Après l’Acropole d’Andrea Marcolongo, la Los Angeles d’Alain Mabanckou, la Provence de Carlo Rovelli, les rives de Beyrouth dans l’œil des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, les marches de la Villa Malaparte par Pierre de Gasquet, la Sicile de l’enfance de Jean-Paul Manganaro, les Pouilles littéraires de Nicola Lagioia, le Royaume-Uni politique de Lea Ypi, l’île de Manhattan par le regard d’Antoine Compagnon et les territoires de l’universel et de l’intraduisible par Barbara Cassin, notre intemporelle série d’été « Grand Tour » vous invite à atterrir dans la Vienne de l’interrègne — entre la chute du communisme et l’entrée de l’Autriche dans l’Union. De la guerre des Balkans à l’affaire Waldheim, dont elle parle pour la première fois, Catherine Clément nous transporte dans une ville qui a vécu la « fin de l’histoire » à sa manière.
De tous les pays et de toutes les villes où vous avez vécu, vous avez choisi de nous parler de Vienne : pourquoi ?
Peut-être parce que c’est une période de ma vie de laquelle j’ai relativement peu parlé, sur laquelle je n’ai vraiment écrit que dans un de mes romans, La valse inachevée, qui se termine avec l’assassinat du Chancelier Dollfuss, le 25 juillet 1934.
Dans quelles circonstances avez-vous connu Vienne ?
Nous nous y sommes installés avec mon compagnon André Lewin lorsque celui-ci a été nommé ambassadeur de France en Autriche, en 1991. L’Autriche n’appartenait pas encore à l’Union européenne. Et nous y avons vécu pendant cinq ans.
Dans quelle mesure l’idée de cette ville existait-elle pour vous avant ce séjour ?
Vienne était surtout pour moi la ville de Sigmund Freud, dont j’avais lu les correspondances. J’avais le souvenir assez net, avant mon arrivée, qu’il prétendait détester cette capitale. Or je me suis rendue compte, bien des années après, une fois là-bas, que tous les Viennois disent détester leur ville — ce qui signifie que Freud était bien, tout simplement, viennois.
La psychanalyse comme point d’entrée, donc, pas la musique ?
Si, je me souviens avoir eu une autre image en tête. J’avais lu quelque part que Brahms, qui buvait beaucoup, exhibait ses douces ivresses sur les collines viennoises. C’était très éloigné de l’image tragique que nous, Français, pouvions avoir du compositeur à l’époque. En tant que premier chef d’orchestre de la ville, il y a vécu très joyeusement, composant des chansons sublimes et festives — on ne les entend presque jamais.
Au-delà de ces deux figures — Freud la détestant et Brahms s’y enivrant — l’idée de Vienne a-t-elle joué un rôle particulier dans votre « fabrication d’intellectuelle » ?
Par l’étude de la pensée et du monde de Freud, bien sûr, principalement, mais avec tout de même un paradoxe pour moi, qui avait écrit sur l’opéra (L’opéra ou la défaite des femmes, Grasset 1979) : Freud n’aimait pas vraiment l’opéra et lorsqu’il s’y rendit, c’était à Paris, pas à Vienne !
Tandis que pour vous, l’opéra avait toujours joué un rôle central…
Évidemment, il a toujours été au cœur de mon travail — et il le reste.
Bien avant d’arriver dans la capitale autrichienne, vous aviez donné pour titre à l’un de vos premiers livres Bildoungue — en francisant l’orthographe de bildung, la formation — à la fois pour poser le problème de la traduction de Freud en France et pour ironiser sur le fait que vous méconnaissiez l’allemand. Quel est votre rapport à cette langue lorsque vous arrivez à Vienne ?
D’abord, je n’y arrive pas seule ! Petit juif allemand de sept ans réfugié à Paris en 1939, mon compagnon ambassadeur avait appris le français en trois mois à l’école rue Delambre à Montparnasse, alors que j’ai dû prendre des leçons d’allemand tous les jours pendant cinq ans pour être encore aujourd’hui incapable de le parler. Ce n’est pas du jeu ! Plus sérieusement, mon rapport à la langue allemande est manifestement brouillé par la Shoah et mon histoire familiale.
