En termes de planification, d’exécution et d’impact, l’opération Overlord a-t-elle été la plus grande opération militaire jamais réalisée ?

Ce n’est pas tout à fait la plus grande. L’invasion de la Sicile l’année précédente impliquait une flotte de même taille et les Alliés débarquèrent légèrement plus de troupes sur davantage de plages, avec également un élément aéroporté — comme le 6 juin. Donc, si nous sommes pointilleux, la Sicile fut une opération légèrement plus importante. 

Il est néanmoins impératif de se rappeler la signification de l’opération Overlord. Le point crucial à retenir concernant le débarquement est que, depuis lors, aucune opération de cette envergure n’a été menée par une armée occidentale. En termes d’échelle, de planification, de ressources, d’engagement et de succès, elle reste inégalée. C’est l’exemple parfait d’une construction réussie de coalition. Les puissances occidentales la citent fréquemment comme un exemple de ce qui peut être accompli avec de la volonté politique. C’est pourquoi les armées des États-Unis, du Canada, de la France, et du Royaume-Uni, entre autres, continuent d’étudier la bataille de Normandie, en commençant par le débarquement.

Depuis le 6 juin 1944, aucune opération de cette envergure n’a été menée par une armée occidentale.

Peter Caddick-Adams

Overlord fonctionne à tous les niveaux : échelle, planification, construction de coalition, succès mesurable et volonté politique. Les armées du monde entier, même celles de la Suède, qui n’étaient pas impliquées, ou de l’Italie et de l’Allemagne, qui apportent leurs propres perspectives historiques, viennent en Normandie pour étudier ce succès. L’opération illustre l’art du possible dans les entreprises militaires modernes. Il est notable qu’à peine cinq ans plus tard, le chef militaire suprême des Alliés le jour du débarquement, Eisenhower, soit devenu le premier commandant de l’OTAN, modelant son quartier général allié en Europe (Supreme Headquarters Allied Powers Europe — SHAPE) sur son quartier général suprême des forces expéditionnaires alliées (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force — SHAEF) en temps de guerre.

Du point de vue technologique, en quoi le débarquement de Normandie a-t-il représenté une prouesse spécifique ? Aurait-il été impossible quatre ans plus tôt, en 1940 ?

Absolument. L’opération Overlord est un pivot dans l’histoire de la stratégie et de la technique militaire.

La bataille de Normandie a mis en lumière les capacités technologiques de pointe de son époque. Elle a été le point culminant d’un développement constant des capacités alliées, exemplifié notamment par le développement de ports artificiels. Ces ports étaient le résultat d’au moins deux ans de planification et de travail, de la conceptualisation aux composants physiques et à la formation du personnel pour les faire fonctionner dans des conditions difficiles, comme les mers agitées qui détruisirent l’un des ports. Cette prouesse technologique reste remarquable aujourd’hui : les Américains ont eu des difficultés à construire une jetée au large de Gaza parce qu’ils n’ont pas étudié les leçons de 1944. 

Les techniques de leurre utilisant la technologie ont également été cruciales lors du D-Day (Jour J). Des avions équipés de dispositifs de brouillage radar ont créé l’illusion d’une grande force, tandis que les forces spéciales utilisaient des enregistrements pour exagérer leur présence.

Les Américains ont eu des difficultés à construire une jetée au large de Gaza parce qu’ils n’ont pas étudié les leçons de 1944. 

Peter Caddick-Adams

Les innovations technologiques se sont également étendues aux véhicules blindés. Les chars étaient équipés pour nager jusqu’à la rive et surmonter des obstacles, avec des technologies telles que des bulldozers blindés, des lames de remblayage et des lance-flammes, qui sont encore en usage aujourd’hui. La doctrine des assauts aéroportés, qui impliquait des planeurs, a évolué en opérations héliportées. Le principe d’attaquer des cibles clefs en silence et de former le personnel reste constant depuis la Normandie.

De même, les capacités amphibies développées pour le D-Day ont conduit à une gamme d’embarcations de débarquement qui n’existaient pas en 1940. Si de telles embarcations avaient été disponibles, l’évacuation de Dunkerque et la potentielle invasion allemande du Royaume-Uni auraient pu avoir des issues différentes. Ces capacités de niche, conçues spécifiquement pour les débarquements du 6 juin 1944, sont devenues la norme dans les armées modernes.

