Après la pensée stratégique de Machiavel, l’analyse de la rupture polémologique des guerres d’Italie et les pratiques de la guerre dans le monde grec et l’ère stratégique de la guerre du Golfe, ce nouvel épisode de notre série d’été « Stratégies : de Cannes à Bakhmout » revient sur l’une des bataille les plus emblématiques de l’histoire européenne. En se concentrant sur le rôle singulier joué par les mamelouks et leur fonction à l’intérieur du dispositif politique et guerrier de Napoléon, Alexander Mikaberidze offre un nouveau récit du 2 décembre 1805.
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En cette fin de matinée d’une froide journée de décembre, alors que la brume qui recouvrait la vaste plaine à l’est de la ville morave de Brünn disparaît, le soleil éclaire les collines enneigées où fourmillent hommes et chevaux. C’est un moment d’une importance historique. Au cours des dernières années, les nations européennes ont regardé avec étonnement et effroi le phénomène que représentait la France révolutionnaire. Tous leurs efforts pour faire face à cette menace ont échoué, deux coalitions anti-françaises ayant déjà été mises en déroute ; la Russie et l’Autriche s’étaient retirées de la mêlée en 1801, et les inflexibles Britanniques se sont sentis obligés de faire la paix avec Napoléon l’année suivante. Pourtant, après trois années d’incessante expansion française, les Russes, les Prussiens, les Autrichiens et les Suédois ont rejoint les Britanniques dans une nouvelle tentative d’endiguement de la France.
La guerre de la Troisième Coalition a commencé de manière désastreuse pour les Alliés. En octobre 1805, Napoléon a vaincu et détruit l’armée autrichienne à Ulm et il s’est emparé de la capitale autrichienne un mois plus tard. Pourtant, à la fin du mois de novembre, les Alliés se sentent un peu plus confiants, car les nouvelles commencent à dresser un tableau positif d’une situation stratégique qui paraît soudain leur être favorable. Malgré ses premières victoires, Napoléon n’est pas en mesure de donner une conclusion rapide à la guerre alors que son armée s’affaiblit progressivement, dispersée sur de vastes étendues et fatiguée par les marches pénibles de la côte atlantique au cœur de la Moravie ; la consommation stratégique et les batailles contre les Autrichiens et les Russes réduisent considérablement ses effectifs, qui ne représentent plus qu’un tiers de la force initiale de l’armée. Les nouvelles en provenance des autres lignes de front sont également décourageantes. La flotte franco-espagnole a subi une défaite désastreuse à Trafalgar en octobre ; un corps expéditionnaire anglo-russo-suédois se dirige vers Hanovre et menace d’envahir les territoires contrôlés par la France ; une expédition conjointe anglo-russe prend des dispositions pour envahir le sud de l’Italie ; l’armée principale autrichienne, sous les ordres de l’archiduc Charles, fait route de l’Italie vers l’Autriche où, avec l’appui de renforts russes, ce dernier espère affronter Napoléon dans une bataille décisive. En outre, le tsar Alexandre a réussi à convaincre la Prusse de soutenir la coalition si Napoléon n’acceptait pas la médiation prussienne, ce qui semble certain compte tenu des concessions importantes que les Alliés attendent des Français. À la fin du mois de décembre, les Alliés sont en mesure de rallier à leur cause des dizaines de milliers de soldats prussiens et peuvent ainsi concentrer des forces largement supérieures pour attaquer la Grande Armée affaiblie. Les sombres nuages qui se profilent à l’horizon inquiètent Napoléon et ses officiers. En dix ans de combats, se souvient un général français, « bon nombre d’officiers qui, depuis dix ans de guerres, risquaient leur vie sur tant de champs de bataille, firent leur testament, ce qu’ils n’avaient pas encore songé à faire. Je fus, comme bien d’autres, le jouet de ce malaise, que je n’ai d’ailleurs éprouvé que là, et je me l’explique par le pressentiment de la mort de tant de braves, par celui de l’affreuse blessure qu’Austerlitz me réservait. »1
Le sens commun aurait dû inciter les membres de la coalition à retarder leurs opérations jusqu’à ce que toutes leurs forces soient entrées en action. Mais le sens commun n’est pas si commun, tandis que le tsar Alexandre et François, l’empereur d’Autriche, ignorant les conseils judicieux de report de l’attaque, se sentaient sûrs de réussir et aspiraient aux lauriers de la victoire. Cela est dû en partie à la témérité, à l’inexpérience et à la confiance excessive des dirigeants de la coalition, et en partie au talent éclatant de Napoléon. Alors que le poids de l’Europe est sur le point de s’abattre sur lui, l’empereur français calcule ses options, inspire une fausse confiance aux alliés par des ouvertures diplomatiques et met ostensiblement en avant les préparatifs d’une retraite. Pendant ce temps, il observe attentivement les mouvements de l’ennemi et prépare la bataille.