Parce que chez elle on parlait le yiddisch, ma mère parlait très bien allemand. C’est ainsi que nous est arrivée l’histoire que j’ai raconté dans mon dernier livre : L’Allemand de ma mère (Seuil, 2023). En 1938, ma mère a vu arriver un médecin, réfugié juif allemand, en face de sa pharmacie. Il avait été chassé d’Allemagne quand les médecins juifs n’eurent plus le droit d’exercer. Ma mère lui vient en aide, lui constitue une patientèle, il devient ami avec mon père. La drôle de guerre arrive. Mais lorsque ma mère rentre à Paris après avoir été pharmacien remplaçant dans un petit bled, elle retrouve son zèbre en uniforme de l’armée allemande ! Il n’était pas juif : c’était un espion ! Et il avait commencé la prospection du Lutétia, où il avait une chambre. Voilà pourquoi l’hôtel est ensuite devenu le siège du service du contre-espionnage de l’armée d’occupation allemande, l’Abwehr.
Pourtant, il ne condamne pas vos parents ?
Non, il leur explique qu’il a même pour mission de sauver des Juifs. Cela paraissait abracadabrantesque. Mais il l’a fait ! Il a mis au point un système qui, à chaque fois que ma mère était menacée — une bonne dizaine de fois — lui signalait qu’il fallait qu’elle ne dorme pas chez elle le soir. Puisqu’il n’y avait pas de mails, pas de téléphones et même plus de télégramme, il fallait un système très sophistiqué pour transmettre ces messages.
De toute évidence, mon rapport à cette langue est marqué par la mémoire familiale de la guerre et les histoires comme celle-ci qui ont marqué ce temps — et nos souvenirs.
Votre blocage par rapport à l’allemand s’étendait-il à l’écrit ou concernait-il seulement la langue parlée ? Vous racontez dans Mémoire l’anecdote d’une conférence que vous avez faite en allemand à Bregenz, en Autriche justement, et comme vous vous êtes soudainement retrouvée bloquée en devant prononcer le mot Sieg…
Mot qui signifie « victoire »… Exactement, après avoir prononcé ce mot, j’ai éclaté en sanglots. Et malgré tous les cours que j’ai pris, je ne parle toujours pas allemand. Pas un mot.
L’apprentissage s’est donc révélé difficile dès vos premiers cours à Vienne ?
J’ai un inconscient très bien réglé : il a bloqué tout ce qu’il pouvait en termes d’allemand !
Les lectures des nouvelles de Stefan Zweig ordonnées par mon professeur viennois étaient très agréables, mais dès qu’elle est partie, tout est parti. Cependant, pour mon compagnon, c’était un réel bonheur d’être à Vienne : il était né en Rhénanie, où l’accent est le même que celui de Vienne. Les deux accents sont tellement semblables qu’on lui demandait souvent de préciser de quel pays il était l’ambassadeur !
Quels sont vos premiers souvenirs de votre arrivée à Vienne ?
Ils sont liés essentiellement à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et à la trace qu’elle avait laissée — ce qui nous conduit à ce qui était en fait le cœur de mon séjour viennois : l’affaire Waldheim, qui va occuper, en basse continue, mes cinq années là-bas.
Pourtant, lorsque vous arrivez, Kurt Waldheim est Président fédéral, et il a été disculpé en 1988, trois ans auparavant, par un rapport d’historiens indépendants, des accusations de nazisme qui le visaient. Parle-t-on encore de « l’affaire Waldheim » ?
Ah oui, oui, on en parlait ! Les personnes politiques en mission — ou en vadrouille — redoutaient d’être photographiées à ses côtés, on nous questionnait non stop, oui, c’était bel et bien une sale affaire ! André Lewin et moi, nous avions été chargés — secrètement, mais expressément — de faire la lumière sur le supposé nazisme de Waldheim, alors que l’Autriche s’apprêtait à entrer dans l’Union européenne.