© Official U.S. Coast Guard Photograph

De plus, le Débarquement en Normandie a marqué des avancées significatives dans l’évacuation des blessés. Nous pouvons penser à l’emploi d’avions comme le C-47 Dakota qui ont été réutilisés pour rapatrier les blessés au Royaume-Uni, établissant une pratique souvent reprise. Cela a été possible grâce à la proximité du champ de bataille, contrairement aux conflits précédents où les hôpitaux étaient éloignés des zones de combat.

Enfin, les technologies développées pour le débarquement ont eu une postérité durable, bien au-delà du domaine militaire. C’est le cas du pipeline sous-marin pour le transport de carburant et des ports artificiels qui ont fait progresser les techniques d’exploration pétrolière, notamment en mer du Nord et dans le golfe du Mexique. Les véhicules amphibies comme le DUKW ont aussi été adaptés pour l’exploration des pôles. Le débarquement a également sanctionné d’importantes avancées médicales : la pénicilline était largement utilisée et les soldats portaient de la morphine dans leur équipement personnel. Ces innovations, et bien d’autres, ont toutes contribué au succès du débarquement et de la bataille de Normandie et elles sont devenues habituelles dans les opérations militaires modernes.

L’opération Overlord est un pivot dans l’histoire de la stratégie et de la technique militaire. 

Peter Caddick-Adams

Vous avez mentionné le débarquement en Sicile. Pourriez-vous expliquer comment l’opération Torch, le débarquement de Sicile et même l’échec canadien à Dieppe ont été fondamentaux dans l’élaboration de la doctrine alliée en Normandie ? La guerre dans le Pacifique et les défis spécifiques auxquels les Américains étaient confrontés ont-ils influencé leur approche du débarquement en Normandie ? On a parfois l’impression, en lisant votre somme1, que le front du Pacifique était une question distincte et que les deux commandements communiquaient peu.

En effet, le théâtre du Pacifique ne semble pas peser en termes de doctrine sur ce qui s’est passé en Europe. L’ennemi était différent, et le combat sur les îles était un type de guerre différent de celui de l’attaque d’une côte fortifiée. Malgré cela, on aurait pu s’attendre à des convergences dans le domaine des opérations amphibies, mais il n’y en a pas eu. Il n’y avait notamment pas de Marines américains impliqués en Normandie puisque tout le Corps était engagé dans le Pacifique. Cela a conduit à un développement séparé des doctrines d’engagement, avec très peu d’échanges.

Peu de commandants sont passés du Pacifique au front européen. Ceux qui l’ont fait, comme Collins, ont vu leurs suggestions largement ignorées par les commandants européens qui avaient développé leurs propres doctrines amphibies à travers des opérations comme Torch et la Sicile. C’est assez singulier pour être remarqué et ce n’est pas quelque chose que l’on verrait aujourd’hui — où les leçons sont généralement partagées. Mais pendant la Seconde Guerre mondiale, tout évoluait rapidement, et le 6 juin 1944 n’est qu’un instantané de cette évolution continue. Bien que le D-Day ait été un succès notable, les tactiques alliées et les réponses allemandes ont continué à s’adapter par la suite.

Le théâtre du Pacifique ne semble pas peser en termes de doctrine sur ce qui s’est passé en Europe.

Peter Caddick-Adams

Les débarquements en Normandie ont été le point culminant des leçons apprises au cours des années précédentes. Chacun des débarquements qui ont eu lieu avant le 6 juin a apporté des leçons vitales. Par exemple, les insuffisances des embarcations de débarquement à Dieppe ont conduit au développement d’une flotte diversifiée d’embarcations de débarquement spécialisées pour la Normandie, allant de celles équipées de roquettes et de tourelles de canons à celles conçues pour l’infanterie et les chars. Ce processus d’adaptation et d’innovation a été crucial pour le succès du débarquement de Normandie.

Pourriez-vous évoquer l’organisation de la chaîne de commandement pour l’opération Overlord ? N’est-ce pas l’une des clefs du succès allié ? 

Le leadership a été particulièrement crucial le Jour J. L’amiral Ramsay, qui a géré l’évacuation britannique de Dunkerque, a également supervisé l’invasion de Torch en 1942 et les débarquements en Sicile en 1943, faisant de lui le candidat idéal pour superviser les aspects navals de l’invasion de Normandie. Personne n’avait plus d’expérience que lui pour assembler une grande armada pour une invasion.

