Après l’Acropole d’Andrea Marcolongo, la Los Angeles d’Alain Mabanckou, la Provence de Carlo Rovelli, les rives de Beyrouth dans l’œil des artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige et les marches de la Villa Malaparte par Pierre de Gasquet, ce nouvel épisode de notre série d’été «  Grand Tour  » nous conduit dans la Sicile des écrivains et des secrets d’enfance.

Vous êtes né en France, à Bordeaux, mais votre enfance fut pour une large part sicilienne. Comment se sont articulés ces deux versants de votre trajectoire personnelle ?

J’ai effectivement grandi déchiré entre un père sicilien et une mère bordelaise.1 Mes liens à la Sicile sont donc très particuliers, parfois douloureux, dans la mesure où j’y ai grandi dans une situation historique et géographique dont je sentais bien qu’elle ne m’appartenait pas totalement. Il y avait toujours ce déchirement entre deux situations : la réalité villageoise sicilienne du côté paternel et le mirage bordelais possible, une ville par excellence du côté maternel. Cette dichotomie est probablement le motif tacite et sournois qui m’a pour ainsi dire obligé à devenir traducteur, afin de ne jamais cesser ce dialogue entre deux pôles, paternel et maternel, qui ont souvent paru inconciliables. Durant toute mon enfance, nous retournions régulièrement en France par le train : c’était un long voyage de trente-six heures qui nous faisait traverser l’Italie tout entière jusqu’à Vintimille, puis une grande partie de la France, de Vintimille à Bordeaux. Lorsque le train quittait Syracuse, je me souviens qu’il y avait un moment, entre cette ville et Augusta, où l’on voyait une anse de mer d’une beauté magique, incroyable, presqu’un mirage. J’ai découvert plus tard que ce paysage que j’admirais enfant de manière si attachante et émue était celui qui a servi de cadre au Professeur et la sirène de Tomasi di Lampedusa, cette histoire pleine de feu et d’eau. Et plus tard j’ai retrouvé la même émotion que m’avait procuré ce paysage en lisant le texte. 

Lorsque le train quittait Syracuse, je me souviens qu’il y avait un moment, entre cette ville et Augusta, où l’on voyait une anse de mer d’une beauté magique, incroyable, presqu’un mirage.

Jean-paul manganaro

En réalité, enfant, je suis resté très peu dans des situations stables : dès l’âge de treize ans j’ai voyagé pour mes études dans des cadres et des institutions plus complexes que ceux que l’on me proposait là où j’étais. J’ai eu la chance de grandir entouré de situations historico-culturelles très singulières qui m’ont surpris et fasciné dès que je les ai connues, à l’âge de cinq, six ans, dès que je les ai vécues. Je parle d’une ville extraordinaire comme Noto où le baroque le plus accompli de Sicile vous accompagne d’un bout à l’autre de la ville révélant une organisation urbanistique que l’on ne retrouve pas dans d’autres exemples de baroque sicilien. Mais surtout Syracuse, avec tout ce qui est resté aujourd’hui encore de Grande-Grèce dans cette ville riche de près de trois mille ans d’histoire, et des monuments que l’on ne retrouve que là : le château d’Euryale, la forteresse bâtie par Denys l’Ancien, avec un modeste musée minuscule où était exposée l’armure d’un hoplite qui me parut petite, la cathédrale récupérée par l’art roman et ensuite par le baroque mais gardant la quasi totalité du temple consacré à Athéna, le théâtre et quelques autres merveilles. Sans parler des paysages que la Sicile offrait à mes sensations : les amandiers fleuris comme de neige en janvier, le mois de mai aux incroyables senteurs dans les chemins de campagne les nuits de pleine lune. Puis encore mon père qui cultivait le jasmin pour en faire des essences et les millions de fleurs qui, toutes ensemble, s’ouvraient au même moment, 19 heures 45, lançant dans l’air comme un frisson, un bruissement acoustique dont je me souviens encore…

Sans parler des paysages que la Sicile offrait à mes sensations : les amandiers fleuris comme de neige en janvier, le mois de mai aux incroyables senteurs dans les chemins de campagne les nuits de pleine lune.

jean-paul manganaro
Gauche  : Enzo Sellerio, Cefalù, 1958 © Galleria Valeria Bella Droite  : Enzo Sellerio, Randazzo, 1963 © Galleria Valeria Bella

À quoi ressemblait la Sicile de l’après-guerre dans laquelle vous avez grandi ?