Que découvrez-vous, une fois à Vienne, sur cette affaire ?
Que la chose est plus grave que ce qu’en disent les journaux.
En quel sens ?
Il faut refaire tout le fil de l’histoire.
Pendant la campagne électorale pour la présidentielle en Autriche, Waldheim est accusé d’avoir été activement nazi. Ses états de service dans la Wehrmacht sont connus — ils ont d’ailleurs été détaillés dans le rapport que vous mentionnez. Mais on l’accusait de choses bien plus graves qu’un rôle purement passif. Le Parti socialiste autrichien avait publié une photo de lui en uniforme en Yougoslavie. Il faut se souvenir de comment cela avait alors agité l’Autriche ! Des pétitions, des débats, jusqu’à la fameuse commission demandée par Waldheim lui-même pour se disculper…
Mais cette affaire a une suite ?
Vous en jugerez vous-même. À ce moment, en 1988, mon compagnon et moi sommes en Inde.
Mais le soir de notre arrivée en Autriche, en septembre 1991, nous avons tout de suite, là, un rendez-vous non officiel avec la communauté juive de Vienne. Après huit heures de route, immédiatement et sans délai ! Une cinquantaine de personnes et le Grand Rabbin de Vienne nous attendaient dans un grand appartement viennois. André, dont la langue maternelle est l’allemand, entre en discussion avec le Grand Rabbin. Devant les cinquante personnes très silencieuses, une femme nous raconte l’histoire suivante.
Bruno Kreisky, chancelier d’Autriche pendant treize ans, mort l’année d’avant notre arrivée, ardent socialiste, résistant, juif réfugié en Suède pendant la Seconde Guerre Mondiale, avait, dans un meeting socialiste, traité Simon Wiesenthal — qui défendait Waldheim — de kapo.
Grand chasseur de nazis reconnu comme tel partout dans le monde, Simon Wiesenthal avait porté plainte en justice.
Alors le Grand Rabbin a convoqué le Chancelier d’Autriche en exigeant qu’il perde volontairement le procès que lui intentait Wiesenthal.
Dans les batailles politiques autrichiennes entre conservateurs et socialistes, il y avait des Juifs des deux côtés, ce qui est normal. Wiesenthal était à droite, Kreisky à gauche. Mais cela n’autorisait pas Kreisky à traiter Wiesenthal de Kapo. La règle que nous avons apprise ce soir-là est claire : on ne demande jamais à un juif survivant des camps de la mort comment il a survécu. Et on n’instrumentalise pas la Shoah à des fins politiques.
Or si on nous invitait le soir même de notre arrivée, c’était pour nous mettre en garde sur le contexte de l’affaire Waldheim, parce qu’elle avait commencé au moment précis où Kreisky accusait Wiesenthal d’horreurs sans nom. Et pour Wiesenthal, il n’y avait strictement rien dans le dossier Waldheim. Chaque fois que nous étions allés chez Simon Wiesenthal, il nous expliquait qu’il ne détenait aucune information contre Waldheim. Il le disait d’ailleurs publiquement.
Quel a été le déclic de votre côté ?
Trois ans après nous être installés à Vienne, j’ai réussi à obtenir les confessions d’une responsable du parti socialiste pour l’interroger sur le fond de l’affaire. Ce qu’elle m’a dit m’a horrifiée : la seule preuve du supposé nazisme de Waldheim, ce que les personnes qui avaient lancé la rumeur contre Waldheim savaient, c’est qu’il avait eu une maîtresse juive.
L’avait-il tuée, avais-je demandé ? Non. Il avait une maîtresse juive, donc c’était « un gros bonnet ». C’était le seul, l’unique fondement de toute la rumeur contre lui.
Mais Waldheim a été Président : c’est bien que la conspiration que vous dénoncez a échoué.
Oui, mais il a été diffamé, conspué, et à tort, sur la plus grave des accusations du siècle. Cet événement colle à la mémoire de l’Autriche. Et ce secret, que j’associe à mes années viennoises, à la mienne.