Sur le terrain, des commandants comme Bradley et Montgomery avaient acquis une expérience étendue en Afrique du Nord et en Sicile, ce qui les préparait bien pour le type de guerre qu’il allait falloir livrer sur les plages et en Normandie. Bien qu’ils n’aient peut-être pas eu autant d’expérience de combat que certains commandants allemands comme Rommel, ils étaient adeptes à mener des batailles hautement mécanisées et modernes avec l’équipement le plus récent. Aux côtés de Patton, ils représentaient les généraux les plus avant-gardistes de l’époque.

Le manque d’expérience de combat direct d’Eisenhower, qui n’a jamais commandé de troupes au feu pendant sa carrière, était sans importance à son niveau. Son rôle était d’unifier la coalition, de gérer des relations complexes et de tirer parti des forces de diverses armées. Gérer des personnalités comme de Gaulle, qui était difficile à intégrer, et coordonner les différents partenaires de la coalition, allant des Polonais qui voulaient être déployés aussi rapidement que possible pour combattre les Allemands aux Canadiens qui cherchaient à éviter la mise en place de la conscription, nécessitaient des compétences diplomatiques. Churchill, hanté par l’échec de Gallipoli, apportait également ses préoccupations à la table de planification.

Le manque d’expérience de combat direct d’Eisenhower, qui n’a jamais commandé de troupes au feu pendant sa carrière, était sans importance à son niveau.

Peter Caddick-Adams

Il faut avoir en tête que la coalition était véritablement multinationale, avec sept marines différentes — américaine, britannique, canadienne, française, grecque, néerlandaise et norvégienne — évoluant au large des plages de Normandie. Eisenhower avait également sous son commandement des forces terrestres belges, polonaises et tchécoslovaques. Cette structure de commandement multinationale était sans précédent et préfigurait les opérations modernes de l’OTAN. En termes de technologie, de commandement et de développement tactique, les débarquements de Normandie ont été un effort massif de collaboration basé sur des années de préparation et d’adaptation. Les Américains stationnés au Royaume-Uni pendant deux ans avant le Jour J, ainsi que les troupes britanniques qui s’entraînaient depuis Dunkerque, en sont un exemple parfait. De nombreux soldats qui ont combattu le 6 juin 1944 avaient passé des années à se préparer pour ce moment, au contraire des défenseurs allemands souvent plus âgés, moins en forme – beaucoup se remettant de blessures reçues sur le front russe – et mal équipés. La préparation minutieuse et les innovations tactiques développées au fil des années ont été essentielles à la réussite des Alliés en Normandie.

Quels rôles eurent les chefs politiques dans la préparation du débarquement ? 

D’une part, le déroulement de la journée du 6 juin 1944 reflète l’intervention politique des chefs d’État. Hitler interférait trop dans les affaires militaires allemandes au point de servir les intérêts alliés par ses erreurs répétées. Churchill avait aussi tendance à s’ingérer, mais il avait nommé un chef militaire en la personne du maréchal Brooke, qui avait toutefois le courage de s’opposer au Premier ministre britannique quand il le jugeait nécessaire. Le général Marshall jouait quant à lui un rôle similaire pour le président Roosevelt. Ensuite, Eisenhower, Churchill et Roosevelt comprenaient que la force des Alliés résidait dans leur coalition. Aucune nation alliée n’était suffisamment forte pour monter et soutenir seule l’Opération Overlord et vaincre l’Allemagne par ses propres moyens. Cela est resté à la fin de la guerre : c’est pourquoi l’unité de l’OTAN et de l’Union est si importante aujourd’hui face aux nouveaux agresseurs dans le monde.

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Dans les premiers chapitres de votre De Sable et d’Acier, vous montrez que les lignes de défense allemandes étaient plus faibles qu’on ne le décrit généralement. Pourtant, malgré tout l’entraînement, la coordination et les efforts déployés, on a l’impression, à la fin du livre, que le Débarquement en Normandie aurait pu se transformer en l’un des plus grands désastres pour les Alliés. Comment l’expliquez-vous ? Comment l’adversité pouvait-elle être si grande alors que les Allemands étaient si affaiblis ?

La plus grande bataille lors d’un débarquement sur une côte ennemie se mène contre les conditions météorologiques et géographiques, qui sont incontrôlables. Si la tempête survenue deux semaines plus tard avait frappé soudainement le 6 juin 1944, ses effets auraient été proprement catastrophiques. La première vague de soldats aurait pu débarquer, mais la tempête aurait coupé les renforts aériens et maritimes, permettant aux Allemands d’encercler et de détruire les forces initiales.