À quoi cela ressemblait je n’en ai plus le souvenir, c’est très vague, ça m’a quitté. Je ne peux que relater ce qu’en disait ma mère qui rappelait que dans les années quarante les troupeaux de chèvres défilaient sur le Corso pour se déplacer d’un champ à l’autre, laissant leur traînée. Je me souviens vaguement d’un vélo avec lequel l’une de mes tantes me baladait pour aller chercher du lait chez les bergers. Que la Sicile fût pauvre, c’est une évidence, mais il n’y avait pas encore dans les années quarante les masses d’immigrés quittant maisons et territoire, cela aura lieu dans les années cinquante et au début des années soixante. C’était effectivement des années de grande pauvreté, qui allaient pourtant déboucher sur des années de grands changements avec la mise en place progressive du consumérisme. Dans ma famille, nous avons été parmi les premiers de la ville à posséder une télévision et un réfrigérateur, je me souviens que quand j’étais gamin, on m’envoyait acheter des blocs, des morceaux de glace, jusqu’en 1953-54. Mais il y avait encore tout un petit peuple qui dépendait d’une mentalité et d’un régime quasiment féodal. Les pauvres étaient vraiment pauvres, tels que les avait décrits Giovanni Verga à la fin du siècle précédent ou, plus tard, le cinéma néoréaliste : lorsque Visconti réalise en 1948 La terre tremble, son inspiration prend sa source dans les Malavoglia de Verga. Ce que l’on a appelé le « miracle italien » a modifié la texture et le développement de l’époque, et on retrouve toutes les nuances de ces transformations surtout dans quelques livres de Leonardo Sciascia : je pense aux Paroisses de Regalpetra, au Jour de la Chouette, ou à La mer couleur de vin.

Dans ma famille, nous avons été parmi les premiers de la ville à posséder une télévision et un réfrigérateur, je me souviens que quand j’étais gamin, on m’envoyait acheter des blocs, des morceaux de glace, jusqu’en 1953-54.

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La Sicile de votre enfance, c’était donc cette île pauvre et populeuse qu’un Enzo Sellerio a capté dans ses photographies quelques années plus tard ?

Il est vrai qu’on a beaucoup photographié la Sicile — comme on a beaucoup photographié Naples ou la Calabre, en montrant essentiellement les pleurs, les déchirements, les deuils, la mafia, car c’étaient des régions à fort développement mafieux, perçu presque comme un folklore. Ça a commencé à la fin des années cinquante, au début des années soixante, bien que les reportages d’Enzo Sellerio aient été composés plus tard. Une dizaine d’années plus tôt, une photographie de dénonciation commence à apparaître et à s’agiter tant dans les journaux que dans les expositions de photographes, à côté de photographies des habitations, des maisons, des gestes qui racontent la pauvreté. Ça a fini par produire de nombreux clichés : le mort ou les morts maladroitement recouverts d’un drap-linceul, quelques taches de sang, des curieux tout autour, en général pas de police. Certes, il y avait eu des moments clés devenus très fameux surtout dans les milieux politiques siciliens ou dans les milieux de documentation historique, comme l’épisode de Portella della Ginestra évoqué dans le film Il bandito Giuliano de Francesco Rosi. Le cliché de cette Sicile travaillée par la douleur a débordé l’espace et le temps, l’époque, il a été montré sans cesse, c’est là une des premières réflexions de Federico Fellini quand, au début des années cinquante, il commence à réfléchir sur les problèmes et les possibles du cinéma en Italie.

Le cliché de cette Sicile travaillée par la douleur a débordé l’espace et le temps, l’époque, il a été montré sans cesse. 

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Enzo Sellerio, Palermo. Bambini in costume da cowboy…, 1959 © Galleria Valeria Bella

Cette image tragique de la Sicile est-elle infondée ?