Votre compagnon André Lewin avait été porte-parole de Waldheim lorsque celui-ci était Secrétaire général des Nations-Unies. Quel souvenir gardez-vous de lui ?
André avait passé les années du porte-parolat, qu’il partageait avec l’autrichien Anton Prohaska, à réparer les gaffes du Secrétaire général de l’ONU. Comme ce discours prononcé à Jérusalem, « votre belle capitale », avait lancé Waldheim sans réfléchir… Le même André avait participé à un dîner privé dans la cuisine de Golda Meïr, alors Premier Ministre d’Israël, qui avait invité Kurt Waldheim « non pas le secrétaire général, mais le Viennois » 1. Le souvenir que je garde de Waldheim ? Un Viennois francophone très courtois, qui tenait à me placer à sa droite.
Avez-vous raconté cette histoire par la suite ?
Jamais. On ne parle plus tant que cela aujourd’hui de cette affaire. Mais Waldheim a été sur la liste noire américaine — qu’on mesure quel châtiment c’est pour un ancien secrétaire général des Nations unies.
Pourquoi n’en avoir jamais parlé ?
Je n’ai jamais pu. Il fallait trouver des interlocuteurs de confiance.
Pourquoi Waldheim ne s’est-il pas défendu plus vigoureusement ?
Il n’avait pas la force morale.
Avez-vous rencontré d’autres sujets sensibles autour de la Shoah ?
Oui. En arrivant à l’Ambassade, je découvre que je suis de droit présidente d’une association de Françaises expatriées. Je préside la première session, au cours de laquelle on nous remet le programme de l’année en cours. Le thème : la littérature. Soit. Le cycle de cette année : « Les grands écrivains méconnus de la collaboration ». Je me suis levée, j’ai expliqué ce qui était arrivé à mes grands-parents assassinés à Birkenau en 1944, j’ai démissionné et je suis partie…
Y avait-il un antisémitisme à Vienne au début des années 1990 ?
Contrairement à ce que l’on a voulu faire croire, non.
D’ailleurs, je me souviens d’un épisode assez proche de mon arrivée, et public celui-là : Elfriede Jelinek, devenue depuis Prix Nobel de littérature, avait écrit un article affirmant que l’antisémitisme viennois était en quelque sorte l’héritage d’Élisabeth d’Autriche, Sissi, et particulièrement de son goût pour l’équitation. C’était stupide et faux.
Cela m’avait beaucoup énervée, j’avais répondu dans la presse de gauche par un article disant que j’étais juive, comme l’ambassadeur Lewin, que je vivais à Vienne, qu’on ne me traitait pas de « sale juive » à tous les coins de rue et qu’Élisabeth d’Autriche était philosémite. Pauvre Sissi ! Elle qui voulait mettre partout des statues du poète Heinrich Heine — juif, exilé, révolté contre les Habsbourg , comme elle !
C’est à Vienne que vous alliez composer votre roman Une Valse inachevée et le livre Sissi, l’impératrice anarchiste, qui sont en quelque sorte une réhabilitation de la figure d’Élisabeth d’Autriche. En arrivant, saviez-vous déjà que vous alliez écrire sur Sissi ?
La directrice de la collection Découvertes chez Gallimard m’avait proposé d’écrire un livre sur Sissi. Bien évidemment, j’avais accepté — ne serait-ce que pour rendre justice à l’impératrice à qui on faisait alors un faux procès en antisémitisme.
En m’intéressant à cette figure nihiliste, j’ai aussi pris des cours sur le langage de l’équitation : le chauffeur de l’ambassadeur était un ancien garde républicain. J’avais deviné à sa démarche qu’il avait eu un grave accident, mais qu’il avait été un grand écuyer. Tous les jours, il m’a amenée à l’école espagnole pour m’enseigner le vocabulaire de l’équitation. C’est ainsi que j’ai cherché un peu à l’aventure — et il se trouve que l’aventure intellectuelle est l’un de mes principes.