La structure de commandement multinationale des forces alliées était sans précédent et préfigurait les opérations modernes de l’OTAN.

Peter Caddick-Adams

Exécuter un assaut sur une plage implique de multiples ennemis : les forces armées en situation défensive, la météo, les marées et même la morphologie de la côte. En bien des aspects, une bataille terrestre conventionnelle aurait été plus facile car les facteurs environnementaux n’auraient pas été aussi perturbateurs. Les Allemands sous-estimaient à quel point le temps et la géographie étaient des obstacles pour les Alliés, et ils auraient pu tirer parti de cette incertitude à leur avantage.

À cause des avancées technologiques et l’intelligence stratégique des Alliés, notamment les signaux Ultra de Bletchley Park2, ceux-ci ont eu parfois tendance à trop s’appuyer sur ces renseignements : par exemple, ils surestimaient souvent les forces allemandes, croyant que leurs unités étaient plus puissantes qu’elles ne l’étaient réellement. Ce que les renseignements ne pouvaient pas transmettre, c’était le manque de carburant des Allemands et leur faible motivation. Bref, ils n’avaient pas accès à la réalité qui se cachait derrière leurs rapports exagérés à Berlin.

Quel a été le rôle de la résistance française dans l’opération Overlord ?

Extrêmement important. Lorsqu’on envahit un pays, il est crucial d’avoir une certaine assurance quant à la situation sur le terrain. La résistance fournissait cela, recueillant des renseignements sur le nombre, les emplacements et les positions des Allemands, et entreprenant des actions de sabotage. Ce double rôle était vital. Ils agissaient aussi comme une voix de la nation hôte, offrant une forme d’assurance aux envahisseurs qu’ils seraient bien reçus.

La tâche principale de la résistance fut de ralentir les forces allemandes, et ils l’ont fait efficacement. Il y avait deux armées allemandes à craindre : l’une au Sud venant de la côte méditerranéenne et une autre, la 15e armée, autour de la Hollande, de la Belgique et de Calais. Les deux étaient des menaces significatives, et la résistance a joué un rôle clef en retardant leurs mouvements. La puissance aérienne seule ne pouvait garantir la destruction de cibles spécifiques comme les ponts ou les chemins de fer, mais la résistance pouvait, et a effectivement réussi, à neutraliser ces objectifs avec précision. Ils ont également fourni des informations cruciales en comptant les véhicules et en rapportant les mouvements.

Ce que les renseignements ne pouvaient pas transmettre, c’était le manque de carburant des Allemands et leur faible motivation. Bref, la réalité derrière leurs rapports exagérés à Berlin.

Peter Caddick-Adams

La résistance a également contribué à renforcer le moral des Français. Avant l’invasion, leurs activités pouvaient sembler isolées et parfois futiles, impliquant des messages codés, des arrestations et du sabotage : ils opéraient en structures cellulaires, ne connaissant que de petites parties du tableau d’ensemble pour limiter les risques de sécurité en cas de capture. Après l’invasion, la valeur de leurs actions est devenue claire, justifiant leurs efforts et sacrifices.

D’un point de vue historiographique, l’histoire de la résistance française est souvent racontée séparément de la bataille de Normandie. Dans mon travail, j’essaye de combiner les deux pour souligner leur importance du point de vue allié. Ils étaient une armée en eux-mêmes et ont ajouté une valeur substantielle à l’ordre de bataille allié : contrairement à ce qu’on a souvent dit, la déclaration d’Eisenhower selon laquelle la résistance fut aussi importante qu’une armée n’est pas une exagération. La politique d’après-guerre, en particulier les tensions entre de Gaulle et les Américains, a souvent éclipsé leurs contributions, conduisant à une sorte de sous-estimation dans le récit produit par les Britanniques et les Américains. 

Ajoutons que la contribution française au Débarquement ne se limite pas à la résistance. Il y avait 2 000 marins dans la flotte française au large des plages de Normandie, plusieurs escadrons de pilotes français survolant la région et un escadron de forces spéciales françaises parachutées.

La déclaration d’Eisenhower selon laquelle la résistance fut aussi importante qu’une armée n’est pas une exagération.

Peter Caddick-Adams

L’opération Overlord de juin 1944 fut-elle perçue comme un tournant majeur par les belligérants ou est-ce plus nuancé ?