Fin novembre, les Alliés quittent leurs camps de base et marchent vers Brünn, où ils ont l’intention d’enfoncer le flanc droit de Napoléon, de couper ses lignes de communication, puis de le pousser dans les montagnes de Bohême, où ils l’anéantiraient. Mais ils font un mauvais calcul, car pendant que les Alliés tergiversent à Olmutz, Napoléon passe des jours à reconnaître la région près de Brünn, concentrant progressivement son attention sur les hauteurs de Pratzen qui dominent la localité. Anticipant l’offensive alliée, il décide de permettre aux Alliés d’occuper cette position afin de les inciter à attaquer son aile droite. Il s’explique auprès de ses généraux : « Si je voulais empêcher l’ennemi de passer, c’est ici que je me placerais, mais je n’aurais qu’une bataille ordinaire. Si, au contraire, je renforce ma droite, en la retirant vers Brünn, et que les Russes abandonnent ces hauteurs, fussent-ils trois cent mille hommes, ils sont pris en flagrant délit et perdus sans ressources. »2 Il suppose qu’en tournant son flanc, les Alliés déplaceront la plupart de leurs forces vers le sud et affaibliront leur centre et leur flanc droit pour renforcer leur poussée principale. Pour encourager cela, Napoléon maintient son flanc droit apparemment faible, confiant que le IIIe Corps de Davout, le « Maréchal de Fer », affaibli et fatigué après une longue marche depuis Vienne, remplirait tout de même sa mission. Les principales forces françaises au centre seraient dissimulées sous le brouillard du petit matin, prévisible en cette saison, où elles seraient prêtes à percer le centre affaibli des Alliés par un assaut décisif sur les hauteurs de Pratzen.
C’est ainsi que le 2 décembre 1805, Napoléon, debout sur la colline de Santon près de Brünn, observa un combat mortel qui se déroulait dans un paysage enneigé de Moravie : le scintillement des armes, les colorés bleu, blanc et vert des combattants, la fumée blanche des canons qui s’étirait dans le ciel bleu ou qui s’attardait, telle de la vapeur, sous les arbres, les flammes crépitantes qui s’élevaient des villages en flammes. Plus tôt dans la matinée, un vif combat s’est engagé à l’extrême droite de la position française soumise à l’assaut de la colonne russo-autrichienne. Le maréchal de fer et ses hommes tiennent bon pendant les premières heures de la journée, faisant gagner un temps précieux au reste de l’armée. À huit heures du matin, la canonnade s’intensifie et le brouillard qui se dissipe laisse entrevoir l’aile gauche russo-autrichienne qui part des hauteurs de Pratzen et entame son mouvement décisif pour tourner le flanc droit de l’armée française, comme Napoléon l’avait prévu.
Ce fut une erreur fatale, car en abandonnant la clef de leur position, les Alliés exposèrent leur centre à une contre-attaque dévastatrice des vétérans français. Au moment critique, vers 9 heures du matin, alors que l’épais brouillard se dissipe et que le soleil d’Austerlitz brille au-dessus du champ de bataille, Napoléon ordonne une contre-attaque avec les deux divisions du maréchal Soult, cherchant à diviser l’armée alliée en deux. La division la plus à gauche, commandée par le général Dominique Vandamme, submerge la colonne russo-autrichienne adverse et devient rapidement maîtresse de sa position ; l’autre, commandée par le général Louis-Vincent-Joseph St Hilaire, doit essuyer une violente fusillade qui dure deux heures et met en action chacun de ses bataillons. L’empereur envoie des renforts pour soutenir les hommes de Soult, mais les Alliés engagent des forces supplémentaires, dont la Garde impériale russe, pour combler la brèche qui se creuse au centre des lignes et faire reculer le corps français.