Quelles étaient vos sources, et plus généralement vos lectures quand vous étiez à Vienne ?
Miraculeusement, les archives des ambassades précédentes étaient encore à Vienne. J’y ai trouvé des documents précieux, datant du suicide de Rodolphe à Mayerling : l’ambassadeur disait que ce n’était pas un suicide, mais que son père l’avait fait assassiner, car Rodolphe, héritier de l’Empire, était passionnément républicain. Ce n’était pas rien ! J’ai bâti mon roman autour de cela. Le même diplomate affirmait encore à propos de l’assassinat de Sissi par un anarchiste italien : « la défunte n’était pas aimée ». Ce n’est pas étonnant, elle n’était jamais là. Ces dépêches diplomatiques de l’époque des Habsbourg m’ont aidée à construire ce roman.
Au-delà des sources, vous lisiez aussi la littérature autour de Sissi et de François-Joseph…
Il existe en français une belle biographie de Nicole Avril, et des livres idolâtres de quelques témoins de sa vie. Pour le reste, c’était souvent de la crème chantilly autour de rien. Pour moi, j’ai voulu démystifier la silhouette romantique, en relatant par exemple des souvenirs de Viennoises qui l’avaient vu enlever son dentier dans une guinguette, le mettre à tremper dans l’eau d’un verre, puis le remettre, le tout en public. J’aimais cette désinvolture. J’ai aussi préfacé son Journal poétique où, en termes orduriers, elle se moque cruellement des archiduchesses européennes. Voilà pourquoi j’ai insisté sur ses positions politiques, hostiles à l’empire des Habsbourg, d’où le titre du livre dans Découvertes : L’impératrice anarchiste… Titre que Maurice Béjart m’a piqué sans ambages pour une de ses dernières créations.
L’ambassade de France, qui recelait des archives, était-elle aussi un lieu inspirant ?
Absolument. Elle l’est toujours. C’est un magnifique palais Art Nouveau, restauré en notre présence par d’admirables conservateurs : un étage entier comprenait de beaux trumeaux du peintre Devambez, il fallait refaire les décorations des portes. Il y avait aussi d’immenses tapisseries françaises d’après le peintre néerlandais Albert Eckhout, qui a peint les Brésiliens, la flore et surtout la faune du Brésil au XVIIème siècle. Nous connaissions le Brésil pour y avoir été une dizaine de fois en mission avant notre venue à Vienne. Et c’était amusant de confronter les images animales avec celles qui accompagnent Lévi-Strauss tout au long des Mythologiques, et que nous avions également aperçues, notamment au Pantanal, territoire du peuple bororo.
Entrons dans le palais justement : quelle impression gardez-vous de la vie diplomatique à Vienne pendant ces années ?
C’était une période charnière : la proverbiale neutralité de l’Autriche était déjà bien entamée puisque le pays s’apprêtait à entrer dans l’Union européenne. Sans trop de difficultés. Mais juste avant les guerres des Balkans, et juste après la dislocation de l’URSS. Or pendant ces cinq années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique, nous avons vu la mafia russe s’installer à Prague, puis à Bratislava et enfin dans Vienne. Très visible dans les cafés, leur univers commençait à s’organiser.
C’était donc un poste d’observation privilégié des transformations de l’âge de la « fin de l’histoire », mais aussi de ses dangers ?
Fin de l’histoire, tu parles ! Un certain nombre de diplomates — dont nous — était menacé par le PKK. Et Vienne tenait bien son rang : c’était un parfait nid d’espions !
Un souvenir en particulier ?
Je me rappelle qu’un jour, mon compagnon me demanda de ne plus monter au dernier étage du Palais. Il y avait beaucoup d’allées et venues dans les étages, des paroles furtives, des trucs pas clairs… Il m’expliqua beaucoup plus tard : à l’étage logeait provisoirement Markus Wolf, l’un des grands maîtres espions de la guerre froide, patron des opérations extérieures de la Stasi. Nous étions au mitan des années 1990…
De quel contexte politique était baigné le poste ?