Il est indéniable qu’il y a une dimension tragique et un goût certain du tragique en Sicile, c’est sans doute un des rares endroits où l’on fête le jour des morts. C’est aussi lié à la fascination pour l’exubérance du baroque profondément ancré dans la mentalité et la culture siciliennes. Dans l’ensemble italien, l’esprit sicilien est vraiment à l’opposé de la spiritualité et de la sensualité de l’art toscan. Par sa truculence, l’incarnation de sa féodalité féroce, l’histoire sicilienne ressemble en fin de comptes beaucoup plus à l’histoire de la Russie des tsars qu’à celle de l’Italie.

Par sa truculence, l’incarnation de sa féodalité féroce, l’histoire sicilienne ressemble en fin de comptes beaucoup plus à l’histoire de la Russie des tsars qu’à celle de l’Italie.

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Vous souvenez-vous des circonstances dans lesquelles vous avez lu Le Guépard pour la première fois ?

C’était, un peu par hasard, lors d’un de ces longs voyages entre la Sicile et Bordeaux que j’évoquais tout à l’heure. Je devais avoir quatorze ou quinze ans et le livre venait de paraître. Je lisais debout dans le couloir du train. J’étais trop jeune et beaucoup de choses m’échappaient, mais je me souviens que j’avais apprécié le travail du romancier, impressionné par son phrasé particulier fait de très longues réflexions, comme de profonds soupirs. Il a pourtant fallu attendre de vieillir pour apprécier vraiment le livre et comprendre qu’avant d’être un récit fondé autour de quelque chose de commun à une société ou à un groupe social, c’est d’abord l’histoire d’un homme qui prend pleinement conscience de ce qu’il vieillit et qu’il va mourir. Il n’en est pas bouleversé, mais cela va le travailler durant la période relativement longue qu’il lui reste encore à vivre, comme s’il devait subir un examen non pas de sa conscience personnelle, mais de cette féodalité qu’il a représentée et dont il perd l’ensemble des avantages. D’ailleurs, Tomasi di Lampedusa n’en fait pas un vrai Sicilien, en lui attribuant des ascendances fortement métissées de germanité. 

C’est en cela que consiste la plus grande partie du tissu narratif du Guépard  : la confrontation ultime du prince avec ce qui a constitué sa vie. La prise de conscience qu’il n’est pas immortel, mais qu’il est dans une éternité qui n’appartient qu’à lui. Une preuve : il parle avec les astres, il ne parle pas aux humains, il s’amuse avec son neveu Tancredi, avec ses enfants, avec son chien Bendicò, il agace sa femme, il peut se mettre en colère, perdre son calme olympien, mais il demeure fondamentalement distant. La constitution d’un monde subalterne qui grouille est très marquée dans le roman, mais le prince n’a que des rapports presque paternalistes avec l’ensemble des gens qui l’entourent et il ne parle qu’avec l’organiste don Ciccio Tumeo : il semble distant vis-à-vis du peuple, sans doute parce qu’il n’y a pas encore un peuple, il a quelques affections pour les gens et les personnes qui l’entourent et qui deviendront ce peuple. Et ce devenir peuple se développe en même temps qu’il se rend compte que s’étiolent les puissances de sa classe sociale. En revanche, il est très proche des étoiles, Vénus, par exemple, qu’il aime beaucoup ; à chaque fin de chapitre, il y a ce rapport avec le ciel étoilé, avec les astres auxquels il confie peines, secrets et admiration amoureuse.

Dans le Guépard de Tomasi di Lampedusa, le prince prend conscience qu’il n’est pas immortel, mais qu’il est dans une éternité qui n’appartient qu’à lui. 

jean-paul manganaro
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l’auteur du Guépard.

Comment se situe Le Guépard par rapport aux autres grands classiques de la littérature sicilienne de Verga ou plus près de nous de Sciascia ?