Vers 11 heures, alors que Vandamme redéploie sa division en réponse à un ordre de Napoléon, des escadrons de cavalerie de la Garde impériale russe frappent les Français avec une efficacité dévastatrice. Les régiments français du 4e de ligne et du 24e léger font de leur mieux pour affronter la masse de cavalerie russe qui déferle, mais deux bataillons du 4e de ligne sont débordés ; un porte-drapeau du 4e de ligne a été tué et l’Aigle est porté en triomphe par un soldat russe. Pour un témoin oculaire, les survivants s’enfuirent si rapidement qu’ils passèrent « presque sur nous et sur Napoléon ; nos efforts pour l’arrêter furent inutiles ; les malheureux étaient éperdus, ils n’écoutaient rien ; ils ne répondirent à nos reproches d’abandonner le champ de bataille et leur Empereur, que par le cri de Vive l’Empereur ! qu’ils poussaient machinalement en fuyant plus vite encore ! »3 Voyant ses hommes reculer face à la cavalerie ennemie, Napoléon se tourna vers le maréchal Jean Baptiste Bessières et, faisant un geste en direction de cette zone cruciale du champ de bataille, lui enjoignit de remettre les choses en ordre.
Bessières ordonne d’abord à François Louis de Morland, colonel des Chasseurs à cheval de la Garde impériale, réputé pour ses moustaches et pour être l’un des meilleurs cavaliers de l’armée, de mener deux de ses escadrons à la rescousse du 4e régiment de ligne malmené par la cavalerie et l’infanterie russes. Les chasseurs vêtus de vert débordent l’infanterie française en difficulté et déferlent comme une vague sur la redoutable infanterie de garde russe, hérissée de baïonnettes et de fusils. Pourtant, après une furieuse mêlée, ils sont repoussés. Il est évident qu’un corps plus important est nécessaire pour rétablir la situation et contenir la garde russe qui continue à avancer. Bessières se tourna alors vers le général Michel Ordener, connu comme « grosses-bottes », colonel des grenadiers à cheval dont les grands panaches rouges flottaient furieusement tandis qu’ils chargèrent en cette froide matinée de décembre. Mais la Garde impériale russe riposta à nouveau et Napoléon, qui avait vu assez de carnage, demanda à l’un de ses principaux adjoints, le général Rapp, de prendre deux nouveaux escadrons de chasseurs et un de mamelouks pour soutenir cette attaque.
Sur une colline enneigée au sud-ouest du village de Blasowitz, les mamelouks — vêtus d’amples pantalons à la mode orientale, de gilets brodés rouges, jaunes et verts et de turbans blancs — offraient un spectacle saisissant et leur présence même à Austerlitz soulignait l’internationalisation rapide des guerres déclenchées par la Révolution française. Les mamelouks (le mot signifie « possédé » en arabe) représentaient une caste de guerriers qui avait gouverné, ou plutôt mal gouverné, l’Égypte depuis le milieu du XIIIe siècle. Ils avaient conservé leur pouvoir même après la conquête ottomane de l’Égypte au XVIe siècle et ils étaient parvenus à un certain degré d’autonomie au XVIIIe siècle, avant que l’invasion française ne vienne briser leur pouvoir en 1798. Cette élite guerrière avait une façon particulière de reconstituer ses rangs : bien qu’il y ait eu aussi de nombreux Soudanais, Grecs, Arabes et Russes parmi les mamelouks, elle achetait aussi de jeunes garçons nés de parents non musulmans dans des régions aussi lointaines que la Géorgie, la Circassie et l’Arménie. Après avoir été convertis à l’islam, ces garçons recevaient une éducation et un entraînement de haut niveau dans les arts de l’équitation et de la guerre, avant d’être finalement autorisés à devenir membres de la classe dirigeante qui jouissait de privilèges politiques, militaires et économiques en Égypte. L’islam interdit l’asservissement des musulmans et encourage la manumission des esclaves devenus musulmans, ce qui signifie que les enfants des mamelouks ne pouvaient pas suivre leurs pères au pouvoir et devenaient des citoyens ordinaires : leurs rangs étaient donc continuellement renouvelés par l’importation de nouveaux esclaves.