Quand nous sommes arrivés, les derniers essais nucléaires de la France venaient d’avoir lieu. Presque pendant toute la durée de notre séjour, un bonze était assis en tailleur sur la pelouse devant l’ambassade, pour protester contre les essais nucléaires français — qu’il vente ou qu’il neige, chaque hiver, il ne bougeait pas. Je le revois encore tapant fidèlement sur son gong sous la neige.
Une autre fois, pendant l’une de nos visites à Schönbrunn, un gardien est venu nous prévenir que des activistes écolos nous attendaient dans les arbres : et nous les vîmes en effet suspendus aux branches ! L’ambassadeur les a beaucoup reçus. Résultat : un Noël, ils lui ont fait cadeau d’une bombe en chocolat…
La guerre des Balkans était-elle aussi présente ?
Elle était partout. Vienne était un lieu de passage vers Sarajevo : nous avons hébergé l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées à partir de 1991, au moins une fois par mois pendant la durée de la guerre. Je me rappelle le généreux accueil que la ville de Vienne — le maire était considéré comme un homme de droite, bien qu’issu du SPÖ — a réservé aux Bosniaques, réfugiés puis repartis dès l’arrêt des combats.
Au vrai, avant la guerre d’Ukraine, l’Europe avait déjà vu revenir une guerre conventionnelle dont Vienne était la porte d’entrée. Mais elle ne s’était pas étendue, contrairement à la guerre d’aujourd’hui.
La guerre se manifestait-elle aussi dans la Vienne intellectuelle et culturelle ?
Elle avait passé les portes de l’opéra : à Bregenz, il y avait eu une mise en scène qui simulait Sarajevo en flammes. C’était la preuve que nous vivions un élément historique puisque les scènes d’opéra s’en emparaient. Une ombre planait sur la ville que l’on dit si légère.
Vous y pensiez tous les jours ?
Oui, comme je pense tous les jours à la guerre d’Ukraine aujourd’hui. La guerre était présente dans toutes les conversations, dans tous les débats.
Revenons à Vienne : plus généralement, qu’est-ce que le climat général vous montrait du rapport de l’Autriche et des Autrichiens à leur histoire ?
Dès mon arrivée, j’ai fait connaissance avec le patron de la Maison Freud, celle où avait habité Sigmund Freud, Harald Leupold-Löwenthal, qui était psychanalyste et qui m’a raconté sa résistance d’adolescent pendant la guerre. Elle était viennoise dans l’âme : quand il avait 13 ans, il avait monté une bande de gamins contre les nazis. Ensemble, ils envoyaient des étrons à la fronde sur les Allemands.
Deux juifs viennois avaient survécu à la Shoah dans les souterrains de la ville. Tous deux m’ont assuré qu’Adolf Hitler avait fait venir à Vienne, par cars entiers, des Bavarois pour remplir Heldenplatz, la célèbre place des Héros où il a prononcé un de ses discours triomphants, le soir de l’invasion de l’Autriche par les nazis. L’un des deux y était, gamin, par curiosité. Il avait mis un peu de temps à comprendre qu’il n’était plus en sécurité sur la place des Héros.
Le docteur Freud n’était pas loin…
Harald est devenu un ami important. C’est lui qui m’a tout de suite connectée à ce qui restait du monde intellectuel viennois. J’ai été assaillie de propositions : à peine étais-je arrivée qu’on me demandait une conférence à l’Opéra de Vienne avec une grande cantatrice, Leonie Rysanek… Il m’a fait entrer dans un séminaire de recherche qui se passait tous les ans au Festival de Bregenz et pendant lequel nous avons planché, chaque année, pendant à peu près un mois , sur les deux opéras joués cette année-là, un sur le lac, un dans la salle. L’un des opéras joués la dernière année était Fidelio, l’unique opéra de Beethoven… C’est à ce moment que j’ai donné la fameuse conférence que nous évoquions au début de cette conversation, sur la vraie histoire qui a inspiré Fidelio.