J’ai souvent demandé aux vétérans allemands quand ils ont commencé à penser que la guerre était perdue. Était-ce lors de l’invasion de la Russie ? La bataille de Koursk ? Le complot manqué pour assassiner Hitler ? Tous revenaient au 6 juin 1944. C’est en découvrant les immenses ressources que les Alliés pouvaient déployer avec le Débarquement en Normandie qu’ils ont pris conscience que la guerre était perdue. Ce volume — en personnel, en carburant, en véhicules alors que les Allemands étaient encore très dépendants des chevaux — était quelque chose que ces derniers ne pouvaient pas égaler, rendant une défaite stratégique inévitable malgré les victoires tactiques.

La propagande allemande, dirigée par Goebbels, a d’abord essayé de dissimuler l’ampleur de la réussite du Débarquement. Cependant, la réalité est rapidement devenue évidente avec les rapports du front. Les Allemands ont annoncé les débarquements immédiatement, confiants dans leur capacité à pouvoir repousser les Alliés. Mais lorsqu’ils ont échoué, la dégradation du moral au sein des forces de l’Axe est devenue immédiate et profonde.

Pourtant du côté des Alliés, la peur de l’échec est restée omniprésente. Churchill, hanté par Gallipoli, et les Canadiens, marqués par Dieppe, avaient des raisons de s’inquiéter. Les Américains, tout juste sortis du quasi-désastre d’Anzio en janvier 1944, où un débarquement initialement facile s’étaient transformé en bataille cauchemardesque pour la tête de pont, avaient aussi des préoccupations. L’histoire de la guerre amphibie avait au mieux laissé un souvenir mitigé. Les parachutistes, qui avaient subi de lourdes pertes lors d’opérations précédentes comme les largages nocturnes sur la Sicile, faisaient face à des risques significatifs. Le souvenir de Dunkerque et la peur d’une répétition de la contre-attaque allemande de mars 1918 planaient sur les hauts commandements britannique et américain. 

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Pour atténuer ces craintes, les Alliés ont redoublé tous les postes. Ils ont veillé à avoir des embarcations de débarquement, des avions et des divisions de troupes supplémentaires, en prévoyant des réserves pour chaque besoin imaginable. Cette approche exigeante en ressources était cruciale. Elle l’est toujours du reste. L’attention aux stocks explique pourquoi la première guerre du Golfe en 1991 s’est bien déroulée grâce à un approvisionnement adéquat, alors que la seconde en 2003 a été un échec complet. L’opération Overlord a été méticuleusement et superbement préparée — quelque chose que les armées modernes auraient du mal à reproduire aujourd’hui. Ce niveau de préparation était soutenu par une volonté politique immense.

L’opération Overlord a été méticuleusement et superbement préparée — quelque chose que les armées modernes auraient du mal à reproduire aujourd’hui.

Peter Caddick-Adams

Parmi une multitude de sources, vous avez recueilli des centaines de témoignages. Comment les avez-vous collectés ? Et pensez-vous que cette perspective de première main sur l’opération manquait dans d’autres ouvrages sur le Débarquement ?

J’ai visité les plages de Normandie pour la première fois en 1975, alors que j’avais seulement 14 ans. J’y suis allé avec un groupe de personnes qui restauraient des véhicules militaires de la Seconde Guerre mondiale, bien avant que de telles reconstitutions ne deviennent populaires. Les conducteurs de ces véhicules étaient des vétérans du Jour J qui avaient débarqué en Normandie. En parcourant la région dans ces véhicules, j’ai entendu d’innombrables histoires de ceux qui ont vécu la campagne de première main. Cette exposition précoce a suscité la fascination de toute une vie pour le Débarquement, avant même de savoir que je deviendrais soldat, universitaire ou écrivain.

Depuis lors, j’ai commencé à collecter des histoires et des témoignages de personnes impliquées dans le D-Day, qui est devenu la première campagne militaire avec laquelle je me suis profondément familiarisé. Naturellement, le premier livre que j’ai dévoré était Le Jour le plus long de Cornelius Ryan3. Cependant, en visitant les archives de Ryan à Athens, Ohio, j’ai découvert une lacune significative dans sa méthodologie de recherche. Il envoyait des questionnaires aux vétérans et se fiait fortement — sinon uniquement — à leurs réponses écrites. James Earl Rudder, qui commandait les Rangers à la Pointe du Hoc, avait par exemple fourni des réponses brèves, et pour cette raison, il n’apparaît pas de manière significative dans le travail de Ryan, alors même qu’il a joué un rôle essentiel pendant le débarquement.