Napoléon, féru d’histoire, connaissait bien les mamelouks, qu’il fustigea comme « un ramassis d’esclaves achetés dans la Géorgie et le Caucase » qui tyrannisait depuis longtemps le peuple égyptien4. Mais il appréciait aussi leurs talents de cavaliers et leur ardeur martiale. Après la conquête initiale de l’Égypte à l’été 1798, l’armée française commença donc à recruter des auxiliaires indigènes et, en l’espace de deux ans, elle comprenait plusieurs compagnies de cavalerie indigène : les Mamelouks, les Janissaires syriens, la Légion grecque et la Légion copte. En 1801, lorsque l’armée française évacua l’Égypte, ces auxiliaires locaux choisissent de s’exiler en France plutôt que de subir les conséquences de leur collaboration. À leur arrivée en France, les exilés égyptiens s’installent à Marseille et un nombre restreint d’entre eux — environ 150 hommes — furent enrôlés dans l’escadron mamelouk du Premier Consul qui avait été organisé en 1801-1802. L’unité est rapidement élevée au rang de garde consulaire, puis, après 1804, à celui de la célèbre garde impériale5 .
Il n’est pas difficile de deviner les raisons qui ont poussé Napoléon à faire venir les mamelouks en France et à les incorporer dans l’élite des unités militaires françaises. Ils représentaient l’exemple le plus visible et le plus frappant de la gloire impériale de la France, et constituaient des trophées de la conquête à exhiber lors des défilés et autres festivités militaires : déjà en 1802, lors du grand défilé et de la revue sur l’immense place du Carrousel, les mamelouks avaient suscité l’enthousiasme de la foule parisienne, captivée « par la nouveauté du spectacle que présentaient leur costume et leur tenue singulière »6. C’était une démonstration éblouissante du rêve oriental. À bien des égards, la présence des Mamelouks définissait la France comme une entité impériale avant même la proclamation de l’empire. En cette froide matinée de décembre 1805, ces étrangers se sont également révélés être les guerriers les plus zélés de la cause impériale, tous prêts à affronter la Garde impériale russe.
Ignorant les volées concentrées de mitraille russe, les mamelouks partirent au galop et arrivèrent juste à temps pour éviter le désastre, car la cavalerie russe avait déjà débordé l’infanterie française et s’affairait à sabrer les fuyards. Alors que la plupart des mamelouks connaissaient à peine le français et devaient comprendre instinctivement ce qu’il voulait dire, Rapp leur cria : « En avant, mes gars ! Voyez-vous, troupe, nos frères, nos amis qu’on foule aux pieds, vengeons-les, vengeons nos drapeaux »7.
L’affrontement entre deux corps de cavalerie d’élite est particulièrement violent. Très vite, les combats se transforment en d’innombrables corps à corps répartis dans la plaine, la vallée peu profonde au sud du hameau de Blasowitz. « Ce fut une véritable boucherie », se souvient Rapp. Les cavaliers étaient tellement mélangés que l’infanterie d’un côté comme de l’autre ne pouvait se risquer à tirer de peur de tuer ses propres hommes. Jean-Roch Coignet, de la Garde impériale, décrivit plus tard la puissance dévastatrice des Mamelouks : « Ces mamelucks étaient de merveilleux cavaliers ; ils faisaient de leur cheval ce qu’ils voulaient. Avec leur sabre recourbé, ils enlevaient une tête d’un seul coup, et avec leurs étriers tranchants ils coupaient les reins d’un soldat. »8 Dans la mêlée furieuse, les Mamelouks, soutenus par les grenadiers à cheval de la Garde impériale, combattent les escadrons de la cavalerie de la garde russe et abattent une grande partie de l’infanterie russe. Fort du succès de sa charge, Rapp pousse ses hommes vers l’avant dans l’espoir de s’emparer des canons russes qui se trouvent à proximité. Il s’aperçoit rapidement que son élan l’a entraîné trop loin devant ses hommes. Cette décision faillit lui coûter la vie, car il se retrouva soudain au milieu des cavaliers russes qui contre-attaquaient. Déjà blessé et en sang, Rapp se préparait à vendre sa vie le plus cher possible, lorsque il fut sauvé par un mamelouk, Jean Chahin, âgé de vingt-neuf ans, dont l’histoire illustre celle de tant d’autres mamelouks.
