Le développement de l’intelligence artificielle est souvent vu par le prisme des nouvelles applications et des développements logiciels, tel que ChatGPT. Mais celles-ci ne sont pas indépendantes du hardware. Quel est aujourd’hui l’impact du développement des applications de l’IA sur l’industrie des semi-conducteurs ?
Fabrizio del Maffeo
Cette révolution constitue une formidable opportunité pour les nouvelles startups comme pour les acteurs déjà établis qui n’ont pas su s’imposer sur le marché des processeurs. L’IA est omniprésente. Elle est employée sur mon ordinateur pendant que j’écris cette réponse, elle vérifie mes fautes de frappe, elle fonctionne dans mon téléphone, elle fonctionne dans ma voiture pour la sécurité et la navigation, elle fonctionne dans ma maison dans mon système de surveillance, elle est derrière n’importe quel moteur de recherche sur Internet. Les applications d’IA générative et les réseaux neuronaux tels que DALL-E et ChatGPT sont en train de changer complètement le marché des services. Toutes ces nouvelles applications d’IA ont besoin d’une architecture informatique spécifique pour fonctionner rapidement et efficacement.
L’IA bouleverse donc l’industrie des semi-conducteurs en donnant la chance à de nouveaux acteurs, à de nouvelles entreprises de semi-conducteurs sans usine (fabless), d’émerger.
L’architecture fondamentale de l’ordinateur actuel — les processeurs (CPU) — ne répond pas aux exigences des charges de travail de l’intelligence artificielle. Le domaine le plus prometteur de l’IA est l’apprentissage profond. Dans l’apprentissage profond, nous essayons d’imiter la façon dont notre cerveau fonctionne en créant des réseaux neuronaux artificiels. D’un point de vue mathématique, 60 à 80 % des calculs nécessaires à l’apprentissage profond sont des multiplications de matrices et de vecteurs, ce qui représentent des milliards de multiplications. Or les ordinateurs actuels ne sont pas optimisés pour effectuer ces calculs. L’IA nécessite de nouvelles architectures informatiques conçues autour de ce besoin, optimisées pour exécuter ces nouveaux algorithmes. Les unités de traitement graphique (GPU), autrefois conçues pour les jeux et le traitement graphique avancé, s’acquittent très bien de ces tâches et c’est la raison pour laquelle des entreprises telles que Nvidia ont pris le leadership du secteur des semi-conducteurs, devant les entreprises de CPU traditionnelles telles qu’Intel.
Dans ce marché des semi-conducteurs pour l’IA, que cherche à réaliser votre entreprise, Axelera AI ?
Chez Axelera AI, nous cherchons à révolutionner le domaine de l’intelligence artificielle en développant une plateforme matérielle et logicielle de pointe permettant d’accélérer les applications d’IA sur les terminaux (caméras, etc.). Il ne s’agit pas de faciliter la phase d’apprentissage, mais d’améliorer l’efficacité des applications une fois celles-ci déployées. Notre plateforme, construite à partir d’une technologie propriétaire de calcul en mémoire et d’une architecture RISC-V 1 offre des performances et des fonctionnalités inégalées pour une fraction du coût et de la consommation d’énergie des solutions actuelles. Nous ciblons initialement les applications de vision par ordinateur pour l’étendre à l’avenir au traitement du langage naturel et à l’IA générative. Nous avons déjà achevé la conception de deux puces et avons récemment lancé notre plateforme cloud Metis AI, qui comprend des cartes d’accélération de l’IA, des systèmes de vision de l’IA et une pile logicielle conviviale. Avec plus de 100 entreprises demandant notre produit, nous sommes convaincus que nous sommes sur le point de changer la donne.
Pensez-vous que la transformation du marché des semi-conducteurs provoquée par le développement de l’intelligence artificielle offre des opportunités pour l’Europe ?