La réception du Guépard eut un départ difficile et compliqué. On commença par lui refuser la publication – c’est un Sicilien, Elio Vittorini, qui ne voulut pas l’éditer chez Einaudi – et le manuscrit finit par aboutir chez Feltrinelli grâce à l’intervention de Giorgio Bassani qui avait déjà fait publier chez ce même éditeur le Docteur Jivago de Boris Pasternak. La publication eut donc lieu après le décès de Tomasi di Lampedusa. On le considéra d’abord comme un livre étrange, inclassable politiquement et historiquement et il fut refusé par l’ensemble de l’intelligentsia de gauche. L’étrangeté supposée du Guépard tient au fait qu’on lui reproche de ne pas parler du peuple – ce qui est loin d’être vrai – et de ne pas être écrit dans un style réaliste, mais de se complaire dans le nihilisme égotique d’un prince : il suffit de lire ce que Tomasi di Lampedusa écrit à propos de D. H. Laurence pour comprendre les lignes politico-sociales du Guépard. À une époque où Georges Lucaks occupait toute la place autour de la théorie du roman, on était incapable de saisir la puissance de cette écriture. Grand admirateur de Stendhal, Tomasi di Lampedusa donne le prénom de Fabrizio au prince et bâti une structure antihéroïque pour son « héros », entouré pourtant d’une série de personnages mineurs qui, eux, aspirent à une forme d’héroïsme. 
Le résultat, si l’on considère l’histoire littéraire italienne entre le XIXe et le XXe siècle, est d’avoir comblé un vide, car il a manqué à cette période le grand roman historico-romantique que ni Alessandro Manzoni (Les fiancés) ni Ippolito Nievo (Les confession d’un Italien) ne sont parvenus à écrire. Je ne sais pas si l’auteur a eu conscience de cette qualité intrinsèque de son œuvre, mais je pense qu’elle est souterrainement agissante dans la conscience « historique » des lecteurs, confrontés à une parole romanesque qui ne lésine pas à dire ses vérités. C’est le sens des conversations avec l’organiste Tumeo, ou du long dialogue avec le commis piémontais, Aimone Chevalley, qui cherche à convaincre le prince pour qu’il s’engage en qualité de sénateur dans les projets du nouvel État : don Fabrizio refuse en proposant pour cette charge le nom de don Calogero Sedara.

L’étrangeté supposée du Guépard tient au fait qu’on lui reproche de ne pas parler du peuple – ce qui est loin d’être vrai – et de ne pas être écrit dans un style réaliste, mais de se complaire dans le nihilisme égotique d’un prince.

jean-paul manganaro

Tout cela est très construit et ressemble plus à quelque chose qui aurait à voir avec l’art du roman stendhalien qu’avec la tradition vériste instaurée par l’œuvre de Verga et qui débouchera plus tard dans les représentations du néo-réalisme : j’ai déjà cité Visconti, mais on ne peut oublier la puissance de Roberto Rossellini et de son Stromboli. Tomasi di Lampedusa est loin de cette recherche, même si le chapitre du père Pirrone rendant visite aux siens – la cinquième partie du roman – est plus proche d’une tentative néo-réaliste que le restant de l’œuvre ; on retrouve la même situation artistique dans la nouvelle inachevée La joie et la loi et on peut dire que le résultat est assez décevant. La pureté de l’évocation historique très forte du Guépard empêche en quelque sorte une approche avec le présent immédiat et les contingences qui travaillent les différents personnages. Il y a certes la Sicile qui est l’élément de forte confrontation avec d’autres expériences littéraires siciliennes et je pense plus particulièrement à Luigi Pirandello – dont la structure spirituelle est sicilienne – et principalement à ses Nouvelles pour une année, où le sentiment et les pulsions de la sicilianité sont très forts et on les retrouve en profondeur dans l’ensemble du Guépard. Quelque chose d’aussi puissant constitue l’essentiel de l’œuvre romanesque de Leonardo Sciascia, mais il serait là aussi difficile d’attribuer quelques relations fortes avec l’œuvre de Lampedusa ; Sciascia est surtout un grand admirateur de Pirandello et on peut repérer entre l’un et l’autre des complicités involontaires dues sans doute à l’appartenance au territoire sicilien. Peut-être Vincenzo Consolo est artistiquement le plus proche de Lampedusa.

Leonardo Sciascia

Vous évoquiez tout à l’heure la dimension maritime qui imbibe pour ainsi dire tout Le professeur et la sirène. Dans Le Guépard en revanche, c’est une Sicile beaucoup plus tellurique que Lampedusa donne à voir. La mer y est lointaine et semble réduite à un pôle menaçant par lequel arrivent les garibaldiens et le changement.