Né dans une famille chrétienne de Tiflis (Tbilissi, Géorgie), il avait été enlevé encore enfant et vendu comme esclave avant de gagner l’Égypte, où il était entré dans la maison d’un des beys mamelouks. L’invasion française de l’Égypte avait marqué un autre tournant dans sa vie. Qu’il ait fait défection ou qu’il ait été capturé au combat, Chahin avait décidé de se ranger du côté des Français, se forgeant rapidement une réputation de bravoure et d’audace téméraires. Au cours de la bataille d’Héliopolis entre l’Armée d’Orient française et l’armée ottomane soutenue par les Britanniques, Chahin se battit avec une telle férocité qu’il fut blessé 23 fois ! Et laissé pour mort sur le champ de bataille — survivant seulement grâce à l’intervention opportune et aux soins de Dominique Larrey, futur chirurgien en chef de la garde impériale, puis de la Grande Armée. Malgré ses handicaps physiques, Chahin est resté dans l’armée française et l’a suivie en France, où il espérait se créer un avenir meilleur. On ne peut que se demander ce qu’il a dû ressentir lorsqu’il s’est présenté parmi les tout premiers récipiendaires de la Légion d’honneur en juin 1804, s’engageant à se dévouer « au service de l’empire, et à la conservation de son intégrité », à défendre « les lois de la république » et à « faire tout ce qui serait en [son] pouvoir pour maintenir la Liberté et l’Égalité »9. Un an plus tard, Chahin chargeait dans la campagne morave. Constatant le danger imminent qui pesait sur le général Rapp, il se précipita et, sabrant à droite et à gauche, il se fraya un chemin à travers l’ennemi pour attraper le général et l’emmener en lieu sûr. Blessé à trois reprises, Chahin se précipita à nouveau au combat, avec une telle violence et une telle détermination qu’il parvient à s’emparer d’un canon russe10.
Non loin de Chahin se trouvent ses autres frères mamelouks. Les Arméniens Azaria Le Grand et Daniel Mirza sont récompensés pour leur bravoure lors de cette bataille et reçoivent la Légion d’honneur. Les Arabes Ahmed Quisse, originaire du Caire, et Mustapha Bagdoune, né à Bagdad, furent tout aussi héroïques — le premier, blessé à cinq reprises, refusa de quitter le champ de bataille et continua à se battre, tandis que le second captura un drapeau russe qu’il remit à Napoléon, en promettant de rapporter également la tête du grand-duc Constantin, l’un des commandants russes, une provocation qui lui valut d’être sévèrement traité de « vilain sauvage » par Napoléon11. Daoud Habaibi, originaire d’une petite ville du sud de la Syrie, s’était battu aux côtés de Chahin pour sauver Rapp et il fut grièvement blessé à l’aine par un coup de baïonnette ; sa bravoure fut récompensée par la Légion d’honneur. Non loin de lui, il y avait un autre Arabe syrien, Elias Massaad, surnommé « sabre redoutable » pour sa bravoure, et Séraphine, originaire d’Acre, qui avait perdu ses galons de caporal pour un délit commis en juin avant de les récupérer pour sa bravoure à Austerlitz. À leurs côtés, on trouvait Ali, vingt-sept ans, et Riscalla, vingt ans, tous deux nés dans la région du Darfour au Soudan et vendus comme esclaves en Égypte, où ils se rallièrent à la cause française, ce qui les conduisit au cœur de l’Empire autrichien ; Soliman Moscouw/Mouskoi, probablement un Ukrainien de Crimée, avait suivi un parcours similaire, tout comme les Grecs Angely Anastaci, Jouanny Anastaci, Grec Kralii, et Nicole Athanase Magnati.
Issus de régions et d’ethnies différentes, ces mamelouks, rassemblés par leur éthique martiale, leur loyauté envers l’unité et le sentiment commun d’engagement envers leur nouvelle patrie, se sont battus avec beaucoup de courage et ont contribué au triomphe français. Rapp, tenant son sabre brisé et couvert de sang, ne peut dissimuler son excitation : « Enfin l’intrépidité de nos troupes triomphe de tous les obstacles ; les Russes fuient et se débandent. Alexandre et l’empereur d’Autriche furent témoins de la défaite ; placés sur une élévation à peu de distance du champ de bataille, ils virent cette garde qui devait fixer la victoire taillée en pièces par une poignée de braves. »12 Rapp rentra précipitamment pour rendre compte de cette affaire à Napoléon, qui avait été témoin de l’avantage obtenu par une force si réduite contre les troupes d’élite de l’ennemi. Ce fait d’arme le poussa à commander une toile à François Gérard, qui compte parmi les plus emblématiques de l’ère napoléonienne. On y voit le général Rapp et de nombreux Mamelouks. Après la réalisation de la toile, Napoléon recommanda à de nombreux interlocuteurs d’aller la voir : « Allez voir comme nous étions. C’est parfait ! ».
