armée, professionnalisée. Cela revient souvent dans sa correspondance. C’est ce qu’il s’efforce d’imiter à partir de 1505 lorsqu’il cherche à lever l’ordinanza, une armée de paysans des environs de Florence.
Il essaye aussi de présenter ce constat aux générations futures, s’adressant notamment aux jeunes républicains florentins réunis dans les jardins de la famille Rucellai entre 1515 et 1520 : il leur lit notamment de nombreux passages des Discours et de l’Art de la guerre. Convaincu que la fortune prend des voies de traverse, il cherche à leur faire comprendre que les idées qu’il développe pourront se réaliser à un moment donné, ce qui leur permettra de l’emporter. C’est d’ailleurs ce qu’exprime déjà en 1513 Le Prince au chapitre XXVI et dernier de « l’opuscule » : s’il y a un « rédempteur de l’Italie », celui-ci devra être capable de penser cette forme nouvelle de l’infanterie, de la mettre en place pour que les Italiens ne fassent plus mauvaise figure à chaque fois qu’ils affrontent une armée étrangère. C’est le sens même de son livre, que l’on retrouve aussi dans le Discours sur la première décade de Tite Live et dans L’art de la guerre.
Jean-Louis Fournel
Il faut bien voir que l’on ne peut analyser ces œuvres majeures sans donner tout son poids à cet apprentissage de l’écriture politico-militaire qu’a représenté la chancellerie. À son poste, Machiavel a pris l’habitude d’écrire de manière rapide, immédiate, sans fleurs de rhétoriques : quand vous donnez un ordre ou que vous demandez une information, vous ne cherchez pas à faire d’effets de style car la nécessité du propos s’impose et demande une compréhension univoque par le destinataire. C’est cette écriture-là que l’on retrouve dans Le Prince et dans ses autres œuvres. Machiavel cherche toujours l’efficacité et l’immédiateté de la langue. C’est pour cela que son écriture donne l’impression d’être simple à comprendre — ce qui n’est pas le cas. Ce tranchant lui est très singulier. Aux yeux de nombre de ses contemporains, personne n’avait jamais écrit comme Machiavel.
Machiavel a connu un grand nombre des princes qui se sont disputés la péninsule italienne pendant sa vie politique. Parmi eux on trouve des « princes nouveaux » qui, à des titres différents, n’étaient pas censés gouverner : c’est le cas, par exemple, de Louis XII, de César Borgia ou de Jules II. Comment leur fréquentation a-t-elle influencé sa réflexion ? Peut-on lier la nouveauté de la réflexion de Machiavel à l’émergence de « princes nouveaux » ?
Jean-Claude Zancarini
Machiavel recourt souvent aux exempla, qu’il tire notamment de l’histoire antique. Mais il ajoute en effet certains personnages contemporains, rencontrés au cours de ses différentes missions diplomatiques au service de Florence. Leur proximité lui permet de réfléchir aux options politiques et géopolitiques dont dispose sa patrie.
Le cas de César Borgia est assez particulier. Machiavel a été passionné par le parcours de cet homme qui entendait devenir prince au sens strict en se constituant un État au centre de l’Italie, dans lequel il aurait aggloméré une partie des terres de l’Église à des villes comme Urbin, voire Sienne et Florence. C’est du parcours de cet ennemi qu’il tire un certain nombre de ces idées : César Borgia a été à la fois un renard et un lion ; il est devenu beaucoup plus dangereux lorsqu’il a liquidé les mercenaires avec qui il était allié — c’est la « tromperie » (inganno) qu’il met en œuvre à Sinigaglia pour liquider ses alliés de la veille (1502). Ces exemples lui servent à méditer les leçons que peut en tirer la République de Florence qui doit affronter des personnages comme César Borgia.
Dans le cas de Louis XII, il médite avant tout sur ses erreurs politiques. Il a notamment été incapable de comprendre qui étaient ses alliés en Italie, à commencer par Florence.
Jules II lui permet de remarquer que le succès d’un caractère dépend largement de la « qualité des temps » — autrement dit, de la conjoncture. C’était un pape aventureux et impulsif, ce qui convenait à son époque. Pour autant, cet exemple plaide en réalité en faveur de la République, celle-ci permettant de faire varier les responsables militaires en fonction des situations et, par conséquent, de s’adapter aux changements de la « qualité des temps ».
Jean-Louis Fournel
Ce dernier point est essentiel. Tout au long de sa vie, Machiavel est resté un Florentin et un républicain. Alors que de très nombreux humanistes se mettent au service de la Cour de France ou de la Cour impériale, Machiavel n’a pas envie de se mettre au service d’autrui. Par conséquent, il utilise cette galerie de figures dans un seul objectif : mieux les percer à jour afin d’aider à sauver la République.