Verga c’était les pêcheurs, Tomasi di Lampedusa c’est les chasseurs, l’eau et la terre. L’élément terrien, je dirais même poussiéreux, de la Sicile, est effectivement présent de manière obsédante dans Le Guépard. Il suffit de relire le récit de l’arrivée empoussiérée, en carrosse, à Donnafugata, au deuxième chapitre, pour s’en convaincre. Le prince évoque dans son dialogue avec don Ciccio Tumeo ou avec Chevalley cette Sicile brûlante, martyrisée par un soleil implacable qui empêche les gens de travailler, qui a forgé ce tempérament et ce caractère se complaisant dans l’ataraxie et le pessimisme, dans ce peuple et cette culture qui croient à l’immuabilité des destins. Lampedusa reprendra ce discours lorsqu’il parlera de l’aïeul mystique et de l’aïeul érotomane, comme si l’un et l’autre subissaient identiquement les menaces des chaleurs de l’île, tout un enfer, avec l’intime conviction que rien n’a changé dans les faits et les événements immuables depuis le temps où « un Platon rustique » a foulé cette terre ! Il peut aussi pleuvoir beaucoup, et vous avez raison : on ne voit l’eau dans le Guépard que dans les puits pour cacher les cadavres ou du haut des terrasses pour que les Anglais qui occupent Palerme puissent guetter les bateaux ennemis. 

Le statut de l’eau devient tout à fait différent au moment où le prince meurt en face de la mer, dans un hôtel qui s’appelle « Trinacria », un des noms de la Sicile, englouti par ce qui est appelé le « fracas » de l’eau. Cette scène rappelle la mort du professeur supposé se jeter dans la mer depuis un bateau pour rejoindre la sirène. Dans les deux cas, l’eau est évoquée comme l’élément qui déchaîne les cataractes et engloutit le prince et le professeur. Le prince ne fait pas le saut fatal, mais l’image de déluge aquatique qui avale est en accord avec l’eau du délire amoureux final et en contraste avec l’eau placide, calme, lacustre presque, qui dessine le cadre de la tension érotique et passionnelle entre le professeur et cette déesse animale qu’est la sirène.

Le prince de Salina donne de la Sicile l’image d’une terre immobile et immuable, sur laquelle l’histoire glisse sans guère provoquer de changement. L’arrivée des Piémontais y est présentée comme une écume superficielle et passagère plus que comme une vague susceptible de tout emporter sur son passage. La Sicile ne s’est-elle jamais vraiment italianisée ?

Aujourd’hui encore, du point de vue historique, l’italianité de la Sicile est un événement trop récent, cent soixante-deux ans à peine ! Contrairement aux garibaldiens dont la victoire n’a pourtant profité à personne, les Piémontais n’ont pas représenté la vague qui emportait tout, ils ont profondément déçu la bourgeoisie locale, napolitaine et palermitaine, qui souhaitait recouvrer un pouvoir politique plus affranchi et indépendant. Il est nécessaire de rappeler que, avant l’arrivée de Garibaldi, la Sicile avait été le théâtre de très fortes révoltes populaires en 1848. L’annexion du Royaume des Deux-Siciles au Royaume de Sardaigne d’abord puis au Royaume d’Italie ensuite finit par être perçue et vécue comme l’énième invasion étrangère des territoires siciliens : cela dure depuis trois mille ans et les modalités sont celles de véritables colonisations – mises à part peut-être les dominations arabe et normande qui ont su développer des situations historiques plus proches des regroupements ethniques et sociaux. 

Aujourd’hui encore, du point de vue historique, l’italianité de la Sicile est un événement trop récent, cent soixante-deux ans à peine !

jean-paul manganaro

Consciemment ou inconsciemment les Italiens sont donc perçus comme les derniers colonisateurs dont il faudrait se méfier et défendre. L’entreprise garibaldienne a certainement été fascinante et admirable dans son élément événementiel : le prince a la sensibilité et l’intuition d’adhérer spirituellement à cette entreprise de libération, et cela contrairement aux craintes exprimées par toute sa classe sociale. Mais il n’aborde pas vraiment la problématique historique de la féodalité qui empêche l’île de faire ses révolutions, et la sienne finit par n’être qu’une position d’artiste : le récit du Guépard contient et relate aussi la nostalgie vive pour un monde qui disparaît. Or, ce « disparaître » est l’âme palpitante du roman. 