En tant que soldat, j’ai appris l’importance de « prendre la mesure du terrain ». J’ai parcouru chaque centimètre des falaises et des champs de bataille intérieurs en Normandie, souvent avec des vétérans, et parfois tout seul. Mes recherches reposent sur trois sources principales : les archives, les histoires orales que j’ai menées ou trouvées, et l’exploration directe des champs de bataille. Étonnamment, de nombreux historiens militaires écrivent sans visiter les sites qu’ils décrivent, ce qui les pousse à proposer des hypothèses erronées. De sable et d’acier est le résultat d’un travail de plus de quarante ans — de 1975 à 2019.

En tant que soldat, j’ai appris l’importance de « prendre la mesure du terrain ». Mes recherches reposent sur trois sources principales : les archives, les histoires orales que j’ai menées ou trouvées, et l’exploration directe des champs de bataille.

Peter Caddick-Adams

En écrivant l’histoire du Jour J je suis allé de découverte en découverte. Je savais par exemple que l’entraînement avait été intensif, mais je n’avais pas pris conscience de la profondeur et de la durée de cette préparation. La première moitié de mon livre plonge dans cette période d’entraînement intense, montrant à quel point elle était essentielle au succès du Débarquement : dans ce cas, les témoignages oraux sont cruciaux car ils mettent en lumière les expériences des individus, des civils devenus experts en pilotage d’embarcations de débarquement grâce à un entraînement rigoureux.

Cela s’applique également au regard allemand sur le Débarquement, qui figure en bonne place dans mon livre. Lors d’une visite des champs de bataille de la Somme, j’ai rencontré un étudiant allemand dont le grand-père avait combattu là et défendu plus tard un bunker en Normandie. Cela m’a conduit à découvrir que cet homme avait défendu le bunker Hillman derrière Sword Beach. En emmenant l’étudiant et son père en Normandie, je les ai aidés à comprendre et à apprécier le rôle de leur ancêtre. Cette expérience allait au-delà des simples entretiens, elle visait à connecter les familles à leur histoire et à leur permettre de saisir des pans jusque-là méconnus de leur histoire familiale.

Les témoignages oraux sont inestimables car ils offrent des perspectives personnelles souvent absentes dans la recherche archivistique traditionnelle. Ils capturent l’élément humain de la guerre.

Votre expérience dans l’armée a-t-elle influencé votre approche de cette question ?

Absolument. J’ai servi comme historien en Bosnie dans les années 1990, alors que j’étais officier, et j’ai occupé un rôle similaire en Irak en 2003. Ces expériences m’ont permis d’observer des campagnes à grande échelle. Une leçon clef que j’en ai tirée est que la mémoire est peu fiable : sans documentation écrite, les histoires et les souvenirs d’événements dramatiques peuvent changer et se déformer avec le temps.

En écrivant sur le Débarquement, j’ai rencontré ce problème avec les récits des parachutistes américains. Certaines des histoires ne tenaient tout simplement pas la route et devaient être incorrectes. Cette réalisation est venue après avoir interrogé de nombreux vétérans, certains qui sont décédés depuis. J’ai dû évaluer leurs témoignages de manière critique et, parfois, prouver que certains récits étaient inexacts. En tant qu’historien, il est de mon devoir de démêler ces inexactitudes. Le but n’est pas de discréditer les individus mais d’être aussi objectif et précis que possible.

Sans documentation écrite, les histoires et les souvenirs d’événements dramatiques peuvent changer et se déformer avec le temps.

Peter Caddick-Adams

Par-delà les mémoires familiales, un événement comme le débarquement de Normandie est devenu un objet central de notre mémoire collective. Cette année marque le 80e anniversaire du 6 juin 1944. Avez-vous remarqué une évolution dans la façon dont le le Débarquement est commémoré ? L’absence de la Russie cette année est par exemple très significative. Pourriez-vous décrire comment les commémorations ont évolué au cours des trente ou quarante dernières années ?

L’évolution des commémorations reflète une reconnaissance croissante de l’importance du D-Day en tant que symbole de l’unité des Alliés et comme un événement central de la Seconde Guerre mondiale.