Je pense que les grandes entreprises européennes des semi-conducteurs sous-estiment l’impact de l’IA, ce qui fait peser des risques importants sur l’ensemble de la scène industrielle européenne. Nous devons ainsi prendre conscience que les voitures, dont la production a longtemps requis une expertise mécanique et du moteur à combustion, sont en train de devenir de grandes batteries sur roues avec un ordinateur et 2 à 4 moteurs électriques assez simples. Il s’agit d’une grave perturbation si l’on se rappelle que l’Europe n’est forte ni dans le domaine de l’informatique ni dans celui de la technologie des batteries — bien que de gros investissements soient en cours et que nous observions des progrès importants dans le secteur. Les constructeurs automobiles et de nombreuses autres entreprises industrielles dans le domaine de l’automatisation et de la robotique investissent donc de plus en plus dans l’IA, mais malheureusement avec un fort accent sur les États-Unis, car les entreprises européennes de semi-conducteurs n’offrent pas d’alternative. De nombreux constructeurs automobiles ont aujourd’hui des partenariats avec Nvidia, Intel, Mobileye, pour ne citer que quelques entreprises. Heureusement, plus récemment, de nouvelles entreprises européennes tentent d’innover et de bouleverser le marché des semi-conducteurs. Si les investisseurs, les institutions et les entreprises européennes les soutiennent dans leurs premiers pas, je suis convaincu que l’Europe jouera un rôle important dans les semi-conducteurs et l’IA.
Du point de vue de la recherche, l’Europe est très bien positionnée mais nous pourrions bénéficier d’un peu plus d’esprit d’entreprise, d’une attitude plus favorable à la prise de risque et d’un surplus d’investissement. Si l’Europe comprend l’importance de l’IA, son impact sur tous les secteurs et décide d’allouer davantage de ressources, l’industrie européenne pourrait prospérer. Nous devons garder à l’esprit que l’Europe est encore à la tête de nombreux secteurs qui seront perturbés à l’avenir par l’IA, comme l’automobile, l’automatisation, la défense, le médical, la chimie, etc. Nous devons avoir un sentiment d’urgence et également diffuser des connaissances dans toutes les industries sur l’impact de l’IA.
Les ressources sont-elles présentes en Europe pour permettre le développement de start-up dans l’intelligence artificielle et les semi-conducteurs ?
En matière de ressources humaines, l’Europe est bien dotée. Le Continent compte de bonnes universités, les deux meilleures, pour la conception informatique, étant probablement l’ETH Zurich et Cambridge. Elles ne sont pas dans l’Union européenne – mais au moins elles sont en Europe. L’Europe est donc le deuxième territoire après la Chine en termes d’articles de recherche sur l’IA. Mais beaucoup des meilleurs experts européens finissent par travailler pour des entreprises chinoises ou américaines qui offrent de meilleures conditions salariales et des emplois plus stimulants. Les grands chercheurs, les grands ingénieurs veulent souvent travailler sur des technologies de pointe et très peu d’entreprises en Europe peuvent aujourd’hui offrir cette opportunité. Heureusement, Axelera AI peut offrir la chance de travailler sur des technologies de pointe qui changent la donne, applicables à l’intelligence artificielle et plus encore. Mais il est toujours difficile de convaincre un grand talent de quitter une grande et solide entreprise américaine pour une société créée il y a 18 mois.
Si l’on se tourne maintenant vers la question des financements, le problème de l’Europe est qu’il ne s’agit pas d’un seul pays mais de plus de 20 pays avec des cultures, des langues, des systèmes et une fiscalité différents. Il y a trop de fragmentation et cela se reflète également sur le marché des capitaux où il y a une absence presque totale de grands investisseurs qui peuvent soutenir de grands investissements alors qu’il y a des milliers de micro-investisseurs et d’investisseurs providentiels qui peuvent aider à lancer l’entreprise. Or les semi-conducteurs est un secteur à très forte intensité capitalistique, même pour les entreprises sans usine. Le développement et la mise en production d’un système sur puce en technologie 12 nm peuvent coûter entre 30 et 100 millions d’euros, en fonction des spécifications. Le coût du développement d’un système sur puce à 3 nm peut être de l’ordre de quelques centaines de millions. L’Union européenne devrait obliger les fonds de pension et les banques à allouer – disons 0,5 % – au capital-risque. Cela repositionnerait complètement l’Europe et contribuerait à créer un écosystème solide, non seulement dans le domaine des semi-conducteurs, mais aussi dans l’ensemble du secteur des innovations de rupture et de l’innovation.
Si l’on se tourne maintenant vers l’industrie des semi-conducteurs au sens large, comment décririez-vous la situation européenne ?