Enzo Sellerio, Palermo. Via Giovanni Verga dalla cupola del Carmine, 1952 © Galleria Valeria Bella

À côté de cela, il est vrai que le Sicilien a une propension, un penchant pour l’ataraxie : elle fait partie de sa condition culturelle présocratique. Lorsque Gorgias de Leontinoi formule ses théories sur l’être et le non-être, on sent déjà la puissance de ce nihilisme à l’œuvre. La Sicile entretient donc avec l’Italie un rapport difficile, et c’est très ancien. Par ailleurs, depuis longtemps déjà la mafia a réussi à coloniser un bon nombre de situations économiques et politiques en Italie, en corrompant l’ensemble des instances historiques qui n’ont pas offert de grandes résistances. Et l’un des exemples sans doute fondateurs de cette duplicité compliquée est offert par le personnage et la « mentalité » de don Calogero Sedara dans le Guépard.

À côté de cela, il est vrai que le Sicilien a une propension, un penchant pour l’ataraxie : elle fait partie de sa condition culturelle présocratique.

jean-paul manganaro

La religion offre un bon exemple de cette immuabilité sicilienne ?

Il y avait toujours dans les familles de la noblesse un prêtre qui assurait l’éducation religieuse des enfants et d’autres fonctions presque paternelles. Le père Pirrone joue ce rôle dans Le Guépard, même s’il lui arrive d’accompagner le prince dans ses escapades. Encore une fois, c’est un aspect très particulier de la Sicile et des Siciliens, il ne s’agit pas de « religion » au sens strict du mot mais de l’expression d’une religiosité païenne et idolâtre nourrie par une multiplicité de saints qui patronnent les villes, grandes et petites, et une très vaste statuaire d’église, parfois complexe, dont s’ennoblissent les autels ainsi que la représentation et l’art religieux. Par la nature de leurs figurations on peut dire que les saints sont infiniment plus importants que Dieu, lequel se révèle être une entité abstraite qui échappe au champ visuel et mental des Siciliens ; ils peuvent tout au plus concevoir Jésus qu’ils honorent beaucoup à Pâques, après la crucifixion et la résurrection, mais Dieu est vraiment une abstraction difficile à fréquenter. Les saints sont plus humains, plus accessibles, aussi il y a beaucoup de fêtes religieuses qui sont encore très suivies. Sciascia a consacré une très belle étude à ce thème qui est loin d’être « mineur » en Sicile. Le Guépard n’échappe pas à la règle et inaugure son récit par la fonction du rosaire parallèlement à la description des divinités de l’Olympe dans une séquence très humoristique.

Pour immuable qu’elle soit, la Sicile n’est pas unique et homogène, comme en témoignent dans Le Guépard les deux pôles que sont Palerme et Donnafugata.

La Sicile est fondamentalement plurielle, mais secrète. Elle est le réceptacle de tant d’influences : phéniciennes, grecques, carthaginoises, romaines, arabes, normandes, françaises, espagnoles, italiennes. Il y a surtout une déchirure historique et même préhistorique fondamentale en Sicile, que l’on retrouve bien exprimée dans les Vicerè de Federico de Roberto. Les peuplades qui habitaient originellement l’île étaient fondamentalement deux : les Sicanes du côté de Palerme et les Sicules du côté de Catane et Syracuse. Il n’y a jamais eu d’ententes entre eux, mais des luttes de possession. Les Sicanes à la suite des Phéniciens finirent par être les alliés de Carthage et les Sicules de Rome. Cette dualité, sous d’autres formes, existe encore aujourd’hui : la partie palermitaine de l’île, d’ascendance sicane, a inventé et nourri la mafia tandis que l’autre était, jusqu’à il y a environ trente ans, beaucoup plus sage et tranquille. Les poètes de la partie sicane ne ressemblent pas à ceux de la partie sicule. Théocrite était sicule, Lampedusa du côté sicane, palermitain, mais il était prince, donc au-dessus de ça. 