En 1984, je travaillais pour un journal américain et j’étais en Normandie pour le 40e anniversaire, lorsque Ronald Reagan était président. Il fut le premier à déplacer les commémorations du cimetière d’Omaha Beach à la Pointe du Hoc. Il avait une fascination pour la Seconde Guerre mondiale, respectant ceux qui avaient servi même s’il n’avait pas servi lui-même. Il y avait une véritable connexion entre lui, les vétérans qu’il rencontrait et le champ de bataille qu’il visitait. Sa présidence a marqué un changement notable dans les commémorations. Si l’on remonte à 1975, lorsque j’ai visité la Normandie pour la première fois, le paysage était très différent. Il n’y avait pas de panneaux routiers dirigeant les visiteurs vers les sites significatifs, peut-être un ou deux musées à Arromanches et, je crois, à Utah Beach, qui n’avaient rien à voir avec le Mémorial de Caen. Aujourd’hui, il existe environ 35 musées sur la guerre en Normandie. À l’époque, il y avait quelques hôtels accueillant les vacanciers sur les plages, mais aucune installation pour ceux voulant visiter les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. La Normandie n’était pas considérée comme une destination touristique ; la guerre était trop fraîche dans la mémoire de tous, et les Normands avaient terriblement souffert du débarquement et de la campagne de Normandie.

La présidence de Reagan a marqué un changement notable dans les commémorations du Jour J.

Peter Caddick-Adams

Dans ce domaine, le changement est venu sous François Mitterrand en 1994. Il a beaucoup investi dans le développement de l’infrastructure touristique, en prolongeant l’autoroute et en transformant l’ancienne N13 en une autoroute à quatre voies, ajoutant des ronds-points et autorisant la construction de nombreux nouveaux hôtels. Ce développement est arrivé juste à temps pour le 50e anniversaire. La Normandie est devenue un circuit de mémoire, avec diverses routes que les visiteurs pouvaient suivre.

Des musées de guerre privés ont également commencé à apparaître. Parallèlement, des initiatives similaires se sont produites en Angleterre. Les visiteurs américains ont commencé à venir voir les sites où leurs forces s’étaient entraînées, ce qui a conduit à l’établissement de petits musées sur de nombreuses anciennes bases aériennes. Le musée du D-Day à Portsmouth est un exemple de cet intérêt croissant pour le Débarquement. Cette infrastructure, en grande partie développée autour du 50e anniversaire, a considérablement amélioré le paysage commémoratif.

La compréhension de la signification du Jour J a grandi au fil des ans. Il est devenu une abréviation pour l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale, en particulier pour la contre-attaque alliée contre l’Allemagne. Le Jour de la Victoire en Europe (VE Day), qui est célébré à des dates différentes en Europe de l’Est et de l’Ouest, est plus difficile à appréhender. En revanche, le 6 juin 1944 offre une date unique, dramatique et marquante qui incarne à la fois l’effort et le succès collectifs des Alliés.

Aujourd’hui, chaque anniversaire majeur voit le président américain visiter la Normandie, accueilli par le président français. Le chancelier allemand y assiste également, ainsi que le Premier ministre britannique, transformant ces événements en mini-sommets du G7 — même des G8 lorsque Poutine était impliqué avant le conflit en Ukraine. Ces commémorations sont devenues hautement politiques. À mesure que les vétérans disparaissent, l’accent se déplace davantage vers la paix et la politique européenne comme l’illustre la présence des Allemands, autrefois absents de ces événements, sont désormais invités, montrant une réhabilitation des relations et un message plus large de réconciliation.

À mesure que les vétérans disparaissent, l’accent se déplace davantage vers la paix et la politique européenne comme l’illustre la présence des Allemands, autrefois absents de ces événements.

Peter Caddick-Adams

Et qu’en est-il des commémorations du côté français ?

Il y a un aspect générationnel à considérer, surtout en France, où discuter de ce que votre grand-père a fait pendant la Seconde Guerre mondiale peut être difficile. Beaucoup de Français de la génération des Américains ou des Britanniques qui ont débarqué sur les plages ont été envoyés travailler en Allemagne, souvent sous la contrainte. Ces expériences n’étaient pas souvent discutées car elles ne semblaient pas honorables. Pour cette raison, l’histoire du débarquement, perçu comme une opération anglo-américaine, est longtemps restée assez secondaire. 

En fait, pendant longtemps, au-delà de la Résistance, l’aspect de la guerre qui recevait plus d’attention en France était le débarquement de Provence d’août 1944. Le général de Gaulle en était fier car les Français y avaient joué un rôle de premier plan, contrairement à la Normandie où leur implication était minimale et sous commandement allié. Pendant sa présidence, c’est ce débarquement que de Gaulle commémorait.