L’œuvre de Machiavel est presque le fruit d’un échec. Peu de temps après qu’il est mort, la République florentine disparaît définitivement. Or ses écrits sont demeurés bien au-delà de l’objet qu’ils entendaient défendre.
Ses écrits ont eu une remarquable postérité, qui tient largement à la multiplicité des usages qui pouvaient en être fait. C’est l’une des réalités complexes de l’œuvre de Machiavel : ce sont des textes qui ont connu mille appropriations. Parmi elles, nombreuses sont celles qu’il n’avait pas anticipées.
Comment comprenez-vous l’incroyable postérité de Machiavel ? Pourquoi lui plus qu’un autre ?
D’abord parce que l’écriture de Machiavel est unique. Personne n’écrivait avec son efficacité. De plus, il était conscient que son travail était différent des œuvres auxquelles on aurait pu le comparer. A priori, on pourrait dire qu’il s’inscrit dans la tradition du miroir des princes, qui cherche à réfléchir aux vertus que devrait posséder un monarque. Mais Machiavel détruit cette logique. Ce qu’il disait était parfaitement neuf.
C’est un auteur qui aimait à poser des questions que l’on n’avait pas le droit de poser. Dans le chapitre 8 du Prince par exemple, il opère une distinction entre les cruautés bien employées et mal-employées. Plutôt que de séparer artificiellement la morale et la politique, il réfléchit à la construction d’une morale politique efficace et, par conséquent, très ambivalente. Cela, personne ne l’avait pensé en ces termes avant lui. C’est ce que l’un des traducteurs du Prince, Gaspard d’Auvergne, appelait son « cru et nouveau discours » dès les années 1550.
Clausewitz écrivit que la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens. Foucault renversera la formule. Pour Machiavel, quelle est la relation entre la guerre et la politique ?
Jean-Claude Zancarini
Pour lui, la question centrale est celle de l’articulation de la justice et des armes. Il l’écrit au début du chapitre XII du Prince : « Les principaux fondements que doivent avoir tous les états, les vieux comme les nouveaux ou les mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes ». Ces dernières doivent préparer l’avènement d’un État qui sera à même de rendre la justice efficacement tout en se défendant de ses ennemis. Autrement dit, la guerre n’est pas directement politique — mais, par la victoire, elle permet d’arriver à une situation où on pourra s’occuper des « bonnes lois » et où la politique pourra s’épanouir.
Jean-Louis Fournel
Il est convaincu que les militaires n’ont pas toutes les clefs de la situation. Ses différents passages aux armées lui ont révélé leurs limites : la toge ne peut pas faire totalement confiance à l’épée. Même si elle a besoin d’une épée.
Machiavel aimait jouer au trictrac, alors qu’il n’évoque jamais le jeu d’échecs. Pensez-vous que son goût pour ce jeu de hasard raisonné faisait écho à sa vision de la politique et de la guerre.
Je ne le crois pas. Il n’y aucune source qui permettrait de l’affirmer, y compris dans sa correspondance privée où il fait des remarques qui décalent souvent l’image que l’on a de lui. Mais il n’y a jamais cette fameuse question du jeu, à part dans la fameuse lettre à Vettori du 10 décembre 1513 que vous évoquez.
Jean-Claude Zancarini
Il écrit en effet, dans cette lettre à Vettori, qu’à la campagne, il joue au trictrac avec ses voisins, ajoutant qu’on les entendait crier jusqu’au bourg d’à côté puisque chaque point était âprement disputé. Mais que veut dire ce passage ? Je pense que c’est un signe de la manière dont Machiavel concevait les différents temps de la vie. D’un côté, il y a le temps de la réflexion, où l’on embrasse les expériences que l’on a vécues en les croisant avec des lectures, et puis il y a le temps du loisir, qu’il passe généralement à la campagne. Il joue donc au trictrac… ou bien encore il oiselle, s’occupe de la coupe de son bois, lit des poètes « soit Dante, soit Pétrarque, soit un ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide ou quelque autre semblable… », discute avec les passants et leur demande des nouvelles de leurs villages. Mais ce temps du loisir est assez délimité. Il ne fait pas de doute en le lisant qu’au cœur de sa vie il y a cette ambition de mettre en place une nouvelle organisation politico-militaire, fondée sur « les armes propres », c’est-à-dire les « populations armées ». C’est que la force des armes est au service de cette paix qu’il trouve à la campagne. C’est ce que dit Fabrizio Colonna, qui est son porte-parole dans L’Art de la Guerre : il faut « aimer la paix et savoir faire la guerre ».