Le triomphe d’Austerlitz et la peinture monumentale de Gérard ont fait des mamelouks un élément déterminant de l’apparat napoléonien, leur fonction symbolique éclipsant leur efficacité militaire. Leur présence dans l’armée française — et dans la société — témoigne d’un phénomène complexe de perception social des mamelouks qui sont à la fois des trophées de conquête à la mode, des symboles de l’orientalisme romantique et des pièces maîtresses illustrant l’étendue de l’empire napoléonien. En effet, ils incarnent la transformation de la campagne égyptienne ratée de Napoléon en une glorieuse victoire qui, à son tour, constitue un levier essentiel de la machine de propagande impériale. Au fil des années, les mamelouks originaux — dont les histoires individuelles sont pleines d’héroïsme, de sacrifice, de déception et de lutte pour être acceptés dans leur patrie d’adoption — se sont transformés en une catégorie imaginaire, un vestige d’une institution archaïque qui se caractérisait extérieurement par son apparence orientale mais qui, en réalité, servait de modèle pour les relations de pouvoir au sein de l’empire et les impulsions modernisatrices de l’impérialisme napoléonien.
Sources
- Mémoires du général baron Thiébault (5 vols, Paris : Plon, 1893–95), iii, 439.
- Relation Officielle de la Bataille d’Austerlitz, 28 mars 1806, in Correspondance de Napoleon, XII 233 ; Pierre Blanchard, Histoire des batailles, sièges et combats des Français, depuis 1792 jusqu’en 1815 (Paris : Blanchard, 1818), 309.
- Philippe-Paul comte de Ségur, Histoire et mémoires (Paris : F. Didot, 1873), III, 469.
- « Proclamation du 2 juillet 1798 », Correspondance de Napoléon, IV, p. 269-270.
- Jean Savant, Les Mamelouks de Napoléon (Paris : Calmann-Levy, 1949) ; Raoul et Jean Brunon, Les Mamelouks d’Egypte (Marseille : Collection Raoul et Jean Brunon, 1963) ; et Jean-Joel Brégeon, « Le Crepuscule des Mamelouks », in L’Egypte française au jour le jour 1798-1801 (Paris, 1991), pp. 342-369 ; Beatrice Kasbarian-Bricout, L’Odyssée Mamelouke à l’ombre des armées napoléoniennes (Paris, 1988) ; Gabriel Guemard, Aventuriers mameluks d’Egypte (Toulouse, 1928).
- Journal des Débats, 26 Messidor an X (14 juillet 1802), cité in Alphonse Aulard, Paris sous le Consulat, (Paris : L. Cerf : Noblet : Quantin, 1903-1909) III, p. 154.
- Mémoires du général Rapp, aide-de-camp de Napoléon, écrits par lui-même et publiés par sa famille (Paris, 1823), 60-61.
- Jean-Roch Coignet, Les cahiers du capitaine Coignet (1799-1815), ed. par Lorédan Larchey (Paris, 1883), 473.
- Texte complet du serment de Chahin : « Je jure, sur mon honneur, de me dévouer au service de l’empire, à la conservation de son territoire dans son intégrité ; à la défense de l’empereur, des lois de la république et des propriétés qu’elles ont consacrées ; de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise tendante [sic. qui tendrait à] rétablir le régime féodal, à reproduire les titres et qualités qui en étaient l’attribut ; enfin, de concourir de tout mon pouvoir au maintien de la Liberté et de l’Égalité. » Dossier de Chahin aux Archives Nationales : LH/467/102.
- À propos de la vie et de la carrière de Jean Chahin, Alexander Mikaberidze, ამბავი ერთი მამლუქისა : ჟან შაჰინის ცხოვრება და მოღვაწეობა [L’histoire d’un mamelouk: la vie et carrière militaire de Jean Chahin] in საისტორიო კრებული 3/2013 : 89-103 (en géorgien).
- Jean-Baptiste-Antoine-Marcelin de Marbot, Mémoires du général Baron de Marbot (Paris : Plon, 1891), I, 262.
- Mémoires du général Rapp… op. cit. 61.