En octobre, je vais justement publier un roman sur cette préhistoire de Fidelio : pendant la Terreur, un aristocrate emprisonné est libéré par sa femme, qui s’est déguisée en geôlier. En 1798, cette histoire est devenue une pièce de théâtre — Léonore ou l’amour conjugal — puis est arrivée à Vienne en 1805 avec Beethoven, au moment de la création de Fidelio. Juste avant Austerlitz…
Qu’avez-vous trouvé de plus viennois à l’Opéra de Vienne ?
L’un de nos grands amis était Ruggero Raimondi, baryton basse. Quand il chantait à Vienne, on assistait à sa représentation, on l’attendait à la sortie avec sa femme et on allait dîner tous les quatre. Un soir où il était dans le rôle de Don Giovanni, opéra de Mozart, nous le vîmes pendant toute la durée de la première partie chanter de dos sur scène… En sortant, il était furieux. L’habilleur, promu Premier Habilleur parce que, les soirs de DonGiovanni, il habillait ce qu’on appelle « le rôle-titre », avait trop bu et lui avait refilé un costume beaucoup trop petit… Eh bien, cela ressemble à Vienne.
Si vous ne deviez retenir qu’une représentation ?
Le seul souvenir vraiment marquant que je garde de l’opéra de Vienne, le Staatsoper, qui a longtemps été dirigé par le français Dominique Meyer — qui dirige maintenant La Scala à Milan et que Giorgia Meloni veut pousser vers la sortie — est une représentation du Chevalier à la rose vraiment parfaite. Nous fréquentions beaucoup plus le théâtre de l’opérette, le Volksoper, et l’admirable Theater an der Wien, pour les comédies musicales, dont une sur Sissi…
Vous fréquentiez aussi les milieux littéraires ?
Non. Tout portait sur la musique, intensément : les discussions, les engueulades, le débat d’idées — tout était focalisé sur l’émotion musicale. Cela tombait bien, André était suffisamment violoniste pour jouer dans des concerts privés, qui sont légion à Vienne…
Est-ce que Vienne était aussi le point de départ de voyages pour rayonner en Europe centrale ?
En 1993, nous avons visité toute la Slovaquie, encore très soviétisée. Nous avons vu des visages misérables dans les villages Roms, des supermarchés vides et ces étranges tuyaux de gaz construits en hauteur et qui donnent une impression terrifiante — il paraît que c’était un système importé d’Allemagne de l’Est.
À notre arrivée à Vienne, nous étions souvent à Prague ou à Bratislava, où nous avons été invités presque tout de suite à un forum d’intellectuels. En 1993, le jour de la paisible séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie, nous étions à Bratislava et les gens dansaient dans la rue. Cela m’avait épatée et nous avions été entraînés dans des rondes. Le soir de la victoire du référendum sur l’adhésion de l’Autriche à l’Union européenne, en 1994, tout le gouvernement est sorti de la Hofburg, tout le monde s’est mis à danser. Nous avons été entraînés aussi !
Un autre aspect mérite peut-être que l’on s’y arrête : l’habillement. Dans Mémoire, vous revenez sur votre rapport à la mode et aux manières de paraître. En Inde, vous aviez adopté le costume du Penjab. À Vienne, le style traditionnel du Dirndl.
J’ai, chaque fois, pris la coutume des vêtements des lieux où j’ai vécu. « À Rome, vis comme les Romains et ailleurs, vis comme on y vit » dit un proverbe latin. La mode française ne me va pas et je ne l’aime pas. Pensez un peu à la définition de la femme idéale selon Karl Lagerfeld : « Une toute petite tête et des jambes interminables »…
Y a-t-il des choses que vous avez découvertes à Vienne et que vous y ignoriez ?