Au cours des deux dernières décennies, l’Europe a perdu sa position de force dans l’industrie mondiale des semi-conducteurs, tant pour la conception que pour la fabrication. Cela est particulièrement vrai pour les dernières générations de puces qui requièrent la plus grande finesse de gravure. Aujourd’hui, il y a très peu d’entreprises qui conçoivent sur des nodes technologiques de pointe tels que 3-5 nm. Les entreprises européennes externalisent très majoritairement la conception de puces sur ces nodes, notamment en Inde. Ces activités dépendent elles-mêmes des outils de conception assistée par ordinateur, dont tous les fournisseurs sont américains. La production est concentrée à Taiwan, en Corée du Sud et aux Etats-Unis qui sont les seuls pays à disposer de capacités de production sur les nodes de fabrication de pointe.
Ironiquement, toutes ces entreprises de fabrication utilisent des technologies créées par des centres de recherche et des entreprises européennes comme IMEC et ASML. Preuve que l’Europe dispose encore de compétences de pointe.
Qu’est-ce qui explique selon vous cette situation dégradée ?
Je pense que l’Europe a commencé à perdre sa position sur le marché des semi-conducteurs lorsqu’elle a commencé à perdre le marché de l’électronique grand public. Il existe une corrélation claire entre les deux tendances : lorsque l’Europe a décidé de se concentrer davantage sur les secteurs B2B — ou mieux, lorsque l’Europe a réalisé qu’il était difficile de rivaliser sur le marché grand public avec les nouvelles économies émergentes asiatiques qui avaient l’avantage d’une main-d’œuvre à faible coût — elle a diminué les investissements dans les semi-conducteurs, tant au niveau de la conception que de la production. Nous pouvons constater aujourd’hui que les pays du monde qui occupent une position forte dans le domaine de l’électronique grand public disposent également d’une chaîne d’approvisionnement manufacturière solide.
Pour retrouver la voie de la croissance, l’Europe doit s’appuyer sur ses compétences et sur son écosystème industriel. L’Europe domine l’industrie automobile et l’automatisation, et elle occupe des positions de premier plan dans les domaines de la défense, de la robotique, de la médecine, de la chimie, de la biotechnologie et de l’énergie, autant de secteurs qui pourraient être perturbés par l’arrivée de nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle. J’y vois une opportunité pour l’Europe de retrouver une position forte dans les semi-conducteurs, car l’intelligence artificielle a besoin de nouveaux paradigmes informatiques tels que l’informatique neuromorphique, la photonique, la quantique, et l’Europe a une position très forte dans ces domaines de recherche. En outre, la conception et la fabrication de nouvelles solutions de pointe en matière de semi-conducteurs requièrent désormais des employés hautement qualifiés et l’écart de coût de la main-d’œuvre entre l’Europe et l’Asie s’est considérablement réduit — avec une incitation locale, l’Europe peut être encore plus pratique — et par rapport aux États-Unis, l’Europe a un avantage important en matière de coût de la main-d’œuvre.
Pensez-vous que le Chips Act européen aura un impact positif sur l’industrie européenne des semi-conducteurs ?
La loi sur les puces européennes est un bon pas vers une nouvelle souveraineté européenne dans le domaine des semi-conducteurs. Les semi-conducteurs – avec les données – sont le nouveau pétrole et l’Europe doit y jouer un rôle important pour le bien-être futur de ses citoyens. Je continue de penser que la loi sur les puces est un peu trop axée sur le soutien à la fabrication locale de semi-conducteurs et ne soutient pas assez la R&D et la conception de nouvelles technologies. Le paradoxe est que, même si nous aurons dans 4 ans un FAB 3nm en Europe, nous n’aurons pas d’entreprises concevant des produits sur ce node. Il est extrêmement important d’aligner la R&D sur la production, ainsi que la demande du marché sur l’offre : si nous devons construire une usine et que nous voulons qu’elle fonctionne à pleine capacité, nous devons probablement la construire sur des technologies matures telles que le 22nm/16nm/12nm, qui est utilisé et sera utilisé dans les années à venir par les plus grandes entreprises européennes de semi-conducteurs.
Enfin, sur une facture d’environ 43 milliards d’euros, seuls quelques centaines de millions sont alloués aux PME sans usine dans le domaine des semi-conducteurs : nous devons allouer beaucoup plus, au moins quelques milliards, pour aider les entreprises prometteuses à se développer, car le marché européen de l’investissement (capital-risque et capital-investissement) est particulièrement faible dans ce segment de marché.