La Sicile est fondamentalement plurielle, mais secrète.

jean-paul manganaro

Vous parlez de Donnafugata et de Palerme : je pense que ce sont les extrêmes d’un même univers, quelque chose finit par les unir, secrètement, ce sont les personnes du prince et de l’auteur qui parviennent à rassembler ces formes disparates : Palerme est l’excès de la ville qui aspire à être « monde », une forme de réalité en quelque sorte, Donnafugata est la recherche d’une tranquillité qui devient peu à peu impossible ou difficile, comme une rêverie : seule les étoiles immuables peuvent en rendre possible la contemplation. Au milieu de ces deux tensions, en équilibre, le prince.

Le livre de Lampedusa est aujourd’hui indissociablement lié dans notre imaginaire à l’adaptation cinématographique qu’en a donné Luchino Visconti.

Je suis fellinien et pas viscontien, mais il faut reconnaître que ce film a beaucoup contribué à la renommée du roman. Il me semble pourtant qu’il ne raconte pas la même histoire que le livre. L’histoire écrite par Lampedusa est celle de ce sexagénaire particulier qui prend conscience de sa mortalité et qui réfléchit, le temps du roman, à sa condition humaine. Cette réflexion le conduit à analyser les événements personnels parallèlement à ceux de sa classe sociale et des individus qui l’ont accompagné tout au long de sa vie : il y aurait comme un geste pour ainsi dire démocratique de la part d’un prince de la fin du XIXe siècle. Il pense non seulement à sa propre fin, mais aussi à la fin du monde dans lequel il a vécu, c’est la fin d’une époque. Dans le film, l’axe est totalement déplacé : ce n’est plus le prince mais le couple de jeunes qui est important et qui s’impose. La grandeur et la perfection de Burt Lancaster sauvent la mise, et le film n’appartient pas au prince mais à ce couple en train de se constituer comme déjà bourgeois et pour lequel ne comptent que renommée et richesse.

Enzo Sellerio, Sperlinga , 1967 © Galleria Valeria Bella

Quels livres autres que Le Guépard conseilleriez-vous de lire pour appréhender la Sicile ?

Il faudrait lire les Paroisses de Regalpetra de Leonardo Sciascia : c’est une description méticuleuse du tissu social et des ambiguïtés siciliennes à partir de la fin des années 1940 ; ainsi que Le jour de la chouette, où il invente une nouvelle tension du policier dont le modèle serait Dostoïevski, et en général tout son œuvre romanesque. Et lire aussi les magnifiques Nouvelles pour une année de Pirandello qui savent transmettre la pluralité des motifs constituant l’âme profonde de la Sicile, ses voluptés, ses magies et ses cruautés, très différentes de ses œuvres théâtrales. Et bien entendu Verga avec les Malavoglia et Mastro don Gesualdo. Et enfin se laisser emporter par l’élan poétique très fort de Vincenzo Consolo dans quelques-unes de ses œuvres : Le sourire du marin inconnu, Les pierres de Pantalica, et surtout Lunaria et Rétable.

Pour terminer, pourriez-vous évoquer pour nous un lieu sicilien qui vous est particulièrement cher ?

Ce n’est pas un lieu mais un style, une modalité : le baroque. Plusieurs lieux palermitains en sont imprégnés, et la splendeur fastueuse de la cathédrale normande de Monreale, bien que n’étant pas précisément baroque, y participe. Mais c’est surtout à Noto qu’on peut le saisir le mieux où son unité frise la perfection des détails et des ensembles. Et enfin, j’aime beaucoup la cathédrale de Syracuse, sa façade baroque insérée ou inscrite littéralement dans un ancien temple dorique. C’est un condensé très beau et émouvant de l’histoire sicilienne. Dans la majesté scandaleuse d’un soleil féroce et dévorateur, cette église offre une paix faite d’ombres et de fraîcheur qui se mue en tranquillité immédiatement heureuse.

Sources
  1. Jean-Paul Manganaro est professeur émérite de littérature italienne contemporaine à l’Université de Lille III. Essayiste, il a publié aux Éditions Dramaturgie le volume collectif Carmelo Bene (1977) et Douze mois à Naples, Rêves d’un masque (1983). Pour les Éditions du Seuil, il a publié Le Baroque et l’Ingénieur. Il a notamment traduit le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, parue chez Seuil en 2007.
Crédits
Photographies d'Enzo Sellerio : https://www.valeriabella.com