Oui : Vienne la rouge ! Je n’aurais pas dû la découvrir puisque j’avais quand même été communiste pendant quinze ans, mais je ne savais rien de la période de gouvernement marxiste-socialiste à Vienne, de 1919 à 1934, c’est-à-dire de longues années de l’après-guerre. Les austro-fascistes ont bombardé au canon les constructions de logement sociaux, mais il reste le bâtiment formidable du Karl-Marx-Hof par exemple, détruit à la mitrailleuse et reconstruit ensuite.
Au fond, même si vous disiez au début de notre conversation n’avoir pas eu d’idées préconçues sur Vienne, votre séjour a semblé incarner une succession de mythes viennois, de la psychanalyse à la musique en passant par l’art, la politique, l’espionnage et aussi le plus persistant de tous : le mythe Habsbourg, que vous avez cherché à désamorcer par le truchement d’un autre mythe — celui de Sissi…
Oui, il faut dégonfler ce mythe ! Ce qui m’a plus intéressé dans l’histoire politique de Sissi, c’est qu’elle a — toute seule — influencé son crétin d’empereur de mari et qu’il a accepté d’être roi en Hongrie. C’est elle qui a tout fait : elle a immédiatement appris le hongrois, elle s’est habillée en hongroise, elle a séduit les Hongrois, elle s’est installée dans un château en Hongrie…
François-Joseph n’a jamais pris de décision autonome, à part celle d’épouser Elisabeth de Wittelsbach, duchesse en Bavière et non pas duchesse de Bavière. Très petite noblesse, une pauvresse, en somme.
Revenons à la Mitteleuropa, la dimension européenne de Vienne. Est-ce que ce passage a changé votre vision de l’Europe ?
Je ne sais pas ce qu’est la Mitteleuropa, je n’ai jamais compris ce que recouvrait cette expression dont je me demande ce qu’elle cache en vrai. L’Europe de l’époque était très différente de celle de maintenant. Elle n’était ni aussi étendue, ni aussi fortement unie. Les pays d’Europe dite « de l’est » venaient de faire tomber le rideau de fer. C’était nouveau et bouleversant ! Et voir le gouvernement autrichien danser la ronde dans les rues le soir du référendum d’entrée dans l’Union européenne, cela aussi, c’était bouleversant !
Trouvez-vous à Vienne des airs de parentés avec d’autres villes européennes ?
Oui, Madrid héberge un peu le même type d’architecture. Souvenir impérial, peut-être.
Mais pas la même lumière…
Non, et c’est d’ailleurs une chose qui m’a beaucoup frappée : le soleil se couche vers 14h30 en hiver. Il va de soi que l’impact sur la psychologie des Viennois est considérable. Je pense que la réalité mythique des cafés viennois vient de là.
À titre de comparaison, en Inde et en Afrique, le soleil se couche tous les jours vers 18h — et cela change tout ; la manière de penser par exemple.
Nous avons parlé du mythe des Habsbourg, du mythe des opéras, des cafés… Qu’en était-il des musées viennois ?
J’ai souvent accompagné des dignitaires en visite dans le Kunsthistorisches Museum, un équivalent du Louvre, avec les grands Brueghel et la merveilleuse série des infantes de Velasquez. Je me souviens d’une visite avec Jacques Delors et sa femme, et d’une autre avec Édouard Balladur — qui avait duré onze minutes montre en main.
Vienne souffrait-elle d’une marchandisation de sa richesse culturelle, d’un côté « ville-musée » ?
Pas plus que dans les autres villes européennes. Ce phénomène touche, je pense, tout le continent. Et il faut s’en féliciter ! Je ne vais cracher ni sur le tourisme ni sur les musées !
Dernier mythe : vous valsiez à Vienne ?
Nous valsions en mode toupie, si fort que nous faisions tomber tout le monde sur notre passage !
Êtes-vous retournée dans la capitale autrichienne depuis les années 1990 ?
Pas depuis les années 2000, bien que Gilles Pécout m’y invite régulièrement depuis qu’il est en poste. Il y a récemment décoré Élisabeth Roudinesco. J’aurais bien aimé me rendre à Vienne pour cette occasion, mais je ne prends plus l’avion — moitié par choix, moitié en raison de mes 84 ans.