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Aujourd’hui, la situation est très différente. La France est pleinement engagée dans la commémoration du Jour J et ce depuis plusieurs décennies. Les Commandos Kieffer, par exemple, ont finalement été décorés de la Légion d’Honneur à la fin de leur vie, après avoir été ignorés pendant de nombreuses années. L’approche contemporaine française du Débarquement en Normandie inclut une reconnaissance saine de l’événement et de son importance. Les écoliers français visitent désormais la Normandie pour apprendre ce qui s’est passé, ce qui est un développement positif.

Pendant longtemps, au-delà de la Résistance, l’aspect de la guerre qui recevait plus d’attention en France était le débarquement de Provence d’août 1944. 

Peter Caddick-Adams

Que dire des représentations culturelles du Débarquement ? Comment s’intègrent-elles dans le cadre des récits de la Seconde Guerre mondiale ?

La première chose à noter est l’impact significatif que la Seconde Guerre mondiale a eu sur le cinéma et la réalisation de films. 

Avant la guerre, le cinéma était un art relativement nouveau, mais la guerre a catalysé son développement. Les puissances occidentales, non occupées, ont produit une grande quantité de films de propagande, et les Allemands en ont fait autant. Ces films étaient une source principale d’information pour le public, qui n’avait pas de télévision et un accès limité à la radio. Le cinéma est devenu le lieu où les gens obtenaient leurs nouvelles, formaient des relations et s’évadaient momentanément des réalités de la guerre.

Cinématographiquement, le D-Day n’a pas été aussi central que d’autres événements de la Seconde Guerre mondiale. Étonnamment peu de films se concentrent sur lui, peut-être parce que le sujet était trop brut. Les représentations littéraires du Jour J sont également relativement rares. Alors que la Première Guerre mondiale a inspiré une littérature importante en raison du traumatisme collectif qu’elle a représenté, les divers théâtres d’opérations de la Seconde Guerre mondiale ont conduit à des récits plus fragmentés. 

Le cinéma était avant la guerre un art relativement nouveau, celle-ci a catalysé son développement.

Peter Caddick-Adams

L’importance de la Seconde Guerre mondiale — et la diversité des expériences de combats — offre de nombreuses histoires à raconter, et le Jour J, bien que crucial, n’est qu’une partie d’un conflit beaucoup plus vaste. Cette diversité d’expériences a abouti à un ensemble d’œuvres plus large et moins concentré par rapport à d’autres événements historiques majeurs.

Il n’en demeure pas moins que dans les années 1950 et 1960, de nombreux films ont utilisé le Débarquement comme toile de fond pour d’autres histoires, souvent romancées ou simplifiées. Le Jour le plus long (1962) fait exception. Le film est une réussite parce qu’il a traité le D-Day presque comme un documentaire, mettant en vedette de nombreuses célébrités bien connues dans divers rôles. Ce film fonctionne parce que les spectateurs peuvent reconnaître les stars, permettant d’avoir plus de personnages et d’histoires sans perdre l’attention du public. De nombreux acteurs, comme Richard Burton, ont participé, parfois gratuitement, motivés par leur proximité avec l’histoire de la guerre ou le désir de faire partie de ce film important.

Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg a inauguré un nouveau genre de film sur la Seconde Guerre mondiale. Il a également constitué la base de la meilleure série sur l’expérience combattante sur le front européen : Band of Brothers, produit par Spielberg et Tom Hanks. Ces projets ont mis l’accent sur des représentations réalistes de la guerre et de sa violence, y compris des équipements, uniformes et modes de discours précis, ce qui était crucial pour la crédibilité, en particulier pour les vétérans qui ont vécu les événements.

Sources
  1. Peter Caddick-Adams, De Sable et d’Acier. Nouvelle histoire du Débarquement, Paris, Passé Composé 2024
  2. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Bletchley Park fut le principal site de décryptage du Royaume-Uni, le Government Code and Cypher School (GC&CS), où les chiffres et les codes de plusieurs pays de l’Axe étaient déchiffrés, dont ceux de la machine allemande Enigma et de la machine de Lorenz. Ultra est le nom donné par les services de renseignement militaire britanniques en juin 1941 aux informations obtenues en décryptant les communications radio et télégraphiques cryptées de l’ennemi pendant la guerre.
  3. Cornelius Ryan, The longest day, New York, Simon & Schuster, 1959